La relocalisation de l'économie par les monnaies locales
La régulation monétaire entre inflation et chômage
L'argent fait tant de ravages que l'on se prend à
rêver d'un monde sans argent mais lorsque l'argent vient à manquer c'est
la misère qui s'étend dans toute l'Argentine,
l'économie qui se bloque, la circulation des biens qui
s'arrête, les pénuries qui s'installent, la faim qui
gagne... La solution ne s'est pas faite attendre et pour relancer les
échanges les Argentins ont très vite créé
des monnaies locales qui ont permis à la population de survivre
même si la plupart ont été abandonnées depuis que la devise nationale a
été de nouveau utilisable.
Rien de plus naturel que la monnaie. N'importe quoi peut servir de
monnaie d'échange selon les époques et les
climats : du chocolat, du sel, du sucre, des pierres,
de l'or, des billets, du travail, du temps, etc. Toute monnaie est
convertible dans une autre monnaie, et c'est
pour cela que la mauvaise monnaie finit toujours par chasser la bonne.
La monnaie remplit classiquement les fonctions d'unité de compte
(prix), d'instrument de transaction (échange) et de
réserve de valeur (capital). Cependant, la monnaie n'est pas un
intermédiaire neutre des échanges car trop de monnaie
produit de l'inflation
et ruine les rentiers en diminuant la valeur du
capital et des dettes du passé. Tant que cette inflation reste
maîtrisée, c'est d'ailleurs largement à l'avantage
des
jeunes, des investisseurs et des travailleurs actifs dont les emprunts
se réduisent
alors que les salaires et les profits suivent en général
la
hausse des prix.
Par contre, lorsque
la génération dominante vieillit, c'est la lutte contre
l'inflation, la défense du capital (des "économies") qui
devient
prioritaire pour les propriétaires, organisant la rareté de la monnaie. Cette politique
de rigueur a pour conséquence mécanique le chômage
de masse que nous connaissons. Lorsqu'il y a plusieurs millions de
chômeurs, de capacités de travail inemployées qui
ne trouvent pas à se valoriser, c'est largement par manque de
capacités financières et non
pas à cause d'une prétendue inemployabilité ou
paresse des chômeurs comme les libéraux le prétendent depuis toujours.
Il n'y a rien de plus injuste que de
vouloir transformer les conséquences catastrophiques de
politiques
macroéconomiques restrictives en condamnation morale des
exclus qu'elles produisent, comme si la masse des chômeurs
n'était constituée que de l'addition de tares
individuelles se multipliant soudain alors qu'on peut constater souvent
qu'une baisse des taux d'intérêt d'1/4 ou d'un demi point
est suffisante pour inverser le mouvement ! La
monnaie est un instrument essentiel de la "puissance" publique et la
base
de toute politique économique. Les
politiques keynésiennes ont démontré leur
efficacité sur le niveau de chômage depuis le New Deal
jusqu'à la "stagflation" de 1974 au moins (mais encore
aujourd'hui aux Etats-Unis), par simple création
monétaire, "injection de liquidités" dans
l'économie. Comme par "miracle", dès que les
affaires vont mieux les millions de prétendus inemployables
retrouvent de plus en plus les emplois qu'ils
méritent. C'est un fait mille fois vérifié (mais
pas toujours) qu'aucun économiste ne peut ignorer. Le
problème, c'est que moins il y a de
chômage et plus les
salaires augmentent, plus l'inflation s'emballe et les anciennes
richesses fondent comme neige au soleil... Ce sont donc les pauvres et
les
plus fragiles qu'on préfère sacrifier à la
préservation des
richesses accumulées, des avantages acquis, de l'héritage
du passé, en pratiquant une politique de monnaie forte qui se
traduit par
une confiance surévaluée dans la stabilité d'une
société qui se déchire. Non seulement la monnaie
n'est pas neutre mais elle est l'enjeu majeur de la politique et du
partage entre générations. Il y a urgence à
revenir vers un meilleur équilibre et retrouver les
instruments d'une régulation économique, la
maîtrise de notre environnement économique et humain.
