La confusion est à son comble. Alors que tout a changé avec notre entrée dans l'ère de l'information et que la précarité s'étend, on entend toujours les mêmes vieux discours, par les mêmes vieux partis avec leurs vieilles idées et leurs élites dépassées. Plus personne ne sait quoi penser dans ce marché des idéologies jusqu'à une extrême gauche éclatée repliée sur leurs petites organisations ridicules et incapables de construire une véritable alternative. La "valeur-travail" n'a jamais été aussi haute, au moment même où le travail manque et où il a perdu toute valeur au profit des boursicoteurs et de la finance internationale. Impossible de revenir à la situation antérieure pourtant quand le travail ne se mesure plus au temps salarié car le travail immatériel n'est pas linéaire, sa production n'est pas proportionnelle au temps passé et, par dessus le marché, contrairement au travail forcé d'une simple "force de travail", le travail immatériel et créatif ne peut réussir sans "motivation", sans un certain plaisir de travailler ! Bien sûr, c'est loin d'être le cas partout, la situation empirant au contraire pour beaucoup, mais une majorité de travailleurs aiment quand même leur travail et se battent pour que leur entreprise ne ferme pas. Cette exigence de motivation peut d'ailleurs redoubler l'aliénation aussi et rendre la subordination salariale absolument insupportable d'hypocrisie dès lors qu'elle est forcée...
La revendication d'un revenu garanti est de plus en plus nécessaire dans ce cadre mais elle n'a pourtant aucune chance de s'imposer dans le contexte actuel, du moins pas avant que les représentations du travail aient changé, devenu le premier besoin de l'homme comme valorisation de la personne et non plus devoir de subordination, si souvent humiliant. Pour changer cette représentation du travail comme "désutilité" ne servant qu'à "s'enrichir", n'étant fait que pour l'argent et la consommation, alors que la vraie vie serait ailleurs (dans les loisirs et la distraction), il faudrait arrêter de réclamer sa réduction comme d'un mal nécessaire pour exiger au contraire un meilleur travail, de meilleures conditions de travail, afin de ne plus perdre sa vie à la gagner, et faire d'un mal un bien. Pouvoir être heureux dans son travail, voilà qui devrait améliorer considérablement notre qualité de vie, étant donné que le travail en occupe la plus grande partie !
"Changer le travail pour changer la vie", n'est-ce pas un slogan qui pourrait rassembler tous les travailleurs avec l'avantage de revenir au qualitatif, aux conditions de travail, et pas seulement au quantitatif, au temps de travail ou au salaire ? Une fois persuadés qu'on peut faire du travail autre chose qu'une peine exténuante et qu'on peut se fier à l'autonomie de chacun pour exprimer ses capacités et valoriser ses compétences, le revenu garanti s'imposera sans doute de lui-même combiné avec les institutions nécessaires au développement humain et au travail autonome (c'est-à-dire aussi la production locale dans une économie en partie relocalisée). Il faut changer le travail, pas le réduire (en augmentant encore le stress!) mais exiger d'être mieux traités, de pouvoir s'épanouir dans son emploi comme un droit universel et passer enfin du travail forcé au travail choisi, redonnant ainsi toute sa valeur au travail comme valorisation des travailleurs ; question de dignité humaine et de reconnaissance sociale, d'égalité et de liberté concrète. Ne pourrait-on espérer du retour de la question des conditions de travail et du respect des travailleurs une convergence des luttes ?
Avant que toute profession soit contrainte à devenir désirable en quelque façon, que ce soit pour sa rémunération ou pour son intérêt propre, ce qui devrait certes bousculer quelques hiérarchies, le préalable serait au moins d'arrêter l'identification du travail à une torture, sous prétexte d'une fausse étymologie, alors qu'on doit lutter au contraire pour l'abolition de la torture au travail, dans le droit fil des lois contre le harcèlement moral par exemple.
"C'est par un jeu maladif sur les mots en cherchant des justifications étymologiques à des rapprochements fortuits que les mythes se sont construits. Le mythe est donc issu du travail de la langue" (Michel Boccara, La part animale de l'homme p21, Anthropos, 2002).
Lorsqu'une fausse étymologie est reprise partout, ce n'est jamais sans raison. On ne passe pas son temps à répéter des étymologies justes ! Ainsi religion ne vient pas de religere comme on le répète tout le temps, mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, de relegere signifiant exécuter scrupuleusement (religieusement) les rites et non pas relier les hommes, sens que les chrétiens ont voulu imposer depuis Lactance et Tertullien (voir Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes). De même, si le mot "travail" vient sans doute effectivement de tripalium, l'erreur ici c'est de prétendre que ce trépied désignerait un instrument de torture sous prétexte que la première occurrence connue du mot tripallium concernait un instrument de torture, peu utilisé et vite oublié, en forme de trépied, en effet. Le vrai trépied dont il est question dans le "trabar" servait à immobiliser le sabot du cheval pour le travailler (trabar veut dire entraver, ce pourquoi le trabajo est pénible). On appelle toujours dans le sud-ouest "travail" le petit abri pour les chevaux qui jouxte la maison et sert théoriquement au soin de ses sabots. C'est peut-être à cause des chevaux que le sens de travel en anglais désigne le voyage, en tout cas, le sens du travail c'est plutôt l'immobilisation, la table de travail de l'accouchement, c'est être rivé à sa tâche, boulonné à son boulot.
