Plaidoyer pour l’altermonde

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un-autre-monde-est-possibleA mesure de notre impuissance face à la crise, on voudrait nous persuader, contre toute évidence, que les hommes auraient toujours choisi la société dans laquelle ils voudraient vivre et que ce ne serait qu'une question de volonté. On ne voit pas sur quels exemples historiques pourraient s'appuyer de telles prétentions, la révolution de 1789 n'ayant pas été préméditée, échappant en permanence à ses acteurs, et celle de 1917 ayant produit le contraire de ce qui était voulu ! Ce sont des forces historiques qui sont à l'oeuvre et nous dépassent, ce sont elles qu'il faut tenter de comprendre avec les opportunités qu'elles peuvent ouvrir et qui dépendent assez peu de nos préférences subjectives. Il n'y a aucune raison de surestimer nos moyens ni de croire qu'on pourrait construire une quelconque utopie (en plus celle de notre choix !) dans une rage normalisatrice. Au contraire, la situation semble plutôt désespérée sur tous les fronts, accumulant défaites sur défaites. Sur le plan social, le sud de l'Europe dévasté nous entraîne sur la même pente alors que la lutte contre le réchauffement climatique semble perdue, du non renouvellement du protocole de Kyoto à l'exploitation de toutes les sources d'hydrocarbure (gaz de schiste, méthanes marins, pétroles non conventionnels, charbon). On ne sait comment on va faire face, non pas tant au pic de population qui n'est plus tellement éloigné qu'à un nouveau doublement de la classe moyenne mondiale qui est déjà passée de 1 à 2 milliards depuis l'an 2000 et devrait plus que doubler encore dans les années qui viennent. Le refus de prendre en compte ces évolutions géopolitiques tout comme le bouleversement total que le numérique apporte dans nos vies depuis une dizaine d'années ne peut que renforcer notre impuissance collective et notre soumission aux événements qui décident de nous plus que nous n'en décidons dans l'urgence, le nez dans le guidon.

Qu'on ne puisse pas tout n'implique pas qu'on ne puisse rien faire mais notre champ d'action est plus modeste et plus local que ne le voudrait ce roseau pensant. Penser le monde nous met en position d'auteur d'une histoire dont nous ne sommes que l'un des innombrables acteurs aux pensées contradictoires. Il ne suffit donc pas d'agir par la pensée, voire la propagande, dans la trop commune illusion de l'unanimité, il faut une pensée stratégique qui compose avec les autres et les forces matérielles, pensée qui se transforme au contact des autres et des faits. C'est bien la question de notre liberté et du rôle qu'on peut jouer dans des processus qui nous dépassent complètement comme la crise de la dette, le climat ou le développement des pays les plus peuplés. Pour peser sur les événements, on a moins besoin de pouvoir de conviction que d'en bien comprendre les contraintes et les forces en jeu mais c'est seulement en essayant de transformer le monde qu'on peut le comprendre vraiment et en éprouver la dureté, sa résistance à nos trop bonnes intentions, de sorte qu'il ne nous laisse pas tellement le choix. Malgré tous les volontarismes de tribune, il n'y a en effet la plupart du temps guère qu'une seule bonne politique possible dans un contexte donné (économique, politique, social, international), la difficulté étant de savoir laquelle avant d'en payer les frais ! On ne peut faire n'importe quoi et il ne suffit pas de trouver une solution élégante à un problème (la spéculation, les banques, la monnaie, etc.) pour que cette solution soit viable par rapport à d'autres questions (juridiques, multinationales, technologiques, systémiques, etc.). Pour autant que ce ne soit pas une fausse solution d'ingénieur, il faut encore trouver les moyens politiques et sociaux de la rendre effective. Tout cela limite fortement notre liberté par rapport à nos rêves de toute-puissance mais ne la rend pas moins décisive au moins dans le court terme. Il y a incontestablement besoin de notre action pour régulièrement renverser les anciennes institutions, mais pour en faire de nouvelles, meilleures, plus conformes aux nouvelles conditions de production et aux limites écologiques, sans trop d'égard pour nos idéaux. C'est assez clair pour l'écologie qui dicte nos conduites à partir de mesures matérielles (de l'épuisement des ressources ou du réchauffement). Toute u-topie est contradictoire avec une écologie attentive à son milieu et qui ne peut être que pragmatique. Ramenée aux réalités pratiques, la liberté quitte le ciel des idées pour s'attacher aux différents niveaux où elle peut intervenir concrètement, y compris dans la pensée, l'information, la théorie mais selon des modes très différenciés dans chaque cas. Il ne peut plus être question de changer "Le" Monde en son entier, mais d'en changer plusieurs, à différentes échelles, voire de construire petit à petit un altermonde comme on le verra.