Bien sûr, on ne peut faire n'importe quoi. Il ne suffit pas de
créer inconsidérément du pouvoir monétaire
car les mécanismes inflationnistes sont déclenchés
par n'importe quel type de monnaie, fut-elle locale, dès lors qu'elle prend une réelle ampleur. Ainsi, il faut
être conscient
qu'un pouvoir d'achat supplémentaire permettant
d'acquérir des produits locaux provoque immanquablement une
certaine inflation sur ces produits (une raréfaction et une
augmentation des prix) ce qui est la contrepartie
de
l'amélioration du revenu des producteurs. Il ne faut voir rien
de magique dans la monnaie. C'est un outil de régulation économique,
toujours menacé d'en faire trop ou pas assez, entre inflation et
chômage. Il n'est donc pas question d'appliquer une règle
rigide comme le voudrait la Banque Centrale Européenne qui sera
bien obligée
d'assouplir ses critères (indispensables certes en leur temps
pour
assurer la crédibilité d'une nouvelle monnaie). Une
monnaie se gère au jour le jour par corrections incessantes
comme tout phénomène chaotique. C'est le principe des
régulations cybernétiques par rétroactions (et que
Greenspan pratique de façon très réactive à
la réserve
fédérale américaine). Le
niveau local
étant le plus près de la réalité
vécue, c'est à ce niveau qu'une régulation par
rétroaction, une correction des dérives constatées
peut être le plus efficace et le plus immédiat.
Normalement, plus
l'organisation
est petite et plus les régulations ou adaptations y sont
rapides. Un des intérêts majeurs de monnaies locales
serait de ne pas pouvoir nourrir l'inflation immobilière qui
semble une caractéristique des sociétés
d'abondance (l'inflation des hauts revenus se traduit en inflation
immobilière diminuant les salaires réels).
Le plus important, c'est de comprendre qu'une monnaie ne vaut pas en
soi, sa valeur représente un pourcentage de la richesse sociale.
Il ne suffit pas d'accumuler de la monnaie ni d'ajouter de nouvelles
monnaies, la seule chose qui compte c'est le montant global de monnaie
et surtout sa répartition. La richesse du riche mesure
la pauvreté du pauvre (à nouvelle richesse, nouvelle
pauvreté). C'est pour la monnaie que le concept de
fétichisme s'applique le mieux, sa valeur n'est jamais dans sa
matière, fut-elle de l'or, mais dans le rapport social qu'elle
exprime. L'illusion est tenace devant l'apparente objectivité de
l'argent. Comme le fétiche, son pouvoir est pourtant
entièrement social, représentant une valeur commune,
reconnue et acceptée par tous, entièrement basée
sur la confiance et les représentations collectives. On peut
croire posséder un capital solide et le voir fondre ou
disparaître. Il suffit d'un afflux d'or soudain ou d'un krach
immobilier. Les immeubles restent pourtant debout, ce qui craque c'est
la demande, la valorisation sociale. Toutes les valeurs sont relatives,
les monnaies locales sont un outil de redistribution de la richesse,
créateur de richesse en cela même qu'elles permettent
à la fois la valorisation de compétences
inemployées et le renforcement de la solidarité sociale,
c'est-à-dire la réduction des inégalités.
Le capitalisme c'est le pouvoir de l'argent sous la forme de sa
concentration (le capital) mais cela signifie dès l'origine le
pouvoir aveugle d'un argent anonyme, de
marchés financiers lointains qui décident de nos vies
sans nous demander
notre avis. Les monnaies locales, en général à
durée de vie limitée et donc non capitalisables, sont
tout le contraire et l'instrument
du développement local, de la reterritorialisation
de
l'économie et de la valorisation des capacités
disponibles.
L'injection de liquidités a pour finalité la dynamisation
des échanges
locaux en même temps que le financement à moindre
coût de l'aide sociale
(la décentralisation de la gestion du rmi devrait en renforcer l'évidence) mais répétons
qu'il faut toujours ajuster les politiques à leurs
résultats. L'économie de la gratuité chère
à Bertrand de Jouvenel doit garder toute sa place là
où c'est profitable à tous (supprimant les coûts de
transaction), en particulier pour les biens immatériels
(information, logiciels libres, musiques, formation, santé, etc.). Il ne s'agit pas de
vouloir tout monétiser mais la
monnaie doit être considérée
comme un "système d'information" permettant d'ajuster l'offre
à la demande, d'orienter les ressources et de les
répartir, de manifester les pénuries et les
surproductions, de corriger les inégalités et les
déséquilibres. La monnaie locale est
l'instrument de la relocalisation de l'économie et de la
maîtrise de notre développement local comme une monnaie
nationale était l'instrument de l'indépendance nationale
et de la politique des nations.
