L'époque est désespérante, c'est le temps de la réaction triomphante avant celui de déceptions tout aussi grandes pour ceux qui y auront un peu trop cru. Il est fort possible que nous allions au pire mais si nous perdons encore bien des batailles, cela ne veut pas dire que nous avons perdu la guerre pour autant, ni même que l'époque précédente valait beaucoup mieux !
Il nous faut plutôt tirer parti de la dure leçon qu'on nous inflige, que cela serve au moins à perdre nos illusions et à mieux connaître nos ennemis. Il est absolument crucial de prendre notre part dans cet échec retentissant et profiter de l'occasion pour renvoyer aux poubelles de l'histoire tous les vieux politiciens qui prétendent nous représenter et les idéologies dépassées qui nous mènent à l'impasse.
C'est une chance qu'il ne faut pas laisser passer car ces vieux partis vermoulus sont bien le principal obstacle à notre victoire, de même que la chute du communisme nous a ouvert de nouvelles perspectives de libérations dégagées enfin de toute compromission avec des bureaucraties criminelles. De ce funeste passé faisons table rase !
Le danger bien sûr serait de se décourager d'avance et de renoncer à reprendre la lutte ancestrale mais le premier danger, à n'en pas douter, ce serait de n'avoir rien à opposer au discours de la haine que nos bonnes intentions et de ne rien avoir appris de nos défaites, enfermés dans nos certitudes comme dans nos organisations. Les nouvelles perspectives des révolutions à venir n'ont effectivement pas grand chose à voir avec les anciennes, elles sont à la fois plus locales et plus globales, mais on n'en a pas fini avec la révolution et les luttes de libération...
- La révolution n'est pas finie
- La démocratie radicale
- La libération du travail
- L'amour libre ?
- La révolution n'est pas finie
Qu'on s'en persuade, tout dépend de nous désormais et des nouvelles luttes de libération que nous saurons mener après une défaite qui semble presque totale mais qui n'est sans doute qu'un moment nécessaire pour régler les comptes de la révolution précédente comme des expériences gouvernementales ratées et revenir simplement aux réalités de l'urgence sociale. Tout dépend de notre combativité mais plus encore de notre clairvoyance (ce qui est loin d'être gagné!). Il faut être conscient que nous avons toujours affaire à la bêtise, la nôtre aussi bien, mais après l'indispensable autocritique il nous faudra reconstruire à nouveau. Il nous faudra redéfinir toutes nos valeurs, tous nos idéaux, pour leur donner une traduction plus concrète et un peu moins illusoire.
S'il faut en rabattre sur nos anciennes illusions, il ne saurait être question d'abandonner pour autant toute prétention à transformer la société, à réguler nos équilibres ou améliorer nos rapports sociaux, mais seulement de tenir compte de la réalité pour la transformer. On ne peut faire ce qu'on veut, on doit faire ce qu'il faut, ce que la situation exige, essayer de faire les bons choix. Qu'on ne s'y trompe pas, malgré tous les signes d'un fabuleux retour en arrière, la période actuelle est profondément révolutionnaire (à cause de notre entrée dans l'ère de l'information et du changement de génération). Les occasions ne manqueront pas de nous le rappeler, pas forcément dans le bon sens, hélas ! Il nous faudra à chaque fois reconquérir pied à pied toutes nos libertés bafouées et surtout en gagner de nouvelles. Ce n'est pas du tout aussi utopique qu'on voudrait nous le faire croire car cette révolution à venir ne consiste en fait qu'à se mettre à jour d'un monde qui a déjà changé du tout au tout. Ce n'est rien que rattraper le temps perdu et se tourner de nouveau vers l'avenir. Après la mode rétro, retour vers le futur !
Il ne s'agit pas de manifester quelque complaisance que ce soit envers le romantisme révolutionnaire. Il ne s'agit pas de se révolter seulement, encore moins d'une insurrection qui ne déboucherait sur rien, mais bien de réussir à changer réellement la vie, la démocratie, l'économie, l'amour et même l'art peut-être ? N'est-ce pas trop en demander ? Certes il nous faut apprendre à être un peu plus modeste, c'est un des enjeux du moment, mais je voudrais montrer que, même sous un mode mineur par rapport aux grandes envolées d'antan, l'enjeu reste métaphysique, historique, vital et nous devons progresser encore sur tous ces points sans nier les difficultés rencontrées ni baisser les bras. Loin de revenir aux illusions de Mai 68, c'est son échec qui doit constituer notre point de départ pour reprendre le flambeau et faire reculer réellement l'injustice sans retomber ni dans le piège d'une violence imbécile, ni dans l'imposture d'un monde trop idéal, ni dans un réalisme trop complaisant. Dans la possibilité de cette prise de distance critique se mesure tout le chemin accompli depuis Mai 68, c'est ce qui permet justement de continuer la révolution en s'opposant à ses dérives, ses excès, ses erreurs, ses errements plutôt que les rejouer continuellement sous forme d'une farce de plus en plus ridicule !
