Hegel écologiste à la fin du temps

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On n'en a jamais fini avec Hegel. J'ai déjà critiqué à plusieurs reprises l'idée de fin de l'histoire, contestant les interprétations politiques courantes qui en faisaient une forme de théodicée. Cette histoire sainte qui finit en paradis n'est certes pas complètement absente chez Hegel bien qu'elle n'ait plus tout-à-fait, à la fin, la naïveté du partisan enthousiaste de la Révolution Française qui y voyait la réalisation de la raison. Pour mieux saisir comment Hegel pensait réellement la fin de l'histoire, dans l'Etat de Droit universel, ainsi que de la philosophie dans les sciences, c'est-à-dire l'achèvement du savoir absolu, de la pensée qui se pense elle-même parvenue à la pleine conscience de soi, il m'a semblé qu'il n'y avait rien de plus utile que de juxtaposer la fin de la Logique, de l'Encyclopédie et de la Phénoménologie, ce qui nous permettra d'en tirer quelque enseignement sur notre actualité confrontée sur tous les plans à la question de la fin, conscience de soi et de notre finitude qui nous ramène aux urgences immédiates.

La fin de la Logique, en premier lieu, résonne en effet avec l'époque où notre liberté confrontée au savoir des risques écologiques s'engage dans les actions nécessaires dictées par le discours scientifique. Je ne prétends pas épuiser le sujet mais c'est l'interprétation que je défendrais ici, non pas donc d'une transformation du monde mais de sa préservation ou son amélioration, sa rationalisation où l'individu garde une part active essentielle - interprétation qui n'est pas incompatible avec la volonté d'aller dans le sens de l'histoire à condition de ne pas le confondre avec l'utopie d'un idéal subjectif.


Logique III, Le concept

C'est la constatation que j'avais terminé en 1997 ma structure de la Logique par son aboutissement dans le système (p391) qui m'a fait apparaître à quel point cela ratait la véritable fin de la Logique intégrant sa processualité. Certes, il y avait de bonnes raisons de s'en tenir au système, cercle de cercles qui revient à son point de départ. C'est incontestablement une fin et qui correspond à la réputation du "système hégélien" mais aujourd'hui (en 2021) cela m'apparaît pourtant très fautif, ramenant à Spinoza, critiqué longuement dans l'introduction à la IIIème partie de la Logique sur le Concept, car perdant ainsi la négativité du sujet et la temporalité de l'histoire qui nous a mené jusque là ("Est-il devenu complètement objectif à lui-même, il est alors sans le procès de la vitalité. L’accomplissement de son commencement est la mort de son être-là" p155). C'était surtout compter pour rien les deux dernières pages de la Logique qu'on ne peut considérer comme superflues, réintroduisant la liberté et l'activité individuelle dans la réalisation du nécessaire et de l'universel car, comme il le dit ailleurs, "l'universel doit se réaliser par le particulier" et "ce qui est actif est toujours individuel".

1.Position, résultat
2.Opposition
3.Unité extérieure
Jugement dialectique
L'autre d'un autre
analyse
Unité du soi
Internalisation
synthèse
p382-383

Le Positif singulier
Immédiat prouvé
p384-386

(infini)
(fini)
4.Division intérieure
5.Identité temporelle
Contenu fini
Nouveau commencement
p386-389
Le Système
Cercle de cercles
p391

Pour prétendre accéder à la conscience de soi finale, le système comme cercle de cercles (encyclopédie), où la fin se reboucle sur le commencement devenu résultat, doit restituer son parcours historique, la processualité de son apprentissage historique, science où le subjectif est devenu objectif, Nature ("l'universel est communiqué au royaume du contenu" p388). Le retour à l'immédiateté de l'être présent se distingue ainsi du premier commencement qui partait de l'être abstrait indéterminé, la présence vide, car il s'agit désormais d'un être déterminé, connu et dans sa relation consciente au sujet, situé, mais pour autant, "l'idée du connaître absolu est encore logique, elle reste enfermée dans la pensée pure et la subjectivité" (p392) et comme idée doit s'ouvrir à l'extériorité de l'être, s'y confronter dans le faire, "devenir commencement d'une autre sphère et science" pour accéder à l'effectivité si "Tout ce qui est effectif est une idée".

