C'est peu de dire que notre rationalité est limitée et qu'il n'y a aucune alternative crédible. Lorsque le Monde diplomatique prétend le contraire et nous donne les dernières nouvelles de l'Utopie, c'est vraiment à pleurer ! A lire le niveau des propositions et des débats, la situation semble décidément bien plus grave qu'on ne pouvait le penser. Qu'on dérange des gens de si loin pour des bêtises pareilles, c'est incroyable ! Il y a de quoi être en colère contre ces mondes imaginaires qui se présentent comme libertaires alors qu'ils sont encore plus contraignants et moralistes, jusqu'à un certain totalitarisme ne tolérant aucune survivance du passé, et tout cela au nom de principes illusoires et de fausses analyses ! Il faut en finir avec ces utopies stupides et dangereuses alors que c'est la globalisation marchande qui est complètement utopique et qu'il faudrait y opposer rapidement des alternatives locales.
Il y a des problèmes pratiques à résoudre et nous avons besoin d'une alternative concrète au productivisme et au libéralisme qui nous menacent, pas d'un monde prétendu parfait, ni d'un homme nouveau complètement fantasmé, bien loin de ce que nous sommes réellement. C'est pour défendre notre liberté concrète qu'il nous faut nous organiser collectivement et combattre les utopies "libertaires" tout aussi bien que l'utopie libérale. C'est pour avoir une chance de s'en sortir qu'il faut remplacer les idéologies abstraites et les déclarations de principe par une véritable intelligence collective qui prenne en compte les contraintes écologiques, sociales et matérielles. C'est contre nos propre rangs qu'il faut nous retourner car c'est de là que vient le danger, de là ce qui nous condamne à l'impuissance. Après le constat théorique, les travaux pratiques, donc.
L'utopie bien sûr peut se comprendre en plusieurs sens. Ainsi Ricoeur oppose l'utopie à l'idéologie comme la transformation du monde à la justification de l'ordre existant. Dans ce sens, nous avons besoin d'utopies, comme projets de ce qui n'existe pas encore, mais nous n'avons certainement pas besoin de ce qui ne peut exister nulle part, encore moins de mauvaises utopies qui nous mènent au pire ! En se livrant au massacre des utopies, ce sont les chances d'une utopie réaliste qu'on préserve, c'est l'utopie d'une véritable alternative qu'on défend.
La liste est longue des belles idéologies qui tournent au cauchemar, des religions d'amour qui tournent à la haine de l'autre jusqu'au libéralisme qui nous prive de toute liberté ou le pouvoir du peuple qui devient très vite un pouvoir sur le peuple. Plus elles promettent la perfection de liberté, d'égalité, de bonheur et plus elles se révèlent mortifères dans l'acharnement pour en imposer l'existence par la négation de l'existant. La naïveté ici est un crime, tout comme le moralisme trop sûr de son bon droit et qui rejette le mal sur un quelconque bouc émissaire diabolisé pendant qu'on se forge de soi-même une image sans tache. Il faut avoir le courage d'affronter les faits dans leur complexité et avec prudence (ce qui n'exclut pas l'audace ni la rapidité de réaction), plutôt que s'enivrer avec des mots.
On peut mettre sur le même plan l'utopie libérale et l'utopie communiste (ou fasciste) qui dessinent un monde parfait en voilant une réalité désastreuse et le prix humain à payer pour conformer la réalité à son modèle. Bien d'autres utopies pourraient se révéler aussi sanglantes par leur degré d'irréalisme, qu'elles se prétendent libertaires ou écologistes. La nécessité du contrôle de l'économie ne doit pas nous empêcher d'examiner de très près la façon dont on prétend le faire, et le pouvoir qu'on croit s'arroger ainsi. Il y a des utopies moins dangereuses sans doute, car un peu trop réformistes, comme celle d'une décroissance de l'économie par réduction du temps de travail et des consommations sans changer de système de production. Voilà qui ne fera au mieux que retarder une véritable alternative, c'est déjà assez grave tout de même. Sinon, les rêves de suppression totale de l'argent ou du marché n'ont guère de chance d'aboutir mais, il faut bien préciser qu'en ces matières, c'est seulement l'extrémisme qui pourrait être catastrophique, alors que monnaies locales et gratuité peuvent effectivement réduire le pouvoir de l'argent. Il faut juste se garder de tout simplisme et de généralisations hâtives. On peut dire la même chose des utopies anti-techniciennes, anti-industrielles ou de retour à la nature qui non seulement peuvent être dangereuses à se vouloir trop absolues, mais surtout ne constituent en rien de véritables alternatives.