- La démocratie radicale
Alors que nous éprouvons une fois de plus les limites des élections et que nous aurons à nous confronter à nouveau à l'arbitraire du pouvoir, il nous faudrait procéder à un sérieux réexamen du pouvoir et de la démocratie. L'avantage de la politique spectacle et de la démagogie médiatique, c'est de nous détourner de la croyance dans une prétendue "volonté générale", entièrement fabriquée, et de la conquête d'un pouvoir central organisateur dont on surestime la puissance. L'avantage c'est de nous révéler le manque de démocratie et sa difficile mise en oeuvre dont il faudra se rappeler. La première réponse donnée par les mouvements sociaux se révèle tout aussi insuffisante. C'est entre les impasses symétriques de la démocratie représentative et de la démocratie directe que nous devons parvenir à démocratiser la démocratie, à la rendre un peu plus vraie.
On mesure d'ordinaire une révolution à sa capacité de prendre le pouvoir mais c'est plutôt le moment de la contre-révolution et de la reprise en main. Une révolution change d'abord les mentalités, et pour longtemps. C'est une refondation des solidarités sociales. Il faudrait se poser la question de ce que pourrait bien signifier prendre le pouvoir et qui le prend ! "Le peuple qui gouverne n'est jamais tout-à-fait le même que le peuple qui est gouverné" disait avec raison John Stuart Mill. Les élus deviennent rapidement des élites coupées de la population. On ne peut plus avoir la naïveté de croire non plus dans une soi-disant "démocratie directe" vite noyautée ou désorganisée. Cette démocratie d'assemblée a sa fonction, surtout en début de mouvement, mais il ne faut pas en surestimer la représentativité au-delà d'un rôle de contre-pouvoir. Le référendum, sacralisé par certains, ne vaut guère mieux la plupart du temps, du moins lorsqu'il n'est pas précédé d'un long débat citoyen comme lors du référendum sur la constitution européenne. On sait que c'est l'instrument du plébiscite et des régimes fascisants. Le vote lui-même est un acte de soumission exigé du souverain et n'est pas sans violence à vouloir clouer le bec de la minorité.
Il faut partir du fait que les procédures démocratiques sont toujours dévoyées au profit d'une oligarchie. Il ne s'agit pas de donner le pouvoir à nos "amis", on a vu ce que ça donne, mais bien d'essayer de démocratiser la démocratie. Vouloir une véritable démocratie qui donne la parole à tous, c'est se soucier de ne pas laisser la parole aux grandes gueules ni aux beaux parleurs, c'est ne pas céder aux mouvements de foule ni laisser les organisations partisanes manipuler les assemblées, c'est, bien sûr, éviter toute violence malgré les quelques abrutis qui valorisent les armes : dès que les armes parlent, nous n'avons plus la parole et la révolution c'est d'abord la libération de la parole. On se demande au nom de quelle vérité révélée certains s'arrogent le droit de faire régner la terreur et se considèrent comme le bras armé d'un peuple imaginaire ! Il faut être bien borné et dépourvu de tout esprit critique pour s'engager dans cette voie sans issue. Il vaut mieux connaître nos propres limites et savoir que la démocratie véritable n'existe pas plutôt que d'y prétendre pour mieux imposer son pouvoir. Aucune procédure qui ne peut être détournée ! Il ne faudrait donc laisser aucun pouvoir sans contre-pouvoirs au moins et se soucier d'abord de la participation des citoyens concernés ainsi que du respect des minorités.
L'essentiel, c'est la volonté de démocratie qui ne doit pas se payer de mots et rester attentive à tous ses dysfonctionnements. Ce n'est certes pas facile. Moins facile que de réunir une assemblée, de décider qu'elle représente la population même s'il n'y a qu'une poignée de militants, et de faire voter tout et n'importe quoi à main levé et sans discussions approfondies. Il n'empêche qu'il faut reprendre possession de notre pouvoir de citoyen localement, là où nous vivons, dans nos entreprises comme dans nos communes. C'est la première leçon que nous devons tirer de la situation présente : reconstituer une démocratie locale et nous détourner du volontarisme étatique, revenir à notre vie concrète plutôt que de croire aux promesses de l'idéologie dont on voit encore une fois tous les ravages. La route du pouvoir nous est barrée ? Fort bien, nous organiserons la résistance localement, là où il nous reste du pouvoir, bien plus qu'au gouvernement, dans une démocratie de face à face. Ce n'est ni facile, ni dans l'air du temps, c'est pourtant la seule voie.