Même la méthode de la vérité sait le commencement comme quelque chose d’imparfait, parce qu’il est commencement, mais elle sait en même temps cet imparfait comme quelque chose de nécessaire. p390

Ce qui commence est déjà, et pourtant tout aussi bien il n’est pas encore. Être et non-être sont donc en lui en union immédiate ; ou le commencement est leur unité indifférenciée. L’analyse du commencement donnerait ainsi le concept de l’unité de l’être et du non-être - ou dans une forme plus réfléchie, l'unité de l’identité et de la non-identité. Ce concept pourrait être regardé comme la première, la plus pure définition de l’absolu. p46

Dans son achèvement, où dans son objectivité il a aussi bien la forme de la liberté, le concept adéquat est l'Idée. La raison, qui est la sphère de l'Idée, est la vérité dévoilée à soi-même, où le concept a sa réalisation purement-et-simplement conforme à lui et libre dans la mesure où il connaît ce monde objectif comme sien dans sa subjectivité, et celle-ci dans celui-là. p64

L'esprit connaît l'idée comme sa vérité absolue, comme la vérité qui est en et pour soi ; l'idée infinie, dans laquelle connaître et faire se sont égalisés, et qui est le savoir absolu d'elle-même. p281

En tant que l'idée se pose comme l'unité absolue du pur concept et de sa réalité, elle se rassemble dans l'immédiateté de l'être, elle comprend la totalité dans cette forme - Nature. Mais ce n'est pas un être-devenu et un passage comme précédemment du concept subjectif à l'objectivité ou de la finalité subjective à la vie. p392 (399)

Le passage est plutôt à comprendre comme l'idée qui se déprend elle-même librement, absolument sûre d'elle et en repos en soi. En raison de cette liberté, la forme de sa déterminité est tout autant - celle de l'extériorité de l'espace et du temps qui est absolument sans subjectivité - Dans la mesure où elle était seulement l'immédiateté abstraite de l'être, elle se trouvait saisie par la conscience comme simple objectivité et vie extérieure, mais dans l'idée absolue elle demeure en et pour soi la totalité du concept, et la science dans sa relation du connaître à la nature.

Cette décision de l'idée pure de se déterminer comme idée extérieure se pose comme médiation à partir de laquelle le concept s'élève comme existence libre qui en allant à soi à partir de l'extériorité accomplit par soi sa libération dans la science de l'Esprit et trouve le concept suprême de lui-même dans la science logique, c'est-à-dire comme concept se comprenant. p393 (506)

3.Unité
2.Opposition
1.Position
Liberté
Vie active objective
p392
Nature
Universel immédiat
p392
Le système
Savoir de soi
p391
5.Identité temporelle
4.Division
(fini)
(infini)
Idée extérieure
Subjectif devenu objectif
Unité théorie et pratique
Espace et temps
Position assumée
p393

Effectivement, le "Système" reste ouvertement du côté de la connaissance certes objective mais qu'il faut dépasser dans l'activité rationnelle du sujet qui n'est pas spectateur passif entièrement déterminé par l'extérieur mais liberté d'action, non pas arbitraire non plus mais esprit actif qui doit faire le nécessaire prouvé, où "la liberté se montre comme la vérité de la nécessité" (p36), l'activité du connaître et l'activité de la pensée épousant alors seulement la nature des choses (dans leur usage et manipulation ou fabrication), unifiant le connaître et le faire (verum ipsum factum disait Vico) dans la réaction déterminée (informée) et la technique (qui relie "la théorie et la pratique, la pensée et l'action" comme dit Kostas Axelos). C'est donc à la fin seulement que le contenu universel de l'idée théorique rejoint l'idée pratique comme résultat dernier, devenant effectivement nouveau commencement, aux prises avec le réel immédiat, et science agissante.

On verra peut-être mieux dans la "petite logique" ci-après que la liberté venant à la fin ne désigne pas l'arbitraire mais tout au contraire la libération de ses particularités et déterminismes au profit de la raison, des sciences universelles et de la pure extériorité. Ceci pour mieux assumer sa position effective, son être-là, dans l'espace et le temps ouverts à sa liberté d'action, autonomie indispensable pour faire le nécessaire donc et non pas faire n'importe quoi. On est bien dans une philosophie de l'extériorité et de déterminations écologiques du sujet par son environnement où, cette fois, le temps ne disparaît pas comme à la fin de la Phénoménologie, car il n'est plus temps logique, temps de l'histoire et d'un passé dont la réflexion après-coup enrichit la conscience de soi, désormais achevée, mais temps de la finitude et de l'action vitale, du projet et de la réalisation de l'idée pratique, de la mise en acte du savoir (il y a bien 2 temps, temps de l'histoire subie, dialectique, et temps post-historique compris dans ses déterminations, ce que Heidegger ne comprend pas à la fin de son cours sur la Phénoménologie p223-234 car pour lui "le temps est l’essence originelle de l’être" comme existence). Ainsi, reconnaître le réel comme rationnel n'est pas identifier tout-à-fait le devoir-être à l'être comme concept réalisé, du moins pas sans l'activité requise du sujet (moral et connaissant). Ce qu'on va vérifier dans l'Encyclopédie maintenant.