Il semble bien y avoir contradiction pourtant entre une liberté d'action essentiellement locale et des questions de plus en plus globales, ce n'est donc pas seulement par son penchant naturel que la pensée s'élève à un point de vue global mais bien par nécessité de problèmes qui sont devenus planétaires. Ce n'est pas pour autant qu'il n'y aurait qu'un seul monde, totalité compacte dirigée par les grands, ou quelque complot, et sur laquelle on n'aurait aucune prise. Il est très important de reconnaître la pluralité des mondes. Bien sûr nous vivons tous sur la même planète et dans un monde globalisé par les transports comme par les réseaux numériques, avec des ébauches d'une gouvernance mondiale dont il n'y a plus d'extérieur. La question du climat (comme de toute éventuelle géoingénierie) semble incarner matériellement le fait que nous appartenons à un seul et même monde qui nous fait tous solidaires. Sauf que les climats diffèrent selon les régions du monde qui ne sont pas affectées pareillement et dont les intérêts divergent. Pour la solidarité de destin, on ne sait que trop qu'il y a plusieurs mondes sociaux qui ne se mélangent pas, entre petit peuple et grand monde. La fiction d'une égalité républicaine est une nécessité juridique et vouloir la réaliser un objectif essentiel mais qu'on ne peut considérer comme atteint. Contre une vision trop totalitaire et simplificatrice, la première chose qu'il faut prendre en considération, c'est donc la pluralité des mondes et leurs divisions internes malgré l'existence de totalités effectives. S'il y a bien un système de production globalisé, cela ne signifie ni qu'il n'y ait qu'un seul système, ni qu'il n'y ait pas d'autres formes de globalisation (technique, médiatique, scientifique, juridique, migrations, épidémies, etc.). Il faut d'ailleurs ajouter qu'on n'est pas tous contemporains. Nous ne vivons pas tous dans le même temps (le présent lui-même dans son immédiateté où se rassembleraient toutes choses). Il y a un temps propre à chaque monde ou processus, bien qu'on soit bombardé des mêmes informations en "temps réel". On ne peut être présent à tous ces mondes à la fois. Contre toutes les mystiques de l'unité, il faut affirmer qu'il n'y a pas l'Un tout seul (pas d'ensemble de tous les ensembles), il n'y a pas l'Un sans l'Autre.

Ces considérations théoriques sont nécessaires pour exclure les approches trop idéologiques ou totalisantes et adopter des stratégies différenciées en fonction des questions : crise économique, productivisme capitaliste, empreinte écologique, conversion énergétique, adaptation au numérique, même si le but est de faire converger ces différentes stratégies dans un projet global et la construction d'un altermonde. Il n'y a aucun miracle à attendre d'une impossible révolution mondiale ou métamorphose inouïe de l'humanité, pas plus que d'un retour à la terre des populations urbanisées ou un arrêt soudain de l'évolution technique. Les problèmes devront être traités un à un. Il faut simplement essayer de donner cohérence à une stratégie d'ensemble pour aller le plus loin possible dans une radicalité qui ne soit pas purement verbale mais tire le plus grand parti possible des potentialités du temps.

Ne pas compter sur une révolution mondiale rayant soudain le capitalisme de la surface de la Terre signifie qu'il faudra faire avec un certain temps. Tout ce qu'on peut espérer, c'est limiter son emprise, construire des alternatives, organiser la sortie de la société salariale mais, en attendant, il faut arriver à mieux réguler le capitalisme et régler l'instabilité financière. L'écologie-politique ne peut se désintéresser de ce qui constitue pour longtemps encore ce qu'on peut appeler le premier monde, celui de l'économie marchande globalisée. Dans ce domaine, on voit bien qu'on n'a guère le choix malgré tous ceux qui prétendent le contraire. C'est la crise qui dicte sa loi comme d'un pays conquis - les Grecs en savent quelque chose - et s'il faut changer la façon dont cette crise est gérée, c'est qu'elle nous mène dans le mur. Il faut construire pour cela les rapports de force nécessaires mais c'est une voie réformiste faite de compromis qui ne change pas le système. Il n'y a pas lieu de prendre argument de nos échecs passés pour promettre la Lune à l'avenir. Ce n'est pas ce qui changera toute la logique et l'infrastructure du système de production en place.