Le problème ce n'est pas seulement que les anciennes structures politiques sont usées et complètement sclérosées, c'est qu'elles ont perdu tout réel pouvoir et qu'il faut changer de formes, abandonner l'organisation traditionnelle des partis au profit de "coordinations" ou de fédérations, d'une organisation plus souple, en réseau, mais qui doit être tout de même opérationnelle et réactive. Il ne s'agit pas de se fier à une auto-organisation impuissante mais bien de s'organiser à partir de la base, construire des contre-pouvoirs et adopter une direction par objectif qui se règle sur les résultats effectifs. Vivement ce mouvement de radicalisation de la démocratie qui fasse revivre la volonté de vivre ensemble en tenant compte de la complexité des problèmes et des situations locales ! Il nous faudra inventer au fur et à mesure que nous avancerons une véritable démocratie cognitive, une démocratie effective qui ne laisse personne sur le bas côté. Cela n'a rien d'évident, plutôt de l'ordre de l'improbable, mais que voilà une tâche exaltante pour des révolutions futures !
- La libération du travail
Le changement de perspectives est peut-être plus grand encore en ce qui concerne la libération du travail à cause de notre entrée dans l'ère de l'information. Rien à voir bien sûr avec une prétendue civilisation des loisirs et du temps libre, encore moins avec la très bureaucratique "propriété collective des moyens de production". La libération dont il est question, c'est la libération des nouvelle forces productives immatérielles et le passage du travail forcé au travail choisi (par le revenu garanti en particulier). Ce qui paraîtra bien peu révolutionnaire à certains alors qu'on peut considérer que c'est l'équivalent de l'abolition de l'esclavage ! La revalorisation actuelle du travail a beau être purement verbale, elle a l'intérêt de mettre un terme aux illusions de la fin du travail et de la réduction du temps de travail, mais surtout elle devrait amener, à la longue, à rendre le travail effectivement désirable et donc finir par améliorer les conditions de travail, sinon les rémunérations !
En fait, le travail a déjà profondément changé avec l'automatisation et l'introduction de l'informatique à tous les niveaux de la production. Il est devenu plus précaire, plus aléatoire, non linéaire, perdant toute proportionnalité entre production et temps passé, la productivité devenant statistique et globale, sans plus pouvoir isoler la participation de chacun alors même qu'il y a une individualisation des tâches. N'étant plus "force de travail" mais "résolution de problèmes", n'étant plus énergie mécanique mais information et savoir, il ne peut plus y avoir de travail forcé car l'autonomie et la motivation y deviennent essentiels, mais cela crée aussi de l'exclusion, de la non-employabilité ! Le caractère central de l'autonomie dans le travail immatériel et les services entre en contradiction frontale avec la subordination salariale. Bien que le salariat ne cesse de se développer (en se dégradant), il est déjà en déclin au profit du travail autonome (quaternaire) ce qui peut se traduire, entre autres, par certaines "externalisations", et ce qui tend à faire de chaque individu une petite entreprise avec ce que cela peut avoir d'insupportable ! Prendre tout cela en compte, c'est prendre le contre-pied des organisations syndicales et de leur idéal de salariat généralisé avec des revendications purement quantitatives, pour y opposer au contraire une sortie du salariat productiviste et la promotion du travail autonome.
Le travail autonome n'est pas viable sans des institutions qui le rendent possible, les supports sociaux de l'individu, en premier lieu un revenu garanti mais aussi tous les moyens d'un "développement humain" au-delà d'une simple "sécurité sociale". Les services attachés au développement humain sont des services de proximité qui nécessitent des structures locales, rejoignant l'exigence de revivifier la démocratie locale. C'est donc bien au niveau local qu'une grande part de la libération du travail peut se gagner sans attendre (aux prochaines municipales?) grâce à des coopératives municipales et des monnaies locales notamment. Encore faudrait-il pouvoir convaincre de l'urgence de cette relocalisation de l'économie et de sa possibilité même quand tout le monde en est resté aux anciens schémas devenus inopérants à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain !
Cette relocalisation s'impose pourtant ne serait-ce que pour des raisons écologiques, à la fois par nécessité de privilégier des circuits courts et pour reconstituer la vie locale avec ses équilibres écologiques, mais on voit bien que tout cela va à l'encontre des organisations syndicales comme des partis politiques actuels, de leur organisation comme de leur raison d'être. Le préalable semble à l'évidence de construire un réseau politique d'un tout autre type, qui part du local et regarde vers l'avenir (une économie immatérielle de services et de partage des savoirs). C'est ce qui prendra du temps à moins d'être bousculés par les événements (la crise économique qui s'annonce entre USA et Chine, entre capital et travail au niveau mondial). Mais, tout ceci est tellement éloigné des préoccupations actuelles, tellement peu probable qu'il faudra bien une révolution en effet et des circonstances exceptionnelles pour qu'un tel changement devienne possible !
On pourrait s'arrêter là, au politique et au social. Pourtant, ce qui devrait nous mettre la puce à l'oreille, c'est que dans le rejet de Mai 68, c'est la permissivité y compris sexuelle qui est visée. D'une certaine façon, ce n'est qu'une saine réaction à l'échec flagrant de la libération sexuelle par rapport aux attentes. Qu'on se souvienne qu'on en attendait une complète subversion de la société, alors qu'on n'a fait que nourrir un peu plus le système marchand et l'individualisme ("extension du domaine de la lutte") ! Reconnaître les limites de la libération sexuelle, voire en rire désormais, est certainement une très chose bonne et bien nécessaire, mais ce n'est pas une raison pour revenir en arrière, seulement pour se libérer d'un certain moralisme de la libération, d'une aliénation de la désaliénation, d'un politiquement correct étouffant ! Le pas suivant serait peut-être de se libérer de l'interdit sur les sentiments et d'arriver à un amour plus libre ? Encore faudrait-il s'entendre sur ce que cela peut signifier...
Il ne faut certes pas s'illusionner et qu'une révolution suffirait à mieux s'aimer mais il peut y avoir tout de même du nouveau en amour et on peut essayer de faire un peu mieux à condition de ne pas revenir à zéro et de tenir compte de l'expérience passée pour ne pas refaire toujours les mêmes erreurs ! Le féminisme est ici emblématique de changements assez considérables qui peuvent surmonter (difficilement) des millénaires de patriarcat. Sur ce plan comme sur d'autres, il faut poursuivre la lutte tout en reconnaissant l'étendue de notre échec pour aller un peu plus loin plutôt que de nourrir une quelconque nostalgie du passé. La difficulté, c'est qu'après avoir voulu libérer la jouissance il faut sans doute se libérer de la jouissance et de ses incessantes injonctions, non pas la condamner ou l'interdire mais pouvoir s'en détacher tout simplement, non pas renoncer à la liberté mais assumer une liberté plus grande, plus ouverte, plus sereine.
Il n'y a rien de plus révolutionnaire que la lucidité, rien de plus difficile aussi car il faut dépasser la naïveté de notre attitude première et des folles espérances du passé (on se rend compte avec stupeur de toutes les bêtises qu'on a pu croire alors!), sans renoncer pour autant à vouloir aller aussi loin qu'il est possible. Il n'y a pas d'amour heureux sans doute, puisque l'amour c'est de la folie. C'est la première chose à se dire mais nous avons tout à apprendre encore les uns des autres et cela n'est pas sans rapport avec la révolution à venir car il n'y a rien de plus révolutionnaire que l'amour (voir Alberoni) et il nous faut redonner force à la solidarité qui nous tient ensemble.
Quand on a tout perdu même l'amour, quand c'est un discours de haine qui s'exprime sans complexe et qu'il n'y a plus aucune illusion à se faire, il nous reste encore la poésie où l'absence même illumine encore le monde de toute sa lumière. L'artiste a une place en toute révolution, du moins le véritable artiste, celui qui explore les virtualités du temps, pas l'honnête artisan ni le poseur. La transgression n'est pas de pure forme, elle est dans le contenu : dire la vérité qu'on voudrait nous faire taire, choquer la bonne conscience, exprimer les souffrances sans mots. Cet art est forcément populaire même s'il n'est pas accessible à tous et il apparaîtra toujours comme le contraire de l'art au moment où il intervient pour en déranger les lignes. Il ne suffit certes pas pour cela de rejouer la dernière révolution et d'enfoncer des portes ouvertes, reprendre la bastille, refaire du DADA ou se prendre pour Debord. Il faut oser déplaire encore et prendre des risques, ne pas hésiter à remettre en cause les dernières modes et les nouveaux dogmes, c'est notre vérité qui est en jeu mais l'amour, la poésie et la révolution célébreront à nouveau leurs noces mystiques. Tout n'est pas fini, tout commence plutôt dans ces âges sombres qui précèdent les lueurs de l'aube. L'histoire n'a pas fini de nous étonner de ses trouvailles et nous n'avons pas fini de montrer qui nous sommes en façonnant le monde à notre image !
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