 


Encyclopédie des sciences philosophiques

Logique (dite petite logique)

L'aboutissement dialectique du savoir de soi dans l'unité avec l'autre, comprenant son contenu par ses déterminations extérieures et sa forme logique, méthodique, c'est "le concept réalisé, c'est-à-dire le concept contenant dans son être-pour-soi l'être posé de ses déterminations" §242 p233.

L'activité combine subjectif et objectif, supprime leur unilatéralité (§234). Ainsi la vérité du bon est posée, en tant qu'elle est l'unité de l'idée théorique et de l'idée pratique, laquelle consiste en ce que le bon est atteint (§235 p230). L'idée absolue en tant qu'unité de l'idée subjective et de l'idée objective est le concept même d'idée (§236 p231). Dans sa forme l'idée est toute dans la méthode de son contenu, c'est-à-dire dans le savoir déterminé de la succession rigoureuse de ses moments (§237 p231). Cette marche progressive est aussi bien analytique que synthétique. §239

Ce par quoi nous avons commencé était l'être, l'être abstrait, et désormais nous avons l'idée en tant qu'être; mais cette idée qui est, c'est la nature.

Sa liberté absolue consiste pour l'idée devenue intuitive [partant de la perception du donné immédiat], non pas simplement à passer dans la vie, mais bien dans sa propre vérité absolue de soi, à prendre la décision de congédier librement le moment de sa particularité, c'est-à-dire de son premier acte de détermination et de sa première altérité, de congédier l'idée immédiate en tant qu'elle était son reflet, de se congédier elle-même en tant que nature. §244 p234.

Philosophie de l'Esprit

C'est pourquoi l'essence de l'esprit est formellement la liberté, la négativité absolue du concept comme identité avec soi. Selon cette détermination formelle, il peut faire abstraction de tout ce qui est extérieur et de sa propre extériorité, de sa présence même; il peut supporter la négation de son immédiateté individuelle, la souffrance infinie, c'est-à-dire se conserver affirmatif dans cette négation et être identique pour lui-même. Cette possibilité est en elle-même l'universalité abstraite de l'esprit, universalité qui-est-pour-elle-même. §382 p352 (cf. aussi §11-12, §79-82)

L'Esprit absolu, la Philosophie (fin)

C'est seulement en se dépouillant de la forme pure et infinie, l'ipso-manifestation qui est chez elle l'unilatéralité du subjectif dans laquelle elle est la vanité de penser, qu'elle peut être une pensée libre qui a tout ensemble sa détermination comme contenu absolu et a ce contenu comme objet dans un penser qui n'en est pas moins libre (§571 p488), comme penser conscient de lui-même (§572). Ainsi la philosophie se détermine comme un connaître de la nécessité du contenu de la représentation (§573). Ce concept de la philosophie est l'idée se pensant elle-même, la vérité sachante, c'est-à-dire l'universalité garantie de son contenu concret comme de son effectivité (§574). La science apparaît ainsi comme un connaître subjectif dont la liberté est le but. §576

Finalement, dans l'idée de la philosophie, la raison se sachant elle-même comme l'absolument universel, est le moyen terme qui se scinde en esprit et nature. L'esprit est présupposé à l'activité subjective de l'idée et la nature comme l'extrême universel et l'objectivité du processus de l'idée. Le jugement dialectique par lequel l'idée se partage originairement en ces deux phénomènes en fait ses manifestations (celles de la raison qui se sait elle-même) et les unifie de telle sorte que c'est la nature même de la chose, son concept qui se meut progressivement, se développe ; et ce mouvement est tout aussi bien l'activité du connaître. L'idée éternelle qui est, comme esprit absolu, éternellement auprès de et pour elle-même, se met en action, s'engendre et jouit d'elle-même. §577 p500

C'est là où ça dérape, à la toute fin, dans les derniers mots faisant miroiter la jouissance de la pure ipséité (narcissique voire masturbatoire), et qui s'abrite de l'autorité d'Aristote avec la citation finale ci-après de la Métaphysique faisant de la contemplation et de la conscience de soi le but de la philosophie alors même qu'Aristote privilégiait lui aussi l'activité. Simplement, il considérait la contemplation comme étant l'activité la plus libre car pensée de la pensée, pensée de Dieu, court-circuit trompeur évacuant les autres (le désir) et l'activité vitale (le besoin) aussi bien que la question de la réalisation de l'idée, remplacés par la jouissance du savoir, du pouvoir qu'il donne et les supposés bénéfices de la philosophie, de l'auto-nomie qu'elle procure par rapport à la dureté du réel qu'il suffirait de comprendre pour le supporter ("Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas maudire, mais comprendre" intimait Spinoza, pas de sentiment, cette faiblesse que Kant appelait le pathologique!). L'encyclopédie se termine donc par cette longue citation d'Aristote qu'il reprend à son compte :