Pourquoi va-t-on chercher cette fausse étymologie pour dire que le travail est une torture alors qu'on ne manque pas de mots pour désigner la peine laborieuse (le "chagrin") ? C'est, sans doute que cet aspect est devenu insupportable, signe qu'on a quitté ce temps où le travail devait être souffrance, sacrifice pour racheter nos fautes, où la valeur mesurait la peine enfin, d'Aristote à Thomas d'Aquin et jusqu'à Adam Smith compris. Marx avait souligné que c'était complètement dépassé à l'époque des machines où, ce qui fait la valeur c'est le temps de travail (de machine) et pas du tout le fait que l'ouvrier soit triste ou joyeux. Inutile donc de changer de travail quand on commence à y trouver du plaisir pour lui garder toute sa valeur, comme le faisaient les premiers bénédictins qui voulaient y gagner leur ciel ! Aujourd'hui, c'est encore tout autre chose car le plaisir qu'on y prend donne cette fois de la valeur au travail créatif ou relationnel, tout comme dans l'ancien artisanat ou pour les artistes. C'est ce qui rend d'autant plus insupportable la souffrance au travail et tout ce qui reste d'esclavage dans le salariat.
Plutôt qu'une soi-disant "propriété collective" des biens de production qui ne change presque rien au fonctionnement de l'entreprise ni surtout à notre vie de tous les jours, notre objectif devrait être celui d'une réappropriation de nos vies et de nouveaux droits sur notre lieu de travail, abolissant la séparation du travail et de la vie (déjà bien entamée). Plutôt que de rester crispés sur des avantages acquis d'un autre siècle, voilà une nouvelle "utopie positive" qui permettrait de reprendre l'offensive pour acquérir de nouveaux droits, sans rester enfermés dans le productivisme et les simples augmentations de salaire. En revalorisant la qualité de la vie sur le lieu de travail, la décroissance matérielle semblera dès lors beaucoup moins menaçante et la relocalisation de l'économie devrait aller de soi, mais pour cela, il faudrait d'abord opérer cette conversion du "travail comme peine" au "travail comme valorisation" ainsi que du travail subi au travail choisi.
L'utopie d'un travail épanouissant et d'une meilleure qualité de vie au travail ne consiste pas à s'imaginer qu'un travail puisse être de tout repos et sans problème. Chaque travail reste un défi épuisant et, les programmeurs le savent mieux que d'autres, on passe son temps à corriger ses erreurs, sans compter les tensions relationnelles inévitables, le manque de reconnaissance, les rivalités, les échecs... Toutes les tâches, même les plus nobles, ont leurs servitudes (et l'on n'a jamais tout ce qu'on mérite!) mais il ne s'agit pas de revendiquer une jouissance sans fin et une vie facile, seulement de conquérir de nouveaux droits et, surtout, de changer la nature du travail. Ce n'est pas gagné mais c'est un objectif de luttes qui pourrait réunir tous les travailleurs et nous sortir de l'ornière en dessinant des chemins nouveaux.
Nouveaux ? Pas tant que ça. La conciliation improbable de travail et plaisir n'est pas le fruit d'une imagination débordante ni d'une illumination soudaine qui ne ferait qu'ajouter à la confusion. C'est d'abord notre situation matérielle, l'évolution de la technique et le devenir immatériel de l'économie qui obligent à reconsidérer le travail du côté du plaisir plus que de la peine, mais ce n'est pas vraiment une découverte pour les psychiatres. En effet, on peut dire que les fous ici nous ont précédés puisqu'après les avoir enchaînés pour les forcer à travailler dans des conditions inhumaines, l'ergothérapie a renversé toutes les valeurs en montrant que le travail avait une fonction curative. Bien sûr, ce n'était plus le même travail, ce n'était plus un travail "contre nous" mais "pour nous". Cette démonstration aurait dû contaminer toute la société mais les conditions n'étaient pas remplies à l'époque où l'informatique balbutiait encore et n'avait pas pénétré tous les bureaux et les usines aussi.
La situation actuelle diffère du tout au tout. On fait comme si le travail avait toujours été valorisé (Travail, Famille, Patrie) mais, à part dans les cours d'éducation civique ou à l'Eglise, le travail a toujours été méprisé au contraire, et ce, depuis la nuit des temps jusqu'aux années 60 au moins. Ensuite, ce qui a commencé à rendre le travail désirable c'est en partie de venir à manquer, sans doute. Ce n'est pas la seule raison pourtant car si dans le chômage on découvrait l'exclusion des échanges et des liens sociaux, donc la part positive du travail, part occultée ordinairement par la fatigue quotidienne et les difficultés rencontrées, c'était aussi le signe que la nature du travail avait changé, devenu plus humain en passant de la force de travail à la résolution de problèmes, de l'ère de l'énergie à l'ère de l'information. D'autres signes manifestent que le travail n'est plus la malédiction divine de la Bible : non seulement le travail des femmes, qui gagnent leur autonomie en sortant du foyer, mais surtout les riches qui désormais répugnent à des loisirs démocratisés et recherchent plutôt les postes de pouvoir, en tout cas une activité professionnelle qui les valorise et les occupe à temps plein le plus souvent, même si rien ne les y oblige (c'est nouveau).