Les Systèmes d'Echanges Locaux (SEL)
Conscients de ce rôle crucial de la création
monétaire, de multiples tentative de monnaies alternatives ont
vu le jour jusqu'aux monnaies virtuelles actuelles. Le privilège
de battre monnaie
n'est plus du tout réservé aux Etats, contrairement
à ce qu'on pourrait croire. Il peut donc y avoir toutes
sortes de monnaies mais l'important est de savoir quel est le pouvoir
qui la contrôle (banques, Etat, entreprises, associations,
individus ou communes) et il semble bien évident que la monnaie
dont nous avons besoin pour
relocaliser l'économie, c'est une
monnaie locale. Les SEL,
(Systèmes d'Echanges Locaux, LETS en anglais) basées sur
une monnaie fictive (le Sel) pour s'échanger des services, en
démontrent la viabilité et l'efficacité sur la
dynamisation des échanges locaux, mais à une
échelle encore bien insuffisante. Il faudrait en faire une
véritable monnaie municipale, sous contrôle
démocratique, au service d'objectifs de
développement humain et local. L'expérience des SEL
montre que
la création monétaire n'est en rien
suffisante, ce n'est qu'un élément d'un dispositif
destiné à développer les échanges locaux.
La monnaie locale doit impérativement être couplée avec une
coopérative municipale ou, du moins, des bourses locales d'échange (BLE) permettant de
multiplier les opportunités de valoriser des compétences
inemployées.
Tout ceci est faisable immédiatement.
Ce n'est pas dire qu'une monnaie locale ne pose aucun problème,
on a vu qu'elle peut produire les mêmes effets inflationnistes que
toute monnaie, mais ce sont des problèmes qu'on peut traiter au
plus près et de façons différenciées, selon les
situations, les équilibres locaux, les populations ou les
activités concernées. La plus grande partie des
problèmes rencontrés par les SEL concerne plutôt leur trop grande réussite dans la
dynamisation des échanges locaux et la valorisation des
compétences disponibles. Cela signifie, en effet,
l'ouverture
à de nouveaux concurrents de divers services (qui, de plus, échappent aux charges), ce qui
entraîne
plutôt
une baisse des prix et une déqualification des prestations, se
traduisant par une baisse de revenu des professionnels
qualifiés (et par les protestations des artisans
installés contre cette concurrence déloyale). C'est bien pour
protéger certaines professions qu'il y a actuellement des
"barrières d'entrée" à certaines activités
(exigence de diplômes ou charges forfaitaires obligeant à
un chiffre
d'affaire important si on ne veut pas perdre d'argent en travaillant!). Ainsi, il faut être conscient qu'on
empêche actuellement les gens de travailler (au noir) pour ne pas
faire
concurrence aux professionnels et préserver leurs revenus, ce
qui peut s'avérer effectivement indispensable dans un certain
nombre
de cas.
Ce sont des "effets pervers" qu'il ne faut pas prendre à la légère mais qui
peuvent être corrigés localement de façon plus
souple qu'au niveau national (bien qu'avec des risques de corruption et de clientélisme).
Des monnaies plurielles
Comme intermédiaire de l'échange, une monnaie a
plusieurs faces. On peut l'aborder par les services qu'elle
rémunère, comme on vient de le faire, par ses effets
inflationnistes sur les prix mais aussi par le
mécanisme de fixation des prix lui-même, qui n'est pas
forcément celui du marché (monétariser c'est
reconnaître la valeur d'un service, ce n'est pas forcément
le marchandiser). De fait,
la détermination du prix
des prestations locales
peut devenir un
véritable casse-tête qui empoisonne les SEL dès
lors qu'on ne veut pas laisser le marché décider de la
valeur des choses ou des personnes et faire un barème (comme il y a un
barème des salaires dans les conventions collectives). Il
n'est pas toujours mieux de laisser les gens se mettre d'accord entre
eux, alors que celui qui a besoin d'un service
peut n'y rien connaître ou ne pas disposer des capacités
sociales nécessaire à toute négociation.
Afin
d'éviter ces marchandages, les américains ont
inventé un type de monnaie qui n'en est pas vraiment une, se
rapprochant un peu plus du troc, ce qu'on appelle le "time dollar"
permettant de simples échanges de temps (1 heure de
ménage ou de bricolage contre 1 heure de langues
étrangères, de garde d'enfants, etc.). C'est un principe facilement
compréhensible et qui a sa pertinence dans la sphère domestique notamment mais qui n'est pas
généralisable car beaucoup trop
favorable au
travail non qualifié (les travailleurs qualifiés n'y
trouvent pas leur compte). Il est tout-à-fait impossible de
l'appliquer au
"travail virtuose" dont le temps de formation ou de préparation
est disproportionné par rapport au temps de la prestation
elle-même. Il y a aussi un nombre de plus en plus grand de services qui relèvent de la "résolution de
problèmes" (comme l'informatique) et ne peuvent se mesurer au
temps passé, impossible à prévoir. Cela ne veut
pas dire qu'on pourrait se passer de tout échange de temps mais
qu'il faut se
situer dans le cadre de monnaies plurielles plutôt qu'une
monnaie alternative unique.