La pensée qui est par soi est la pensée de ce qui est en soi le meilleur, et la pensée la plus haute est la pensée de ce qui est le meilleur de tout. Or, l'intelligence se pense elle-même en saisissant l'intelligible et devient ainsi intelligible à soi au contact de son objet et en le pensant, de sorte qu'alors il y a identité entre l'intelligence et l'intelligible; puisque l'intelligence comme réceptacle de l'intelligible est possession en acte de l'intelligible. L'actualité de l'intelligence plutôt qu'en puissance constitue semble-t-il son caractère le plus divin et se trouve au plus haut degré dans l'acte de contemplation qui est la béatitude suprême et ce qu'il y a de meilleur.

Si Dieu jouit éternellement de cette félicité que nous ne connaissons que par instants, c'est déjà admirable ; et plus admirable s'il est dans un état encore meilleur, ce qui est le cas. Et la vie est certes présente en lui, car la pensée en acte est vivante, et Dieu est cette actualité même, actualité qui est la vie de Dieu, parfaite et sans fin. Aussi nous disons que Dieu est un vivant éternel, le meilleur de tous ; si bien qu'une vie et une éternité continues et sans fin sont inhérentes à Dieu ; car c'est cela même qui est Dieu.
Métaphysique, livre douzième, Λ II, p682


Propédeutique

Ce sont les cours, simplifiés, donnés par Hegel aux élèves du lycée qu'il dirigeait. On se demande ce qu'ils ont pu comprendre mais cela permet de clarifier certains points.

Phénoménologie

Notre savoir habituel ne se représente que l'objet qu'il sait; il ne se représente pas en même temps lui-même, c'est-à-dire le savoir même. Or le tout qui est donné dans le savoir ne se réduit pas à l'objet, il contient aussi le Je qui sait, et la relation réciproque entre moi et l'objet : la conscience. §1 p89

La Raison

La raison est la suprême union de la conscience et de la conscience de soi, c'est-à-dire de la connaissance d'un objet et de la connaissance de soi. Elle est la certitude que ses déterminations ne sont pas moins objectives, qu'elles ne sont pas moins des déterminations de l'essence des choses qu'elles ne sont nos propres pensées. Elle est, en une seule et même pensée, tout à la fois et au même titre, certitude de soi, c'est-à-dire subjectivité, et être, c'est-à-dire objectivité. §40 p100

En d'autres termes : Ce que nous discernons grâce à la raison est un contenu, qui 1°) ne consiste pas en nos propres représentations ou pensées, par nous-même produites, mais contient l'essence des choses, telles qu'elles sont en elles-mêmes et pour elles-mêmes, c'est-à-dire une réalité objective, 2°) qui pourtant n'est pas quelque chose d'étranger pour le Je, de donné au Je, mais qui est pénétré par lui, approprié à lui et, par conséquent, tout aussi bien engendré par lui. §41

Ainsi le savoir de la raison n'est pas la simple certitude subjective, mais également vérité, car la vérité consiste dans l'accord, ou, plutôt, dans l'unité entre la certitude et l'être, c'est-à-dire dans l'objectivité. §42 p101

Il faut souligner qu'au lieu d'être une spontanéité arbitraire, une pure intériorité subjective, esprit et raison sont reçus de l'extériorité objective, nos pensées sont logiquement déterminées par notre position dans l'espace et dans le temps, reconnaître les déterminations de nos pensées étant une façon de s'en libérer et constituant à la fin le savoir absolu de soi.

Logique

Le concept est, pour une part, le subjectif, pour une autre part l'objectif. L'idée est l'union du subjectif et de l'objectif. Tout ce qui est effectif est une idée. §6

L'idée

L'idée est l'unité du concept et de la réalité, le concept dans la mesure où il se détermine lui-même et où il détermine sa réalité même, ou en d'autres termes la réalité effective qui est comme elle doit être et qui contient son concept même. §104 p134

Dans l'idée de connaissance et de conduite, le subjectif s'affronte à la réalité du concept c'est-à-dire à l'objectif, et leur union s'y trouve produite. §106

L'idée absolue est le contenu de la science, c'est-à-dire la considération de l'univers dans son adéquation au concept, c'est-à-dire du concept rationnel, tel qu'il est en lui-même et pour lui-même et tel qu'il est dans le monde de façon objective ou réelle. §107 p135