Avant d'aborder l'article proprement dit, il faut dire un mot de l'utopie auto-gestionnaire, car je partage complètement cet objectif démocratique, tout comme celui de liberté et d'égalité. Là-dessus, il ne peut y avoir aucun doute. La seule question est de savoir comment y parvenir et si c'est si facile, s'il suffit de décréter que chacun prend ses affaires en main, ou si c'est un peu plus compliqué à organiser pas à pas avec tout le monde, en corrigeant bien des erreurs et des effets pervers. Il faut donc certes essayer de "s'occuper de ses affaires", c'est bien l'objectif, mais il ne faut pas en nier les limites et pas rêver supprimer ainsi toute exploitation, encore moins l'Etat ou le marché ! La réalité restera multiple et perfectible, intrication de logiques plus ou moins contradictoires. Etre révolutionnaire n'est pas être extrémiste mais exige au contraire d'être clairvoyant, c'est-à-dire prudent et réaliste. Il n'y a pas de justice sans justesse (summum jus, summa injuria).
Venons-en au fait. Un certain Michael Albert, fondateur de Znet et qui croit avoir trouvé la solution à tous nos maux, ce qu'il appelle l'économie participative (ou ParEcon), a organisé une réunion en juin 2006, pendant cinq jours, aux Etats-Unis pour discuter des alternatives au capitalisme. Il a pu y attirer quelques activistes dont certains représentants du Monde Diplomatique ou d'ATTAC, en particulier en faisant miroiter la présence de quelques vedettes comme Chomsky, qui ne sont pas venus, mais les autres n'étaient pas les premiers venus pour autant, et c'est bien ce qui est le plus désespérant, reflétant toute la désorientation actuelle. Heureusement qu'il y avait Susan George à cette réunion pour revenir un peu sur Terre au milieu des utopies les plus farfelues, les "supposez que", "imagine..." sur lesquels s'édifient des châteaux de carte quelque peu inquiétants ! On peut dire que ça commence fort :
Bien qu'« égalitaire », « solidaire » et « autogérée », l'économie participative ne réclame pas l'égalité absolue des salaires, moins encore l'idée, jugée irréaliste, du « à chacun selon ses besoins ». Elle a pour critères de rémunération « l'effort et le sacrifice » dans la « production de biens socialement utiles ». Qui travaille plus et plus dur dans des conditions plus difficiles reçoit donc davantage.
On se frotte les yeux devant ce beau moralisme, c'est un retour pur et simple à Thomas d'Aquin ! La valeur mesure la peine, tout comme dans les modèles néoclassiques où le travail est une "désutilité" ! Le problème c'est que le travail a bien changé depuis ce temps là et si des moines changeaient de travail quand ils commençaient à y trouver plaisir, Marx remarquait déjà que la valeur d'une marchandise ne dépendait pas du plaisir ou de la peine du travailleur mais seulement du temps passé. Depuis notre entrée dans l'ère de l'information, c'est encore plus ridicule car la motivation, l'implication, le plaisir même sont devenus partie intégrante du travail lui-même, en particulier dans les services. Par contre le travail ne se mesure plus au temps passé désormais, donc l'idée d'une rémunération proportionnelle à l'effort et au sacrifice est complètement impossible, impossible de mesurer l'effort (avec une jauge à effort?) et qui donc en décidera ? De même, qui décidera de ce qui est "socialement utile" ? Ne pourrait-on craindre à juste raison un pouvoir trop arbitraire ?
Il est essentiel de ne pas confondre capitalisme et marché comme on voudrait nous le faire croire avec le terme "économie de marché", et il y a peut-être un juste milieu entre le tout marchand et l'absence de tout marché ! Vouloir supprimer complètement le marché est très dangereux et complique inutilement les choses, on ne peut tout dé-libérer, vouloir décider de tout dans des assemblées sans fin... Surtout pour y substituer des absurdités comme le fait de ne pas vouloir faire de différence entre travail qualifié et non qualifié, sans tenir compte du travail préparatoire, de la formation, etc., sans allouer les moyens aux compétences et au développement humain. Au bout du compte on reste dans le cadre d'un travail forcé au lieu de favoriser un travail autonome, il ne faut pas juger de belles théories à leurs intentions affichées mais bien à leurs conséquences pratiques.
