Toujours étranger en terre étrangère

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La fin de l'histoire hégélo-marxiste n'aura pas lieu
L'homme n'est pas chez soi ni dans le monde ni dans l'universel et pas plus dans l'Etat de droit. Bien que notre situation historique soit celle de la conscience de soi de l'humanité nous promettant une fin de l'histoire radieuse, c'est surtout la conscience du négatif de notre industrie et sans que cette conscience de soi globale arrive à une grande effectivité. Cette ineffectivité est notre actualité, dont il faut prendre conscience pour en tenir compte, non pour rêver la supprimer. Les grandes conférences internationales et la prise de conscience climatique ne sont pas rien mais elles rendent manifeste l'insuffisance des mesures prises et les limitations d'un pouvoir politique qui ne va guère au-delà, comme en économie, d'une gouvernance à vue. On est loin d'un Homme créateur du monde à son image, de l'idée qui donne forme à la réalité et commande au réel alors qu'on court plutôt après, en se contentant de colmater les brèches la plupart du temps. Ce dont il faut prendre conscience, c'est qu'il ne saurait en être autrement. L'existence est l'expérience de cette scission de la pensée et de l'être, du vouloir et du possible (du moi et du non-moi).

L'Etat universel en formation changera certainement la donne (après un conflit majeur?) mais il n'aura pas la toute-puissance totalitaire qu'on lui prête, plus proche de la commission européenne sans doute. Comme nous, dans nos vies, comme tout pouvoir, l'Etat universel devra prendre conscience de ses limitations, d'un devoir-être qui se cogne à un réel qui lui résiste, à l'extériorité du monde où le nécessaire n'est pas toujours possible pour autant. Le réel ne disparaît pas dans l'Etat, même s'il n'a plus d'extérieur étatique. S'il y a une compréhension ultime du monde, la vérité de la nature et de l'existence, c'est celle de la contradiction, du conflit et de la division qui règnent sur toutes choses. En reconnaître la nécessité ne peut en annuler la douleur dans une réconciliation finale alors que c'est tout au contraire notre juste révolte contre l'ordre établi qu'il faut affirmer, et aucun amor fati célébrant ce monde inégalitaire, aucune appartenance mystique à l'Être ou béatitude d'une connaissance du troisième genre qui nous ferait prendre le point de vue de Dieu pour justifier l'injustifiable.

Ce n'est pas parce que nous sommes un produit du monde que ce serait pour autant notre monde, ce n'est pas parce que ce serait le meilleur des mondes possibles - car le seul réel - que nous pourrions nous en satisfaire et nous y sentir chez nous. En fait, la contradiction entre ce réel et nos idéaux rend plutôt difficile à comprendre qu'on puisse y être heureux. Certes, la nature est généreuse, nous procurant de quoi nous réjouir de très peu parfois, des bonheurs petits ou grands, en proportion de nos malheurs ordinairement. On peut goûter aussi des jouissances transgressives mais pourtant, dans son fond, l'être parlant, l'homme de culture vit la contradiction de sa nature avec l'universel, c'est une conscience malheureuse et inquiète même si elle connaît des moments intenses de satisfaction et de victoire. Qu'on cherche à dépasser cette contradiction est la prétention de toutes les sagesses, philosophies, mystiques, jusqu'à la promesse de fin de l'histoire de Hegel et Marx, mais la seule sagesse serait au contraire de reconnaître cette contradiction comme irréductible, affirmation d'un matérialisme dialectique et du dualisme matière/esprit ne s'unifiant que dans la pratique.