Non, le travail n'est pas forcément la torture qu'on dit, ce dont on devrait paraît-il se faire une raison ! Non, on ne peut se passer trop longtemps de travailler pour les autres et d'être reconnu matériellement pour la valeur de sa contribution. On peut même travailler pour le plaisir et pas seulement pour l'argent. Les apologies de la paresse ne sont que de bonnes blagues pour les enfants quand ce n'est pas simplement la résistance au productivisme ou le rêve bien légitime de repos d'un corps fatigué. Là n'est pas la question, il faut lutter contre les mauvaises conditions de travail, lutter contre le stress, lutter contre l'exploitation, lutter contre l'esclavage mais pour changer le travail et faire enfin un travail qu'on aime. Utopie ? Pas tant que ça puisque c'est ce que prétendent déjà faire certains directeurs des ressources humaines, dans leurs discours au moins ! Baratin ? Oui, souvent, mais ce n'est pas du baratin qu'une entreprise constitue effectivement une communauté humaine et qu'elle a besoin de faire équipe pour fonctionner correctement, de coopération (ça ne peut pas être une compétition de tous contre tous). Il faudrait donc les prendre au mot plutôt. La revendication d'aimer son travail pourrait se révéler en fait beaucoup plus subversive que de lutter contre le travail ou de vouloir le réduire. C'est un changement bien plus profond, changement de point de vue sur le monde et transformation concrète de nos vies. Cela pourrait constituer enfin le premier pas vers une économie plus écologique, moins productiviste et orientée vers la qualité de la vie.
Pour que le travail puisse être épanouissant et faire partie de notre vie, un revenu garanti est absolument nécessaire, condition de l'autonomie et du travail choisi, mais ce n'est pas du tout une mesure suffisante en soi. Il faudra impérativement ne pas laisser les travailleurs isolés mais créer des institutions, comme les coopératives municipales, afin d'assurer l'orientation des individus, la valorisation de leurs compétences et tous les services d'un développement humain (formation, assistance, coopérations, échanges). Ces structures collectives devraient favoriser le travail autonome plutôt que le salariat mais il faudra assurer ainsi une production effective. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi mais d'utiliser au mieux ses compétences. Tout cela paraîtra trop irréaliste bien que beaucoup moins sans doute que les combats d'arrière garde déjà perdus des syndicats, comme de rester obnubilés par un plein emploi mythique qui laisse pourtant tellement d'exclus sur le bord de la route, sans parler d'une nouvelle réduction du temps de travail qui a perdu tout sens ! Le travail a changé, c'est à nous de changer maintenant. Ne laissons plus les entreprises être des lieux inhumains et sans âme. Changeons le travail, du moins notre regard sur le travail comme fonction sociale, sur l'entreprise comme lieu de vie et sur les travailleurs comme compagnons d'aventure. Est-ce possible ? Est-ce désirable ? Est-ce nécessaire ? La réponse ne fait pas de doute, encore faut-il le vouloir et se battre pour : la liberté ne se prouve qu'en acte. Ce ne serait d'ailleurs qu'un premier pas vers d'autres conquêtes, vers une sortie du productivisme capitaliste et la construction d'alternatives locales à la globalisation marchande...
Il faut reprendre tout à zéro, abandonner les vieux schémas pour revendiquer le droit à un travail épanouissant, porter nos forces sur les conditions de travail et la qualité de la vie, changer le travail plutôt que le réduire, conquérir notre autonomie et se réapproprier notre temps de travail enfin. C'est incontestablement la véritable clef du bonheur et de la santé, beaucoup plus que le "pouvoir" ou l'argent, et ce qu'il faudrait mettre un peu plus en valeur, en déconsidérant concurrence, profit, richesse et même les loisirs un peu vains qu'on nous fait miroiter, afin de faire du travail le meilleur des loisirs, inciter les gens à tirer si possible leurs ressources de leurs passions ! Ensuite il deviendra plus naturel sans doute d'assurer un revenu garanti à tous et de créer des coopératives municipales pour travailleurs autonomes. Bien sûr ce n'est pas gagné, loin de là, mais pas impossible non plus à notre époque qui en a tant besoin, libération du travail autonome qui n'est en fait qu'une simple adaptation des nouveaux rapports de production aux nouvelles forces productives immatérielles. Il me semble, c'est une idée que je propose (sera-t-elle bien comprise et peut-être est-ce folie ?) qu'un tel changement de point de vue en faveur d'une "ergothérapie" généralisée pourrait nous guérir de quelques unes de nos folies...
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