L'économie participative abhorre l'organisation sociale qui assigne les tâches d'exécution, de nettoyage aux uns, et réserve les missions d'encadrement, de création aux autres. Elle combat le modèle industriel né de la spécialisation fordiste. Si, dans les pays capitalistes comme dans les pays « socialistes » (stakhanovisme), ce modèle a favorisé un essor de la productivité, c'est au prix d'une organisation du travail aliénante et « ennuyeuse » (du type de la chaîne de montage automobile). Mais c'est également, selon Albert, en consolidant le pouvoir d'une troisième « classe », les « coordonnateurs », dont le surgissement aurait contredit le schéma marxiste d'une société ayant pour dialectique principale l'opposition entre les détenteurs du capital et ceux qui vendent leur force de travail.
Voilà encore sous les apparences d'une analyse historique, avec la prétention de dépasser Marx, ce qui n'est qu'une analyse historique au plus mauvais sens du terme, c'est-à-dire datée et complètement archaïque ! L'époque du fordisme, du taylorisme et du stakhanovisme est bien derrière nous même s'il y a encore des chaînes de montage, le travail a changé, de plus en plus qualifié et donc spécialisé mais en un tout autre sens que celui d'OS (Ouvrier Spécialisé) d'autrefois car la spécialisation est désormais valorisée dans un travail "virtuose", les tâches répétitives étant de plus en plus automatisées. C'est le développement de l'immatériel qui change tout dans une économie de la relation basée sur la communication, la connaissance, la connexion et la créativité (il faudrait bien sûr nuancer, il s'agit juste de montrer en quoi les anciennes perspectives ne sont pas adaptées aux nouvelles forces productives).
Il est d'ailleurs très intéressant de suivre cette thématique de la parcellisation des tâches et de la spécialisation auxquelles on oppose un homme complet qui saurait tout faire et maîtriserait complètement sa vie comme son oeuvre ! J'ai moi-même longtemps défendu ces positions que le taylorisme justifiait amplement et c'est seulement la pratique de l'informatique qui m'a convaincu que le raisonnement ne s'y appliquait pas, mettant du coup en évidence ce que pouvait avoir de complètement mythique l'idée d'un homme total, alors que la division du travail nous tient ensemble et nous rend complémentaires et interdépendants comme l'avait montré Durkheim, riches de nos diversités. Certes, il ne faut pas être monomaniaque et garder l'esprit ouvert mais l'idéal d'une vie parfaitement équilibrée est non seulement un mythe, c'est une dangereuse utopie où chacun serait interchangeable... Que fera-t-on de ceux qui sont "différents", passionnés, exclusifs ? Il y a en tout cas un monde entre ces préoccupations qu'on peut dire religieuses et les contradictions concrètes que nous devons résoudre. Il est tout de même curieux qu'on tombe dans ces rêveries inconsistantes et si ennuyeuses quand on y pense !
Il n'y aurait plus, ni à General Electric ni ailleurs, de « patron » ou de « femme de ménage », mais des acteurs égaux d'« ensembles équilibrés de tâches » (balanced job complexes) conçus et calculés par voie de négociations ou de discussions.
Vous imaginez le binz ? C'est vraiment du blabla pour ne rien dire, sinon que ça fait très totalitaire tout de même, avec aucune place pour autre chose. C'est le genre d'idéologie qui n'est que pure apparence quand elle prétend se réaliser, renforçant le mensonge du pouvoir qui doit se dénier comme pouvoir. C'est l'exemple d'un enfer de bonnes intentions et des ravages du simplisme. Mais bien sûr on nous expliquera que non, ce ne sera pas bureaucratique, tout se passera très bien et dans la bonne humeur ! Il faut lutter contre les inégalités, pas faire comme si l'égalité était réelle.
Le refus de la séparation entre fonctions d'exécution et fonctions de direction y est tel que South End Press (quatre employés) décida, au moins une fois, d'exclure de la coopérative un de ses membres qui, par crainte de prendre un jour une décision préjudiciable au collectif, refusait de devenir responsable de choix éditoriaux. Réclamant de pouvoir demeurer à un poste « subalterne », il se déclarait satisfait de contribuer ainsi à la mission commune. Impossible, lui fut-il répondu : la loi du participalisme est dure, mais c'est la loi...
C'est à se tordre ! Au moins on a la démonstration immédiate de l'absurdité d'une utopie qui lorsqu'elle tombe sur un os, un démenti du réel, ne peut réagir autrement qu'en expulsant cette réalité gênante. Si tu ne rentres pas dans le cadre de mon utopie tu seras éliminé ! Mais Albert, il en est fier et raconte cela comme un exploit, comme s'il avait tué père et mère pour la bonne cause. Il est vraiment dangereux d'avoir une vision si simpliste et unilatérale du réel et des gens avec qui nous devons apprendre à vivre !