C'est par un artifice purement verbal que Spinoza a pu unifier la pensée et l'étendue qui sont des ordres distincts sans aucune commune mesure, même s'ils ne sont pas sans interactions. Faire de la pensée l'envers de l'étendue n'a aucun sens pas plus que de faire du software l'envers du hardware. J'ai été sensibilisé au dualisme d'abord par l'opposition de l'énergie et de l'information qui recoupe l'opposition de l'entropie et du vivant, du monde des causes et du monde des fins que rien ne peut faire confondre sinon l'action atteignant son objectif, le travail produisant son objet, le prédateur ingérant sa proie, l'ensemble des forces de vie enfin qui luttent contre la mort. La séparation est originaire, il n'y a pas unité mais contradiction entre ces dimensions dont la rencontre est toujours ponctuelle. D'ailleurs, Hegel ne dit pas autre chose : "Puisque l'idée est un processus, l'expression qui fait de l'absolu l'unité du fini et de l'infini, du penser et de l'être, etc., est, nous l'avons souvent rappelé, fausse ; car l'unité exprime une identité abstraite, paisiblement fixée [...] Or, dans l'unité négative de l'idée, l'infini dépasse le fini, le penser l'être, la subjectivité l'objectivité" §215. Ce qu'il faut réfuter, c'est l'espoir que la reconnaissance de la contradiction permettrait de la dépasser dans une synthèse dépourvue de négativité.

La fin de la politique

Le problème que je me pose n'est pas d'abord philosophique, c'est la question pratique de l'impuissance politique, notamment devant la nécessité écologique, et l'échec de l'idéalisme partout présent, l'inadéquation enfin du militantisme aux enjeux concrets, enfermé dans le subjectivisme et le conflit des valeurs. On croule sous les appels aux consciences qui ne changent rien mais font plaisir à leurs auteurs et signataires. C'est dans un second temps que j'interroge ce qui dans la philosophie a pu nourrir cette impuissance et ce qui, dans son idéalisme, fait miroiter faussement une résolution finale, voire son caractère inévitable jusqu'à Hegel et Marx (la fin de l'histoire politique et l'Etat universel sans classes). Cette croyance dont il faudrait se débarrasser imprègne la pensée politique plus qu'on ne croit. Il faut marteler qu'accepter la contradiction n'est pas l'annuler ni s'en excepter ni promettre de la résoudre. L'existence, c'est d'abord cette confrontation à l'extériorité qui nous bouscule et nous résiste. Même si la science est la vérité de la nature, il y a toujours extériorité du savoir et de la vérité.

La nouvelle interprétation "matérialiste" de Hegel que je tente part de la reconnaissance de cette contradiction dialectique ne pouvant s'achever, du dualisme irréductible de la pensée et de l'être. L'achèvement de la Logique par cette reconnaissance devrait plutôt annoncer la fin de l'idéalisme totalisant et unilatéral, et donc des politiques volontaristes comme des grandes idéologies au profit de "l'idée pratique", du possible effectif. L'opposition persiste du sujet et de l'objet, de la volonté et des puissances matérielles, de l'esprit et de la nature (dans l'Encyclopédie, la Logique est suivie de la dialectique de la nature avant la dialectique de l'esprit). Même si notre souci de l'avenir se projette bien dans une "histoire conçue", la dialectique historique et le travail du négatif en font encore très largement une "histoire subie" qui nous échappe, où les choses ne se passent jamais comme prévu, où l'avenir reste incertain malgré toutes nos protections sociales qui cherchent à diminuer l'incertitude (ce qui est la fonction de l'information).

L'aliénation du Droit

L'auto-développement des sciences et techniques témoigne de cette autonomie de l'évolution cognitive relativement indépendante de nous et de notre conscience subjective, au moins sur le long terme. Il faut y ajouter l'évolution du Droit qui manifeste également un progrès de la raison et de la liberté qu'on s'attribue bien légèrement comme conquête de notre subjectivité, alors qu'on n'a fait le plus souvent qu'en hériter et qu'on peut y voir tout autant, comme Hegel le souligne, une aliénation de la subjectivité. Mettre ce progrès du Droit sur le compte des luttes de nos parents, luttes qui ont pu avoir lieu localement, n'explique ni son universalité, ni son progrès historique. En effet, le Droit a beau être beaucoup plus dépendant de l'histoire locale que les sciences universelles, et pouvoir connaître des régressions (dialectiques), son développement reste relativement autonome sur le long terme avec la convergence de différentes traditions (d'abord dans les empires).