Idée du savoir ou de la vérité

Le savoir absolu est le concept qui est à lui-même son propre objet et son propre contenu, et qui est, par conséquent, sa propre réalité. §84 p161

La démarche ou méthode du savoir absolu est aussi bien analytique que synthétique. §85

Dans la connaissance absolue, le concept n'est pas moins commencement que résultat. §86

Le concept devenu réalité est en même temps une unité qui représente nécessairement en elle le mouvement de réalisation. §87

La science est la connaissance conceptuelle de l'esprit absolu. Par l'acte qui saisit cet esprit sous la forme du concept, tout élément étranger est supprimé dans le savoir et ce dernier a atteint à la parfaite égalité avec lui-même. Il est le concept qui est son propre contenu et se conçoit lui-même. §208

Le savoir n'est pas seulement résultat mais processus actif et dialectique d'apprentissage historique dont il faut non seulement se souvenir pour le comprendre vraiment mais qu'il faut prolonger en acte réintroduisant la négativité active du sujet ("Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer" ?).


Phénoménologie de l'Esprit

Tout vient de la "Phénoménologie de l'Esprit" qui est la première formulation du système où il y a déjà plusieurs fins (de la morale, de la politique, de l'art, de la religion) à chaque fois dépassées jusqu'au savoir absolu, dans "la pure égalité avec soi-même dans l’être-autre" (Préface, IIIème partie chapitre 3, p48)

Ainsi la suite des positions morales aboutit finalement à valoriser la réflexion, le sujet étant réintroduit dans le devoir universel avec "la conscience qui examine la loi" et se l'approprie, l'interprète, l'adapte, unifiant subjectif et objectif, l'individu avec l'universel, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant ce n'est pas encore la fin de l'histoire car la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s'impose est bien celle de l'impuissance de toute théorie générale à rendre compte des choix pratiques particuliers, tombant dans l'arbitraire. Cette section s'achève donc par la reconnaissance que la théorie dépend plutôt de la pratique, conséquentialisme qui est passage au politique et en détermine la perspective.

Un peu de la même façon, la dialectique politique ne s'arrête pas à la Révolution française supposée avoir mis la raison au pouvoir car le règne qui commence alors du volontarisme et des idéologies politiques mènera au pire, la liberté absolue d'une volonté générale agissante sombrera dans la Terreur, l'affirmation de l'unité du peuple souverain face à la menace extérieure mènera à la chasse aux simples suspects, à la négation des droits individuels et au durcissement des divisions. La défense libérale de l'individu en sortira renforcée au nom d'une nouvelle conscience morale, représentée par Kant, admettant cependant la relative ineffectivité du pur devoir universel. Du coup, l'action effective suscitera la bonne conscience inébranlable de celui qui sait que l'action ne vaut que par ses bonnes intentions (qui pavent l'enfer). Ce repli sur la subjectivité individuelle cherchera à s'objectiver dans la reconnaissance des autres, unifiant les consciences de soi, mais d'abord dans l'étalage de sa belle âme indifférente à ses réalisations effectives, ce que le jugement moral condamnera durement comme manifestant plutôt son réel mépris de l'autre. Il y a ensuite un parallèle entre la fin de la morale et celle de la moralité politique (ou du Droit), le singulier étant réintroduit dans l'universel, devant "renoncer à la dureté de son universalité abstraite", où c'est la Loi qui est fautive dans sa rigueur aveugle, ne pouvant éviter que son propre jugement ne se condamne à son tour soi-même et confesse ses fautes, s'égalisant enfin à l'autre dans le Pardon et la reconnaissance mutuelle entre pauvres pêcheurs reconnaissant leurs fautes autant que leur communauté, fraternité ou solidarité (et l'action collective).

On retrouve le même thème dans le passage de la religion au savoir absolu, passage de la foi au savoir par la reconnaissance de "l'inégalité de l'être dans sa singularité avec l'universalité", péché originel qui nous prend toujours en défaut, mais reconnaissance aussi de "l'inégalité de l'universalité abstraite avec le Soi" exigeant de réintroduire le singulier dans l'universel comme conscience de soi active. Le savoir absolu est savoir d'un sujet et c'est seulement en tant qu'il intègre ses limites et son négatif, l'aliénation dans l'être-autre, que l'absolu désigne bien l'ipséité du savoir et son mouvement.