Un autre monde est possible dont il y a déjà quelques signes, un autre système de production relocalisé qui pourrait grignoter petit à petit le productivisme industriel et salarial. Il faut juste ne pas confondre le premier monde et l'altermonde mais agir sur les deux plans pour préserver notre avenir commun. Il serait irresponsable de délaisser le terrain de la finance et du capitalisme alors qu'on a absolument besoin d'en dompter la sauvagerie et qu'on a intérêt à ce qu'il se transforme en capitalisme vert. Prendre le capitalisme vert pour ennemi est de la fausse radicalité même s'il est vrai qu'on ne saurait s'en satisfaire et qu'on doit organiser la sortie du capitalisme salarial mais ce n'est pas l'un ou l'autre. Ce sont des approches complémentaires qui ne devraient pas diviser les écologistes.

De la même façon, il est très important de soutenir les ONG qui essaient de peser sur les traités internationaux pour obtenir des réglementations écologiques, sensibiliser aux risques vitaux, tout aussi important que de soutenir la recherche sur le climat dont notre action est tributaire, mais cela n'empêche pas que l'écologie-politique ne saurait se résumer à ces instances technocratiques. Il faut simplement tenir les deux bouts, penser global et action locale, la radicalité se situant surtout au niveau local sans devoir s'opposer au réformisme global. L'altermonde est basé sur le local mais il n'est pas isolé du reste du monde, il côtoie la globalisation marchande et en reste dépendant pour longtemps encore, notamment pour la reconversion énergétique. Il y a des circuits à assurer, l'alimentation en ressource de 7 milliards d'être humains ! L'extrémisme là aussi est irresponsable. Il n'est même pas souhaitable de tout relocaliser, ni que chaque village ait son haut-fourneau, ni de faire pousser des plantes qui ont besoin de beaucoup d'eau dans les pays arides (lorsque la Jordanie importe du blé, on peut dire qu'elle importe de l'eau). Il est plutôt recommandé de se spécialiser dans les cultures adaptées aux atouts du climat local. De toutes façons, la relocalisation prend du temps, plus qu'il ne faudrait sans aucun doute au regard de l'urgence...

Même si on ne peut se débarrasser immédiatement du capitalisme et qu'il serait complètement illusoire de s'imaginer que tout le monde adopte un mode de vie écolo, c'est bien dans ce sens qu'il faut aller : sortir du productivisme et de la société de consommation pour réduire notre empreinte écologique. Il ne s'agit pas de vouloir changer les gens, comme si on était leur modèle, mais seulement de faciliter la sortie du circuit marchand en valorisant leurs savoir-faire et développant leurs compétences. Il s'agit de détourner la consommation vers la production, de changer le travail pour changer la vie, c'est-à-dire de donner le choix d'un autre travail et d'un autre mode de vie, constituant un progrès de nos libertés. Or, il y a convergence ici entre le numérique, l'écologie et le développement humain puisqu'avec le numérique il y a une dématérialisation relative ainsi qu'une exigence d'autonomie et de formations élevées pour l'économie cognitive, en même temps qu'il apporte de nouvelles capacités de régulation. Le capitalisme s'impose d'abord par les prix mais s'installe et structure la société par le salariat et la société de consommation. Sortir du capitalisme, c'est surtout pouvoir sortir du salariat, ce qui serait facilité par un revenu garanti et des coopératives municipales (coopératives de travailleurs autonomes de la commune) faisant du travail "le premier besoin de la vie" au lieu de loisirs marchands et donnant à l'épanouissement dans son activité quotidienne la primauté sur les gains monétaires. Le numérique permet de travailler à distance sans se déplacer mais aussi de rapatrier certaines production (imprimantes 3D, Fab Labs). Sinon, les travailleurs autonomes (tout comme l'agriculture familiale) ont besoin de trouver leurs débouchés dans l'économie locale, ce que des coopératives municipales sont supposées faciliter.