Dans un premier temps, l'empire du Droit romain et de la propriété privée a été durement ressenti par les Grecs qui y perdaient leur rôle politique de citoyen qu'ils ressentaient comme leur plus haute liberté, leur dignité d'hommes libres. On retrouve la même nostalgie à notre époque de la souveraineté perdue des assemblées en arme. Il est clair que la pacification sous l'empire du Droit ne se fait pas sans perte ni aliénation, et pourtant il est tout aussi clair que le Droit est un progrès sur l'arbitraire, dépouillant la liberté de ce qui la contredit et la rend impossible socialement. Sur un autre plan que les techniques, le Droit fonde ainsi notre liberté objective. C'est le Droit impersonnel (les yeux bandés de la justice), dans son automaticité et son universalité, qui nous constitue comme individu détaché de sa communauté et rend les libertés effectives - en limitant la liberté arbitraire du Maître et la pression de la communauté sur ses membres. Dès l'origine, la rationalité et l'universalité du Droit (tout comme plus tard la sécurité sociale) prononcent la dissolution des liens préférentiels au profit d'une communauté anonyme qui est la condition d'une liberté objective ne dépendant pas d'une autre volonté.

Pour Hegel, tout l'édifice du Droit repose sur la personnalité juridique, distinguant l'homme libre de l'esclave, et sur la propriété qui délimite "la sphère extérieure pour sa liberté" (p88) et quelles sont "les choses sous son pouvoir extérieur" (p91), les propriétés dont elle peut disposer à sa guise. Cela n'exclut pas la possibilité de propriétés communes mais vouloir abolir la propriété privée serait donc bien abolir la liberté individuelle (on doit pouvoir tout de même limiter le droit de propriété, notamment pour des raisons écologiques objectives).

Il faut souligner comme la liberté ici, "liberté des modernes", n'a plus rien d'héroïque ni d'une essence divine qui serait au départ. Elle n'est aucun mystère ineffable nous faisant choisir le Bien ou le Mal (juste une marchandise plutôt qu'une autre!), aucune qualité particulière, mais une construction sociale procédant par l'intériorisation des contraintes d'une Loi écrite et argumentée. Si cette aliénation de notre nature immédiate s'impose à nous et perdure au lieu d'en briser les chaînes, c'est tout simplement d'être productive. Le développement économique commence souvent par le respect des lois et les lois qui restent sont celles qui se sont révélées productives (dans l'après-coup), faisant preuve de leur rationalité mais, là encore, on voit bien que l'individu en est moins le créateur que le produit.

L'Etat universel et la fin de l'histoire

L'évolution économique est contrainte même à tenter de la planifier, ce n'est pas notre projet réalisé. Or, l'étonnant, c'est qu'aussi bien Hegel que Marx, qui avaient fait pourtant la démonstration que la raison dans l'histoire ou les forces productives étaient plus déterminantes que les passions humaines ou leurs idéologies, continueront malgré tout à faire d'une figure mythifiée de l'Homme l'origine du Droit ou de la transformation du monde par les travailleurs. Si c'était le cas, cela justifierait en effet de dépasser toutes les contradictions et ferait du monde économique l'expression de l'humanité des travailleurs. C'est pourtant ce qu'on ne peut plus soutenir à l'ère de l'écologie confrontée au négatif de notre production comme à l'accélération technologique. Si on doit les suivre dans la mise en évidence de surdéterminations historiques, ce n'est donc pas jusqu'à s'imaginer qu'en prendre conscience pourrait les faire disparaître !

Ce qu'il faut déconstruire, c'est bien l'idée d'une fin de l'histoire venant achever notre calvaire, histoire sainte hégélo-marxiste dont Kojève était le meilleur représentant. Le dimanche de la vie qu'il nous promettait était supposé combiner l'Etat universel et homogène, au niveau global, avec la reconnaissance individuelle du citoyen-travailleur (soldat-producteur), dans l'illusion que l'esclave deviendrait le Maître et un guerrier risquant sa vie, alors que c'est bien plutôt le Maître qui doit courber l'échine dans l'Etat de Droit et que le travailleur ne fait pas du tout ce qu'il veut, son produit n'est pas l'expression de sa personnalité même s'il objective ses compétences. Kojève s'appuie essentiellement sur la dialectique du Maître et de l'esclave à laquelle il donne une importance démesurée. On ne peut pourtant la prendre trop au sérieux, n'ayant rien d'un événement historique. C'est une sorte de robinsonnade qui met en présence deux consciences isolées, sans histoire préalable, alors que, bien sûr, tout être parlant est déjà dans une communauté de langage et de culture, avec une position sociale, ses appartenances de classe et une personnalité développée depuis l'enfance par les rapports familiaux. Toute situation est déjà comprise, jouée d'avance. Il y a malgré tout une vérité dans le retournement qui est la revanche de l'esclave sur le Maître, devenu dépendant de son serviteur. C'est ce qu'illustre le fait que l'économie a pris le pas sur le militaire, mais il ne faut pas exagérer le triomphe des travailleurs qui restent dominés par l'argent devenu le Maître universel. Une lecture attentive donne une vision moins flatteuse que l'interprétation marxisante et révolutionnaire, puisque si la servitude est un moment nécessaire de la conscience de soi et de l'universel, c'est parce que l'esclave se maîtrise (par la contrainte), apprend à travailler pour un objectif, atteindre des finalités, et se défait ainsi de son égoïsme naturel, obligé à la reconnaissance de l'autre (sans lutte).