Donc ce qui, dans la religion, était contenu ou forme de la représentation d'un autre, cela même est ici opération propre du Soi... Cette ultime figure de l'esprit, l'esprit qui a son contenu parfait et vrai, donne en même temps la forme du Soi et réalise son concept en restant tout autant dans son concept au moment où il le réalise : c'est le savoir absolu. Ce savoir est l'esprit qui se sait soi-même dans la figure de l'esprit, ou est le savoir conceptuel. p302

Ce savoir est le pur être-pour-soi de la conscience de soi ; il est Moi qui est ce Moi-ci et pas un autre, et qui en même temps aussi immédiatement est médiat ou est Moi supprimé et universel. p303

De même que le système n'est pas le dernier mot de l'histoire, le savoir absolu ne s'arrête pas à la conscience de soi immédiate mais doit y réintroduire la temporalité de l'histoire qui a été nécessaire pour cette prise de conscience. C'est là qu'il est fait état d'une fin du temps comme aboutissement logique, comme fin de l'apprentissage historique aboutissant à l'unité sujet/objet, et non pas fin de l'activité individuelle ni de l'accumulation des savoirs, intégrant au contraire sa temporalité, sa processualité, et répondant aux nécessités immédiates du présent concret, conscience de son être objectif dans l'espace, ainsi que du temps donné à l'activité subjective.

Le temps est le pur soi extérieur, le concept seulement intuitionné ; quand ce concept se saisit soi-même, il supprime sa forme de temps, conçoit l'intuition et devient intuition conçue et concevante. - Le temps se manifeste donc comme le destin et la nécessité de l'esprit qui n'est pas encore achevé au-dedans de soi-même, la nécessité de réaliser ce qui n'est d'abord qu'intérieur et de le révéler, c'est-à-dire de le revendiquer et de le lier à la certitude de soi-même. p305

Le mouvement par lequel il éduque la forme de son savoir de soi est le travail que l'esprit accomplit comme histoire effective. p306

C'est seulement après avoir abandonné l'espérance de supprimer l'être-étranger d'une façon extérieure que cette conscience se consacre à soi-même. Elle se consacre à son propre monde et à la présence, elle découvre le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas pour descendre du monde intellectuel. p306

Dans cette science les moments du mouvement de l'esprit ne se présentent plus comme des figures déterminées de la conscience mais comme concepts déterminés et comme leur mouvement organique fondé en soi-même. p310

Le savoir ne se connaît pas seulement soi-même, mais encore le négatif de soi-même ou sa limite. Savoir sa limite signifie savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l'aliénation dans laquelle l'esprit présente son mouvement de devenir esprit sous la forme du libre événement contingent, intuitionnant son pur Soi comme le temps en dehors de lui, et de même son être comme espace... Mais l'autre côté du devenir de l'esprit, l'histoire, est le devenir qui s'actualise dans le savoir, le devenir se médiatisant soi-même, - l'esprit aliéné dans le temps ; mais cette aliénation est aussi bien l'aliénation d'elle-même; le négatif est le négatif de soi-même. Ce devenir présente un mouvement lent et une succession d'esprits, une galerie d'images dont chacune est ornée de toute la richesse de l'esprit, et elle se meut justement avec tant de lenteur parce que le Soi doit pénétrer et assimiler toute cette richesse de sa substance. p311

Au sein de son immédiateté, l'esprit doit recommencer depuis le début aussi naïvement, extraire de cette figure sa propre grandeur comme si tout ce qui précède était perdu pour lui, et comme s'il n'avait rien appris de l'expérience des esprits précédents ; mais la récollection du souvenir, les a conservés. Si donc cet esprit recommence depuis le début sa culture en paraissant partir seulement de soi, c'est cependant à un degré plus élevé qu'il commence. p312

Le but, le savoir absolu, ou l'esprit se sachant lui-même comme esprit, a pour voie d'accès la récollection des esprits (...) Leur conservation, sous l'aspect de leur être-là libre se manifestant dans la forme de la contingence, est l'histoire ; mais sous l'aspect de leur organisation conceptuelle, elle est la science du savoir phénoménal. Les deux aspects réunis, en d'autres termes l'histoire conçue, forment la récollection et le calvaire de l'esprit absolu, l'effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans lequel il serait la solitude sans vie ; seulement - "Du calice de ce royaume des esprits écume jusqu'à lui sa propre infinité". p312-313

On l'a vu plus haut : "La science apparaît comme un connaître subjectif dont la liberté est le but" §576. La science est ce qui nous permet d'être "maître et possesseur de la nature" comme disait Descartes (pour la médecine) et donc Hegel pourra dire dans les "Leçons sur la philosophie de l'histoire" (p346) que le but de l'histoire est plutôt le développement de "l'Idée de liberté qui n'est qu'en tant que conscience de la liberté" (pour être libre, il faut se savoir libre). La conscience de soi et de sa liberté est bien l'âme du savoir absolu. On peut illustrer cette liberté du savoir absolu envers les figures d'une histoire achevée, par le post-modernisme mêlant librement les formes artistiques du passé qui ne sont plus des enjeux actuels de la conscience de soi. Cela n'empêche pas que cette liberté répond aux nécessités du moment et comprend la nécessité de la dialectique de ces figures historique, histoire conçue ouvrant à l'effectivité d'une activité infinie. Même si elle n'est plus progrès d'une conscience de soi subjective devenue entièrement objective et rationnelle, elle reste active et vivante. Pour Kojève, "C’est donc bien la Conscience d’abord dépendante, servante et servile qui réalise et révèle en fin de compte l’idéal de la Conscience-de-soi autonome - et qui est ainsi sa vérité".