La
manière la
plus simple de créer une monnaie locale et dynamiser les
échanges locaux, c'est de créer une coopérative
municipale utilisant sa propre monnaie,
sur le modèle des SEL mais de façon plus officielle et
avec plus de moyens. Cela n'empêche pas de créer d'autres
monnaies en dehors de la coopérative, selon les priorités
locales, les publics qu'on veut
toucher et les services qu'on veut développer. C'est ce qu'on
appelle les "monnaies-affectées" dont les tickets restaurants
sont l'exemple le plus courant. On peut
créer par exemple des monnaies spécifiques à un
grand ensemble ou un quartier, pour y favoriser les échanges de
voisinage (bricolage, formation, ménage, soins). Il peut y avoir
une monnaie réservée à l'économie solidaire (le SOL) ou qui fonctionne comme carte de réduction (le "Robin", monnaie associative,
peut ainsi donner droit à un rabais de 20% sur les prix en
Euros, le reste étant payé en Robins gagnés dans le
bénévolat). On peut allouer
des allocations en monnaie locale à certaines catégories
de résidents et déterminer les prestations auxquelles
elles peuvent servir (ce qui n'est pas sans risque de stigmatisation),
ou bien essayer de gagner des artisans, des
commerçants, des entreprises à cette monnaie qui
n'est pas utilisable hors d'un territoire donné et n'est pas
entièrement convertible dans les autres monnaies (la conversion
doit être possible dans certains cas, au moins annuellement, mais
avec une perte
plus ou moins forte de 75% à 50%, ce qui constitue une
économie d'autant pour le budget municipal). De toutes
façons, la circulation monétaire sur le territoire
concerné doit rendre inutile une bonne part de la conversion en
devises "extérieures". C'est tout le pari des
monnaies plurielles. Des
mutuelles pourraient utilement
participer
à la gestion, la convertibilité et la
crédibilisation de ces monnaies. On est encore dans
l'expérimentation
même si on dispose déjà de toute une histoire riche
et variée.
Entre régulations locales et globales
Il ne s'agit pas de présenter les monnaies locales comme un remède miracle qui
résoudrait tous nos problèmes mais de mettre en place un
dispositif
complet d'échanges locaux (coopérative
municipale) avec une politique monétaire gérée
démocratiquement par les municipalités, au service de l'intérêt commun et
de l'amélioration du sort des plus démunis. Des
arbitrages sont constamment nécessaires entre
intérêts opposés, selon les équilibres
locaux, les périodes ou les dynamiques en cours. Non seulement
la monnaie est un pouvoir, mais c'est toujours la monnaie du pouvoir,
incarnant un compromis social, des choix de société. La monnaie est
la base d'une repolitisation de l'économie en même temps
que de sa reterritorialisation. Etant
donné ce caractère
local, on ne peut rêver qu'un schéma
identique s'applique partout, par contre cela renforce la
nécessité d'une coordination entre municipalités
puisque les résultats
d'une politique sont étroitement liées à son
environnement immédiat. Les politiques locales dépendent
inévitablement d'entités plus globales (Nation ou Europe)
et ne peuvent s'y substituer ni vivre en autarcie d'aucune
façon. Une
monnaie locale dépend étroitement du territoire qu'elle
couvre mais aussi de son environnement extérieur et ne saurait
remplacer les devises convertibles.
Il y a plusieurs niveaux de
régulation et donc des projets plus larges de monnaies
solidaires ont leur utilité mais à condition de s'appuyer sur
de véritables monnaies locales et de nouveaux rapports de
proximité, une citoyenneté locale, une économie
communale et solidaire. Le but
premier des monnaies locales, c'est une reterritorialisation de
l'économie protégée des marchés financiers,
c'est de servir de valeur d'échange pour les
services de proximité et d'être au service du
développement humain et local, d'une alternative au
productivisme qui ne peut se construire que par le bas, au niveau de la "communauté de communes".
Enfin, il faut souligner que les
monnaies locales pourraient peut-être faciliter la mise en place
d'un revenu garanti,
de plus en plus indispensable avec le développement du travail
immatériel et intermittent, même si cela
devrait être un droit universel et relève plutôt de
l'Europe ou des gouvernements nationaux, mais on ne peut nier que le
niveau de revenu a aussi un caractère local (l'accès aux
ressources du territoire). Il
ne faudrait pas pour autant en demander trop aux monnaies locales, et,
surtout, ne
pas oublier que les
résultats dépendront de la politique menée, de sa
justesse et de sa prudence. Du moins, on doit être
persuadé que
l'offre de monnaie constitue un outil puissant de régulation des
échanges. C'est un
élément qui devrait être pris en compte par toute
politique locale aussi bien qu'européenne.
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