D'un point de vue écologique, relocalisation et travail autonome sont étroitement liés bien qu'on ne puisse se passer de travail salarié et qu'il y ait des relocalisation industrielles nécessaires à d'autres échelles. On a besoin là aussi d'approches différenciées entre territoires, grandes villes et campagnes mais, dans tous les cas, la relocalisation écologique, c'est surtout des échanges et services de proximités avec un maximum de productions locales (entre autres d'énergies renouvelables). Le meilleur outil pour favoriser les échanges locaux, ce sont les monnaies locales qui s'articulent donc avec un revenu garanti et des coopératives municipales pour donner accès au travail autonome, sortir du productivisme et relocaliser l'économie. Une telle réorientation exige de s'organiser localement et un renouveau de la démocratie locale. Dans notre situation, il ne me semble pas qu'il y ait vraiment d'autres alternatives que celle-là qui s'impose matériellement plus que par idéologie. C'est en tout cas la voie d'un nouveau système de production à construire qui pourrait avoir vocation sur le long terme à prendre le dessus sur un capitalisme industriel en déclin à l'ère du numérique (après la saturation du marché). Cependant, il ne faut pas se cacher que l'un des obstacles majeurs à faire tomber pour cela vient de l'Europe car, à l'opposé du sacro-saint principe d'une concurrence libre et non faussée, il serait primordial d'introduire la proximité dans les traités (ou la constitution) afin d'équilibrer le seul marché unique sans raviver un protectionnisme national.

En soi, des alternatives locales n'ont d'intérêt que pour ceux qui les expérimentent. Pour qu'elles deviennent la base d'un altermonde, d'une économie alternative au capitalisme globalisé, il est essentiel de faire partie d'un mouvement général, de s'inscrire dans un projet global et des réseaux altermondialistes. En tant que projet politique, on peut dire que "l'écologie c'est la relocalisation plus les réseaux alternatifs" mais cette autre globalisation ne peut s'ancrer que dans le local. C'est là qu'il y aurait besoin de constituer un mouvement altermondialiste plus consistant, une écologie plus alternative ou expérimentale mais surtout plus centrée sur la relocalisation et notre entrée dans l'ère du numérique (sans oublier pour autant la reconversion énergétique). Un tel parti altermondialiste pourrait représenter dans la politique officielle ces réseaux parallèles, ce système alternatif basé sur la relocalisation, le développement humain et la sortie du salariat pour un travail autonome et coopératif à l'ère de la gratuité numérique.

Dès lors que l'on quitte la fiction d'un monde unique et qu'on reconnaît qu'il y a toujours eu une économie plurielle (domestique, étatique, marchande, associative), il ne devrait pas être impensable d'introduire dans cette pluralité un durcissement des contradictions jusqu'à opposer au monde marchand un autre monde, celui de l'altermondialisme, des alternatives locales, voire des mouvements underground et des hackers (avec 2 internets aussi, l'officiel et le pirate). Il ne suffit pas d'une multiplicité livrée au marché des préférences personnelles mais il faut arriver à se constituer comme puissance contre une autre puissance, représentant une réelle alternative des logiques productives comme des façons de penser. Au lieu de baisser les bras devant une finance mondialisée sur laquelle nous avons effectivement peu de prise, cela devrait nous inciter à mondialiser la résistance et se constituer en contre-monde, ce qui est bien le programme de l'altermondialisme mais veut dire aussi concrètement assumer une société duale entre riches et pauvres, entre un productivisme qui rapporte et un exercice plus épanouissant de ses compétences mais qui est moins profitable. L'autre monde n'est pas celui des riches, qui n'y peuvent pénétrer, mais de la solidarité entre ceux qui n'ont rien ou vivent de peu. Il s'agit d'une certaine façon de faire sécession, bien qu'il ne soit pas question de murs étanches mais seulement de creuser les différences, les modes de consommation comme de production et tendre petit à petit à s'autonomiser du premier monde, permettre du moins à un nombre de plus en plus grand de vivre en dehors de l'économie marchande.

Au préalable, il faudrait que cet altermonde soit réellement viable et désirable pour faire le poids face au pouvoir de l'argent, il ne suffit pas de bons sentiments, encore moins d'esprit de sacrifice. Il faudra donc qu'il s'ancre à la fois dans les réalités locales et l'ère du numérique qui s'ouvre à nous avec de nouvelles potentialités sur lesquelles on doit s'appuyer. Il faudra enfin qu'il réponde aux défis écologiques des 50 prochaines années (climat, énergie, pic de population, développement des pays les plus peuplés), défis auxquels l'altermonde ne pourra répondre tout seul, les deux mondes devant y prendre part, mais auxquels il devra apporter de meilleures réponses. Cela exigerait cependant une stratégie réaliste et commune encore complètement absente alors que de fausses analyses font croire à un retour en arrière illusoire pendant que les pays du sud connaissent un véritable retour en arrière, eux, s'appauvrissant un à un jusqu'à des situations réellement dramatiques.