Pour se gouverner soi-même, il faudrait d'abord avoir été gouverné. Ce contrôle de soi opposé aux explosions de violence de la fureur guerrière constitue incontestablement la condition de possibilité de l'Etat (du devoir, de la Loi, du monopole de la violence), condition plus généralement d'un esprit objectif historique (culture et civilisation des moeurs). Si la servitude accède à la liberté, ce n'est donc pas une liberté subjective, l'absence de contraintes, ce n'est pas la liberté du Maître, mais une liberté soumise et qui reste servile par quelque côté. On le voit bien lorsque cette liberté objective construite par le Droit va jusqu'à une autonomie subie qui n'est ni indépendance ni épanouissement mais consiste à devoir se débrouiller tout seul et reste vouée au travail d'une vie dans l'organisation productive. L'importance de la domestication de l'homme par l'homme est vérifiée par l'archéologie, avec des transformations semblables à celles de nos animaux domestiques (augmentation de l'empathie et baisse de la testostérone). Notre dénaturation est d'origine et bien sensible dans notre soumission à la dette (de sang ou d'honneur). La liberté du travailleur n'est pas une liberté souveraine et dominatrice mais une liberté qui intègre la contrainte, voire la renforce, ce qu'on constate avec la libération sexuelle qui exige une plus grande maîtrise des instincts (pouvoir résister à un corps dénudé). La libération est bien réelle, objective, mais comporte sa dose d'aliénation et se paie de névroses et refoulements, ce que Freud appelait le malaise dans la civilisation qui ne fait que s'aggraver dans nos sociétés hypermodernes.

Même si on peut en attendre des progrès de nos libertés, d'autant plus rapidement qu'on se battra pour, sans doute, on ne peut faire de l'Etat universel en formation l'émanation de notre subjectivité, pas plus que la marchandise ne procède de la subjectivité du travailleur (plutôt du consommateur, son maître). Hegel s'était enthousiasmé pour la Révolution française mais avait compris que seuls importaient les institutions et le code civil (napoléonien). L'Etat est l'émanation du Droit objectif et de ses médiations, pas de l'expression subjective immédiate des citoyens, et plus on est à un niveau global, plus on est dans la technocratie et la gouvernance sans que puisse beaucoup intervenir les préférences individuelles. C'est la fin de l'histoire politique dans le sens que lui donne Kojève (p467) "d'un monde qui ne peut plus être nié par l'action" (il faut ajouter sauf localement) mais pas du tout parce qu'il serait parfait ! Au fond Hegel annonce une bureaucratie rationnelle, qui est pour lui "l'esprit de l'Etat" (quand Marx dira que c'est l'Etat sans esprit) où même le prince-président, qui représente pourtant l'individualité libre, n'y a qu'un rôle subalterne, celui d'apposer sa signature sur des lois élaborés par d'autres. On peut se plaindre à juste titre du gouvernement par les nombres comme inhumain et souvent trop simplificateur. Il est certain qu'il ne nous représente pas, mais c'est parce qu'il est rationnel et universel (toujours améliorable). L'unification du monde par les institutions internationales et les traités ne peut laisser beaucoup de place à une "démocratie" qui d'ailleurs n'était viable pour Aristote comme pour Rousseau qu'au niveau de la cité et n'a sens aux autres niveaux que d'obtenir le soutien d'une majorité (ou de la plus grosse minorité).