On peut conclure que le temps post-historique de la société du savoir, règne de la science, de la technique et du droit, est le temps de l'action concrète (sous rationalité limitée) avec nos faiblesses humaines et notre fragilité, temps de l'écologie et de l'intériorisation de l'extériorité, des contraintes environnementales, de la préservation de notre avenir. Le savoir absolu, c'est que la vérité et le temps sont entre nos mains malhabiles et que désormais nous pouvons construire rationnellement notre avenir commun en toute conscience et responsabilité des conséquences de nos actes.

Nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas mais ce n'est jamais gagné d'avance car la démocratie cognitive qui devrait être notre futur semble plus éloignée que jamais et ce qu'il faut contester encore une fois de la vision de Hegel, c'est la foi béate d'une réconciliation finale avec un monde qui nous reste pourtant étranger et hostile, l'extériorité ne se résorbant pas dans le savoir et une providence divine, toujours exposés à la mort, la souffrance et les injustices comme aux catastrophes cosmiques, naturelles ou sociales, la part du hasard, des probabilités et du non-sens qui reste, la division de la pensée et de l'être enfin.

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2 réflexions au sujet de “Hegel écologiste à la fin du temps”

  1. Dès son titre, l'article annonce que ces réflexions sur la logique hégéliennes ne sont pas vaine érudition mais ont des implications politiques pour une action écologiste guidée par les sciences. Pour le compléter, on peut l'illustrer par la différence de cette perspective collective et scientifique avec l'individualisme subjectif que peuvent professer des philosophes médiatiques, en particulier sur la question de l'espérance et du réalisme qui résonne avec la fin de la Logique passant de la théorie à la pratique. On connaît la rengaine spinoziste de Comte-Sponville : "Espérer un peu moins pour agir et aimer un peu plus" qui pourrait y ressembler sauf qu'on voit bien qu'on a une injonction morale d'un côté et un processus historique de l'autre. Il ne s'agit pas en effet de valeurs morales héritées par transmission mais d'un réel effectif dépassant l'individu. Les espérances ne sont pas individuelles, simples erreurs de jugement, mais sont héritées des idéologies du moment comme des modes. S'il a fallu se défaire des espérances révolutionnaires que nous avaient léguées Mai68, c'est que le communisme rêvé avait lamentablement échoué, qu'il était majoritaire dans le monde au temps de notre jeunesse et s'est effondré depuis. Rien de personnel là-dedans et j'ai montré comme Guy Debord n'avait fait que reprendre (et prendre au sérieux) tous les poncifs de l'époque dont il se croyait le plus critique.

    Encore une fois, Hegel est très loin des injonctions genre espérez un peu moins sinon vous serez punis dans votre chair. C'est l'expérience historique qui réfute nos espérances collectives et nous décide à l'action dans notre lieu et notre présent. On ne choisit pas ses espérances mais notre tâche collective est d'apprendre un réalisme qui se règle sur ses résultats. Il ne s'agit pas d'une sagesse individuelle, d'une sérénité passive et fataliste devant la catastrophe annoncée mais d'un destin commun et d'enjeux vitaux. On voit la différence (et que comprendre le monde n'est pas l'approuver quand il conduit au désastre).

    On voit aussi que c'est loin d'être gagné. Au lieu de la fin de l'histoire annoncée, l'évidence du grand écart entre le devoir-être et l'être hystérise encore les oppositions et nourrit un retour des désirs d'absolu, répétition de la dialectique des extrémismes ne produisant qu'après-coup le vouloir rationnel, ce passage de l'idée théorique à l'idée pratique, et seulement sous la pression extérieure et non de conversions idéologiques.