Il y a des aspects purement conjoncturels de la crise qui aura un après, un nouveau cycle de Kondratieff d'inflation et de croissance au niveau mondial, mais sur de nombreux plans (démographique, géopolitique, économique) nous serons comme tous les pays riches en déclin relatif par rapport à notre ancienne position dominante et coloniale. Lorsqu'on connaît un krach de la dette, il ne faut pas s'attendre à une reprise du crédit avant longtemps. Au niveau de développement où nous sommes arrivés, ce n'est pas la difficulté de retrouver la croissance qu'on pourrait déplorer si ce n'étaient les plus pauvres qui payaient le prix de la réduction drastique des protections sociales et des petits salaires, ce qu'on appelle pudiquement "réformes structurelles". Il ne suffit pas de trouver cela intolérable et vouloir s'y opposer sans se donner la peine de comprendre ce qui rend inévitable ces "ajustements structurels" dans le contexte actuel (en dehors d'une bonne guerre). Face à cet appauvrissement programmé, on n'a pas vu en quoi les protestations des peuples ont pu changer quoi que ce soit jusqu'ici à des politiques qu'on peut dire aveugles dans leur contre-productivité manifeste. On peut espérer un changement d'orientation mais qui ne fera qu'atténuer un mouvement de fond. On voit bien comme la mondialisation profite aux riches qui deviennent toujours plus riches et se soustraient à l'impôt. Il devrait y avoir un rééquilibrage à la longue mais qui prendra du temps. En attendant, plutôt que de croire au retour immédiat du progrès social, il vaudrait mieux essayer de s'adapter aux restrictions qui touchent une grande partie de la population, y compris un nouveau “prolétariat intellectuel” avec l'émergence depuis une dizaine d'années des intellos-précaires surdiplômés au chômage. Ce serait l'occasion d'en profiter pour accélérer la conversion écologique avec des réseaux alternatifs. L'écologie consiste à faire mieux avec moins, ce qui est compatible avec un appauvrissement monétaire et qu'il faudrait démontrer en acte. Si je critique la "simplicité volontaire" par son moralisme se substituant à la politique, il ne serait pas mauvais que se développe une culture de la pauvreté avec un certain mépris pour les riches et une fierté d'appartenir au peuple plus qu'à l'élite, de partager la vie commune, attachés à la durabilité des objets et leur recyclage. Ce qu'on appelle le développement humain implique effectivement de faire des plus pauvres la norme d'une vie vivable.

Même s'il en existe déjà quelques germes, on ne peut s'attendre à ce que cette voie de l'altermonde rencontre un accueil favorable et massif, il faudra sans doute avoir épuisé avant toutes les facilités apparentes des solutions simplistes et le déni du réel des démagogues pour se résoudre à ce que nous dicte l'évolution du monde et des technologies. Une seule certitude, cela ne sera pas immédiat et prendra même beaucoup trop de temps au regard des délais qui nous sont impartis, il ne faut donc pas mettre tous nos oeufs dans le même panier et négliger la régulation du capitalisme financiarisé même si on ne peut en attendre trop. Cette stratégie des deux mondes serait essentielle pour ne pas s'enfermer dans le réformisme ou l'utopie alors qu'elle est rejetée violemment par les deux côtés ne voulant pas se compromettre l'un avec l'autre. On comprend bien la difficulté par rapport aux discours idéologiques unifiants de vouloir défendre à la fois une division de la société et des stratégies différenciées en fonction des nombreux niveaux territoriaux (local, régional, national, européen, global), exigeant à chaque fois des organisations différentes. Il faudra bien pourtant se battre sur tous les fronts, on n'a pas le choix. Pour l'instant, tout cela reste du domaine de l'hypothèse et loin du réalisme revendiqué, mais jamais période ne fut aussi révolutionnaire, des surprises sont toujours possibles qui peuvent changer la donne - pas forcément toujours dans le bon sens hélas.

(article écrit pour EcoRev' mais dont le début a été modifié - voir pdf)

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