Susan George suggéra d'abord cette objection par le biais d'une question « anthropologique » : a-t-il jamais existé dans l'histoire de l'humanité une société sans classes, surtout quand la définition des classes, au-delà de la propriété des moyens de production, incorpore aussi le savoir des « coordonnateurs » ? Peu convaincue par la réponse (peu convaincante), elle trancha : « Dès lors que vous êtes hautement qualifié dans ce que vous faites, vous devez pouvoir vous y consacrer à fond. »
Je ne suis pas toujours d'accord avec Susan George, mais tout de même assez souvent. En tout cas elle représente dans ce débat la voix de la raison qui nous rassure un peu. De même dans son explication du peu d'empressement des coopératives argentines à politiser et diffuser leur expérience :
Susan George avança une autre interprétation. Peut-être un peu lasse des batailles d'appareil qui déchiraient son association Attac, elle rappela l'objection qu'Oscar Wilde (1854-1900) avait opposée au socialisme de son époque : « Ça impose trop de réunions. » Or, ajouta-t-elle dans un murmure approbateur, « les gens sont vite fatigués, ils n'ont pas envie de consacrer tout leur temps libre à des assemblées interminables et à un travail d'évangélisation ». Indirectement, la remarque visait le participalisme et ses poupées gigognes de conseils de quartier ou d'entreprise, de vingt-cinq à cinquante adultes chacun, qui délibèrent beaucoup afin que l'ensemble des participants puissent trancher en connaissance de cause les questions qui les concernent.
Oui tout cela ne tient pas debout, c'est une construction abstraite sans aucun rapport avec la réalité concrète. Certes il faudrait arriver à une structure fédérative, donc un emboîtement qui n'est pas si éloigné que cela mais plus diversifié et moins systématique, sans l'ambition de supprimer tout pouvoir, toute domination, etc. Ce serait déjà bien qu'on arrive à faire un peu mieux et que ce ne soit pire encore ! Il faut partir du local et de ce qu'on peut y faire. On verra que cela n'ira pas si loin car on ne peut changer de peuple, il faut faire avec les gens tels qu'ils sont, pas qu'avec nos copains anarchistes ou des communautés de fanatiques...
Assurément, les partis politiques chercheront à coloniser les mouvements sociaux pour leur imposer leurs valeurs hiérarchiques et autoritaires. Cela ne devait pas faire oublier qu'en face existait trop souvent la... « tyrannie de l'absence de structures ».
Certes, on n'échappera pas aux pouvoirs, aux conflits, aux injustices, à tous les problèmes posés par les organisations, mais il faut souligner que le libéralisme a mis en évidence le caractère contradictoire de la liberté et la "tyrannie de l'absence de structures", dévoilant ainsi la connivence entre libertaires et libéraux, malgré qu'ils en aient ! Il faut se battre sur deux fronts à la fois, contre l'organisation et contre la désorganisation !
Le message, qui aurait pu passer pour iconoclaste dans une telle assemblée, ne suscita guère de remous. Sans doute parce qu'après une dizaine d'années, la rhétorique des solutions partielles, des communautés en réseau, du « changer le monde sans prendre le pouvoir », commence à lasser. Trop de palabres, de « narcissisme antiautoritaire » (formule d'un intervenant anarchiste), de médiatisation sans fin ; trop peu d'effets sur un capitalisme toujours talentueux dans l'art de récupérer ce qui ne le menace pas de front.
Vincent Cheynet va encore plus loin, dénonçant l'individualisme de certains adeptes de la "simplicité volontaire" ainsi que le marché des idéologies où se perd le commun : derrière l'apparente contestation du système par tous les petits groupes radicaux, ce qui se reproduit, c'est un marché des utopies déraciné de tout ancrage social :
Le masque de l'esprit libertaire est alors employé, en contradiction avec son contenu historique, pour défendre un individualisme forcené et une incapacité profonde à penser le collectif. L'ultralibéralisme a engendré de véritables enfants soldats, non seulement dans les multinationales, mais aussi jusqu'au coeur de sa contestation.
Jean-Pierre Garnier enfonce le clou en dénonçant derrière la méfiance post-moderne envers les organisations un néoréformisme proche du laisser-faire libéral et qui accompagne la globalisation marchande plus qu'il ne la conteste.