    La manifestation massive de la connerie humaine où s'affrontent des folies croisées, met en évidence à quel point nous n'avons pas la maîtrise des événements, ballottés par les mouvements de foule. La perspective est donc assez lointaine de surmonter ces passions politiques, ces idéaux inaccessibles ou criminels, pour se consacrer enfin aux actions nécessaires afin d'éviter le pire, et qui ne sont pas si faciles. Au lieu de la simple application d'un savoir assuré, la gestion par la science de la pandémie a été assez erratique, les spécialistes divisés comme toujours, ce dont il faut désormais tenir compte mais d'un côté chacun se croyait autorisé à donner son avis jusqu'aux plus ignorants colportant des rumeurs ; de l'autre une conception dogmatique, voire étatique, de la science a voulu s'imposer au nom d'un prétendu consensus (le cercle de la raison) et de l'état d'urgence. D'un côté le subjectivisme d'une post-vérité imbécile mais de l'autre une trompeuse sur-vérité (comme dit Aurélien Barreau), dogmatisme jouant un peu trop de l'argument d'autorité ou de la loi du nombre. On n'est pas au bout de la dialectique où "le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre".

    Impossible de trop espérer, non, mais au lieu de vouloir réussir sa vie, s'en faire un film, et de se contempler le nombril, il faudra bien élaborer collectivement une stratégie réaliste pour traverser la tempête et nous sortir de ces mauvais pas. La question n'est pas de profiter de la vie maintenant mais de profiter du temps présent pour agir collectivement et produire des résultats. Je dis cela alors même que cela paraît presque impossible et apparemment désespéré dans l'ambiance actuelle. Du coup, nous pourrions être quand même les héros de l'histoire, son avant-garde éclairée, mais pour cela il faut être lucide et ne pas croire détenir la vérité (savoir sa limite, les limites de son savoir) ni une toute-puissance paranoïaque (de la belle-âme), la bonne volonté en contexte d'information imparfaite devant guider son action sur les recherches scientifiques en progrès dans leur progrès contradictoire.

  2. Une des raisons qui m'avait reconduit à Hegel, c'est d'avoir lu que pour Jean Améry, le nazisme avait été perçu par les intellectuels allemands comme incarnant la réalisation de l'idée, se réclamant de Hegel et de sa théorie de l'Etat (pourtant pur contresens).

    L’esprit y a été d’autant plus facilement englouti qu’il s’est perverti avec « l’État SS » qui a réussi à « paraître raisonnable ». « L’État SS » a maquillé sa démence, il s’est fait passer pour la réalisation suprême de l’esprit et de la philosophie allemande. Améry le note avec une ironie grinçante : « tout le monde ici devenait hégélien », « l’État SS » apparaissait aux yeux de tous « comme un État dans lequel l’Idée se réalisait ».

    https://k-larevue.com/jean-amery-melancolie-de-lesprit-europeen/

    La morale kantienne qui ne fait pas de sentiment a été aussi invoquée pour expliquer l'extermination sans remords des nazis mais il est vrai que l'ombre de Hegel se mêlait à l'exaltation nietzschéenne dans un mélange inconsistant pour convaincre que la folie hitlérienne était le triomphe de la raison (et de la volonté). Hannah Arendt avait elle aussi fait part de son effarement devant la conversion au nazisme de son entourage, à cette passion identitaire qui revient, phénomène qui a été bien réel comme d'autres mouvements de foule et menant à l'abjection, au rejet de l'autre bouc émissaire de tous les maux et finalement à son auto-destruction.

    Pour Jean Améry, "tout le monde ici devenait hégélien", ce qui est une exagération mais revalorise le rôle d'un hégélianisme populaire qui était effectivement très présent bien qu'assez éloigné des Principes de la philosophie du Droit, de la liberté individuelle et de la société civile qui y sont défendus. Heidegger lui-même en plein nazisme avait annoncé un cours sur Hegel et l'Etat, la salle étant pleine d'uniformes nazis pour la séance d'ouverture et se vidant illico quand il annonce avoir changé de sujet et qu'il parlera de logique à la place ! L'idée était bien présente d'une justification hégélienne de l'étatisme mais elle ne résistait pas à l'examen. On fait dire vraiment ce qu'on veut aux philosophes dont on se sert et c'est d'autant plus paradoxal que le nazisme n'est pas un étatisme, l'Etat étant soumis au Parti et doublé par ses organes.

    En tout cas, rappeler cette époque sinistre identitaire et raciste permet aussi de voir la différence avec son retour décomplexé actuel, qui n'est plus une projection dans l'avenir mais aujourd'hui entièrement tournée vers le passé, ce qui ne durera pas par définition, trompeuse nostalgie des temps heureux qui n'arrête pas le temps qui passe et la transformation du monde ni le changement climatique. Plutôt que les droits de la raison, ce que revendique l'extrême-droite serait au contraire le droit de la déraison et de l'ignorance, d'être un gros con et de l'assumer contre le politiquement correct. La dialectique continue même si ce n'est pas drôle mais le futur est au souci de l'avenir (et l'unité planétaire).

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