L'individu dans l'histoire

Non seulement les techniques et le Droit mais l'Etat et la politique s'autonomisent et nous échappent. La belle unité de l'individu jusqu'aux plus hautes manifestations de l'esprit vole en éclats pour ne plus être que l'impuissance de l'individu face au système et sa rationalité anonyme. Quelle est donc la place de cette singularité inadéquate à l'universel et qui se trouve étrangère en terre étrangère, dans un monde inhumain qu'elle n'a pas choisi et ne fait pas sien, plein d'injustices et de risques contre lesquels il faut se prémunir, uns par uns, avec une rationalité limitée et les moyens de l'époque ? Malgré tout, de n'être pas des sages ni même véritablement les acteurs de l'histoire (des techniques, du Droit, de la politique), n'empêche pas de vouloir être reconnus comme plus qu'animal, être-parlant et conscience morale, pouvant risquer sa vie pour tenir parole mais voulant surtout être désiré, désir de désir. Notre monde à nous, c'est celui des autres, de nos relations sociales, de nos appartenances, de communautés qui ne sont pas anonymes cette fois mais personnifiées, de la vie quotidienne enfin. C'est par là qu'on se prend aux discours ambiants (qui ne viennent pas de nous) et qu'on participe cahin-caha au monde extérieur du Droit, de la technique, de l'économie - et finalement de l'évolution, effet en retour de l'information, réel de l'après-coup et d'une extériorité dans laquelle on tente difficilement de s'orienter, non pas le simple développement d'une essence humaine ou d'une origine qui se déploierait dans tous les domaines, pas plus que simple reflet de l'extériorité mais sa dure confrontation, illusions perdues de l'enfance et désir de l'Autre. On peut même dire que c'est à cause de cette extériorité imprévisible que l'histoire est le développement de la liberté et non d'une essence figée ou d'un peuple trop servile.

Une citation de Kojève, que j'ai si souvent donnée comme la meilleure formulation de l'hégélo-marxisme unissant l'individu à l'histoire, permettra de mesurer la distance prise avec ce qui était une présentation un peu trop positive de l'histoire et une rationalisation systématique un peu trop forcée, comme la philosophie en produit si souvent pour nous rassurer (se non è vero, è ben trovato) :

Dire que l'Absolu est non seulement Substance, mais encore Sujet, c'est dire que la Totalité implique la Négativité, en plus de l'Identité. C'est dire aussi que l'être se réalise non pas seulement en tant que Nature, mais encore en tant qu'Homme. Et c'est dire enfin que l'Homme, qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné, mais Action créatrice (= négatrice du donné). L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir, qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but" (Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné, et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre (Werk). (Kojève. Introduction... p 533)

Le premier glissement, est le glissement de l'Esprit à l'Homme, qui ne va pas de soi, puisqu'on a vu qu'on a affaire à des processus relativement autonomes, la logique et la physique sont vraiment universelles - dans toutes les galaxies. Ce qui est vrai, c'est l'importance du langage qui nous fait des parlêtres, des êtres de culture opposés à la nature. Les hommes se veulent au-dessus de la nature mais en tant qu'être parlant justement et non pas espèce humaine. La dualité nature/culture ne dépend pas tant de la conscience que du langage et de la différence ontologique entre le signifiant et le signifié.