« Plus d'organisation hiérarchique et centralisée, mais un "mouvement de mouvements" structuré en réseau ; plus de cadre national préalable pour se constituer en force politique, mais un activisme d'emblée transnational ; plus de classe ouvrière compacte et disciplinée, mais des "citoyens" à fort capital culturel soucieux de préserver leur autonomie et leur individualité ; plus de "grand soir" ni de "lendemains qui chantent", mais des "alternatives concrètes" et des "utopies réalistes" (...). Cette "figure moderne" n'est autre que celle d'un néoréformisme oeuvrant à la promotion d'une mondialisation à la fois "démocratique", "équitable", "solidaire" et "écologique". »
Ces éclairs de lucidité redonnent un peu d'espoir mais on retombe dans le ridicule à prétendre encore, malgré toutes ces objections, à une société idéale, sans classe, etc., alors qu'on doit simplement essayer de construire un système de production alternatif au productivisme capitaliste, ce qui ne serait déjà pas si mal. On se croirait revenu parfois aux beaux temps du communisme et de ses disputes byzantines sur l'aliénation, thème repris par les écologistes maintenant. Le pire, c'est qu'admettre que resteront quelques petits problèmes résiduels dans cette supposée terre promise passe pour une preuve d'intelligence !
Ils n'ignoraient pas non plus que, même « après le capitalisme », dans une hypothétique société sans classes, nombre de questions resteraient sans réponse évidente : le droit des enfants, la légalisation de la drogue, la pornographie, la prostitution, la liberté religieuse quand elle contredit l'égalité des genres, l'allocation de ressources médicales aussi coûteuses que les transplantations cardiaques, le traitement des animaux, le clonage, l'euthanasie...
Evidemment le mal existait avant le capitalisme (si cela a un sens de parler du Mal alors que la cause du mal est presque toujours le Bien!) et, si on devrait effectivement gagner en qualité de vie à sortir du capitalisme salarial, ce n'est pas ce qui réglera tous nos problèmes pour autant. Ces critiques ne visent pas plus particulièrement ce pauvre Albert, ni à faire triompher une théorie contre une autre (inutile de préciser qu'avec le PC, la LCR ou LO ce ne serait guère mieux!). Je ne me sens pas si éloigné des aspirations qui s'y expriment, je suis juste désespéré par leur caractère idéaliste, simpliste et normalisateur!
Il ne s'agit pas d'y opposer une alternative toute faite, mais il faudrait au moins partir des contraintes que n'importe qui d'autre rencontre lorsqu'il travaille la question : partir des nouvelles forces productives, de la nécessité de relocaliser l'économie et de sortir du productivisme. Les propositions qui me semblent pouvoir y répondre (coopératives municipales, monnaies locales, revenu garanti) ne sont pas de moi mais sont inspirées d'expériences concrètes ainsi que de Murray Bookchin, de Jacques Robin ou d'André Gorz, et seront à mettre en oeuvre selon toute une gamme de variations locales. Je suis bien conscient de leurs insuffisances mais c'est dans cette direction qu'il faut aller pour développer notre autonomie et construire une alternative adaptée à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain. Ce sont, en tout cas, des questions pratiques à résoudre localement (la relocalisation ne peut venir d'en haut!), avec réalisme et non avec la prétention d'abolir le marché, les classes sociales et toute aliénation ! Ce serait déjà une grande révolution que d'arriver à de nouveaux rapports de production qui tiennent compte des nouvelles forces productives et des contraintes écologiques qui s'imposeront de toutes façons, avec ou contre nous.
L'avenir se joue maintenant et il faut faire preuve de réalisme plus que d'utopie, en dénonçant le caractère utopique du productivisme capitaliste. Mais, bien sûr, la question du réalisme se pose avec de plus en plus d'acuité entre rapports de force à court terme et enjeux vitaux à plus long terme. Qu'est-ce que le réalisme aujourd'hui ? Est-ce la concurrence internationale contre laquelle on ne pourrait rien, le libéralisme qui nous dominerait pour toujours ? Est-ce la fin catastrophique du pétrole ? ou bien est-ce la prise de conscience que ce monde n'est pas durable, constater la catastrophe d'un monde qui va inexorablement vers un réchauffement aux conséquences incalculables ? Ce n'est pas dire que c'était tellement mieux avant, mais la maison brûle, ce n'est pas qu'un slogan, et nous devrons trouver rapidement des alternatives vivables qui ne régleront pas tous les problèmes et ne sortiront pas du cerveau d'un illuminé mais résulteront de la convergence d'expériences locales, avec toutes leurs limites, de ce que nous ferons, ici et maintenant (le peu que nous pourrons).
Les commentaires sont fermés.