Le couplet très heideggerien sur notre discours qui révèlerait l'être est encore plus douteux alors qu'il le recouvre plutôt. Il est vrai qu'on vit dans un monde commun, un langage commun, et en fonction de l'avenir, dans l'inquiétude du lendemain, mais on peut douter qu'on ne soit Homme que par nos oeuvres, que l'homme soit ce qu'il fait (comme Sartre le pensait aussi). Ce qui nous fait hommes, c'est plutôt nos relations sociales d'abord (l'homme, c'est le rapport à l'homme) et notre personnalité juridique ensuite. Cette valorisation excessive des créatifs est une idéologie dominante actuellement, aussi trompeuse que de faire du travail de l'esclave son oeuvre, ce qui est simple dénégation du réel des causalités extérieures (y compris dans les styles artistiques). Valoriser le projet en soi peut être tout aussi trompeur car le but est souvent imaginaire, et tant de projets abandonnés, pures illusions collectives alors que ce sont des forces matérielles qui décident finalement, les projets réalisés étant les seuls possibles, dictés par la situation. Ce ne sont ni les passions, ni les finalités individuelles qui font l'histoire et plutôt ses ratés. La vérité, c'est qu'on est parlé plus qu'on ne parle, on est une créature de notre temps plus qu'un créateur - et l'oeuvre est toujours ratée, même pour Rimbaud, le plus fulgurant, le plus précis, le plus honnête. Il n'y a pas de réconciliation finale avec le monde qui n'est pas notre oeuvre et qu'il faudra toujours réparer comme on peut. Nous devons à la fois reconnaître ce monde comme le nôtre, car nous n'en avons pas d'autre, et, en même temps, comme n'étant pas notre monde au sens qu'il n'est pas notre produit encore moins notre idéal et que nous restons en opposition à lui comme son négatif, luttant contre ses injustices.

Cette conscience a en premier lieu exprimé abstraitement l'unité immédiate de la pensée et de l'être, de l'essence abstraite et du Soi [...] Cependant l'esprit s'écarte avec horreur de cette unité abstraite, de cette substantialité privée de Soi, et affirme contre elle son individualité. p307

C'est seulement après avoir abandonné l'espérance de supprimer l'être-étranger d'une façon extérieure, c'est-à-dire étrangère, que cette conscience, puisque le mode étranger supprimé est le retour dans la conscience de soi, se consacre à soi-même. Elle se consacre à son propre monde et à la présence, elle découvre le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas pour descendre du monde intellectuel. Phénoménologie de l'esprit, p306-307

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3 réflexions au sujet de “Toujours étranger en terre étrangère”

  1. J'ai une vision assez personnelle des questions philo, du fait de mon inculture sur le sujet. Ce que je vois, ce sont des réalités en interaction et des lois physiques qui s'imposent. Parmi les réalités, il y a les êtres vivants avec leur "pour" qui les différencient bien des éléments non vivants. Parmi les êtres vivant, il y a les humains, avec leurs dispositions sociales, leurs capacités cognitives et un imaginaire puissant, capable même de (trans)figurer la réalité de façon très convaincante, non fiable, de l'idéologiser, mais qui permet à un groupe d'avoir une forte cohésion. Ensuite, il y a les questions de stabilisation des systèmes, les inerties (y compris de trajectoires), les mécanismes de régulation et d'évolution qui nous dépassent de très loin.
    Quand un groupe animal, une espèce, se retrouve en déséquilibre avec son milieu, il lui arrive des catastrophes. Nous en sommes là et ça fait frémir.

  2. J'aurais pensé que le droit, fondé sur la liberté abstraite (par exemple celle de la propriété privée) nie la liberté effective et concrète. Cela étant, le droit n'est pas la justice. Les traités actuels qui légalisent le "libre-échange" me semblent à ranger dans la catégorie de la "régression dialectique" du droit, en lieu et place d'un progrès.

    • Le droit, c'est ce qui limite la liberté du renard dans le poulailler. C'est donc bien une limitation de la liberté subjective mais ce qui rend effective la liberté de tous. Il est sûr que faire de la propriété privée le fondement de notre liberté objective va à l'encontre de notre formation, de Proudhon à Marx. C'est qu'on a une conception "naturelle" de la liberté alors que c'est une construction sociale. Sinon, seul le Maître est libre.

      C'est le problème avec le libre-échange, il nous met en concurrence inégale (selon la théorie de Ricardo des avantages comparatifs, qui sont souvent fiscaux de nos jours) mais il est bien basé sur le droit qui garantit l'échange et se complexifie avec l'expérience. On voit avec Trump que le protectionnisme, dans son arbitraire, n'est que la loi du plus fort (même si c'est un aveu de faiblesse). Le protectionnisme est désirable pour la stabilité écologique et sociale mais pour ne pas être arbitraire il doit se baser sur des règles de droit universels (comme la distance entre le producteur et le consommateur pour les circuits courts). Le protectionnisme ne nous sauvera pas du capitalisme, ni de la modernisation, ni des "destructions créatives", hélas. Ce n'est pas l'utopie qu'on peut rêver...

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