J'aime bien Carlo Rovelli et je suis bien incapable de juger ses théories, que ce soit la gravité quantique à boucles ou l'interprétation relationnelle et relativiste de la mécanique quantique, mais si une physique relationnelle le mène à des formulations qu'une philosophie écologique ne saurait renier, rejoignant de très anciennes spiritualités, il vaut mieux sans doute se garder de sauter directement de l'une à l'autre.
Le monde émergeant d’une conception relationnelle de la physique quantique n’est plus constitué d’éléments indépendants avec des caractéristiques spécifiques mais d’éléments dont les propriétés n’apparaissent que par rapport à d’autres éléments. La réalité en devient ponctuelle, discontinue et de nature probabiliste.
L’interprétation relationnelle nous empêche de décrire le monde physique dans sa globalité : on peut seulement décrire une partie du monde par rapport à une autre.
Comprendre que nous n’existons pas en tant qu’entité autonome nous aide à nous libérer de l’attachement et de la souffrance. C’est précisément en raison de son impermanence, de l’absence de tout absolu, que la vie a un sens et est précieuse.
Cette proximité jointe à la difficulté d'adhérer à plusieurs de ses théories (la place de l'observateur, les réalités multiples, la réversibilité mécanique) m'a incité, non pas à le réfuter, ce qui serait d'une prétention ridicule, mais à présenter une conception alternative, me paraissant plus rationnelle, ce qui, on le sait, n'est pas du tout un gage de sa vérification en physique mais peut susciter des éclaircissements.
C'est surtout l'occasion d'essayer de limiter le déterminisme quantique au niveau quantique justement et non aux autres niveaux, notamment celui du vivant, y réintroduisant une part de liberté, certes très limitée mais qui est au moins la part de doute et de réflexion, d'un vouloir tâtonnant tendu vers sa finalité, son objectif.
Dans ce cadre, qu'on ne puisse avoir une conception globale du monde ne tiendrait pas tant au relativisme de la relation (au perspectivisme nietzschéen) qu'à une multiplicité de niveaux, notamment selon les échelles de grandeur ou d'organisation (passage de la quantité à la qualité) laissant place à de nouvelles déterminations (et degrés de liberté).
L'intérêt de passer d'une théorie du tout à une multitude de niveaux et de théories partielles est surtout de permettre d'introduire du jeu dans le déterminisme physique ainsi que des causalités non mécaniques - impliquant l'information, la vie, c'est-à-dire des actions finalisées, se réglant sur le résultat, inversion de la causalité où l'effet devient cause. Il s'agit de ramener les lois physiques à leur échelle propre, réduire la portée des interactions, notamment quantiques, à ce que Gilles Cohen-Tannoudji appelle leur horizon, la limite spatio-temporelle de ces "théories effectives" à leur niveau, laissant place ensuite à des lois émergentes aux niveaux supérieurs - et non pas relativement à l'observateur.
Pas besoin d'observateur non plus pour que la gravitation force la localisation des particules quantiques en corps pesants, situés sans ambiguïté cette fois, faisant perdre la non-localité quantique au niveau macroscopique. La force de gravitation semble insuffisante au niveau des particules mais à partir d'une masse minimale (sans parler d'une masse planétaire), elle se prouve plus que suffisante pour passer du monde quantique non-local au monde classique gravitationnel - par effondrement de la fonction d'onde - sans intervention d'un observateur là encore. Le réel existe bien en dehors de nous et il n'est pas quantique. Si le temps universel de Newton a été réfuté car le temps est relatif, c'est en un sens précis et universel, temps propre qui dépend de la vitesse et de la gravitation. La dilatation relative du temps est absolument objective, loin de points de vue multiples. Certes, il y a bien une pluralité de temporalités, comme autant de trajectoires qui se croisent, mais c'est autre chose même si ces temporalités propres à des processus objectifs ne dépendent pas non plus du point de vue extérieur.
A l'opposé de la différenciation entre monde classique et quantique, au cantonnement de la physique quantique à l'échelle quantique, certains, pas seulement Hugh Everett, prétendent considérer l'univers entier comme une seule fonction d'onde (la "fonction d'onde universelle"), ou même plus modestement à considérer un laboratoire avec son expérimentateur comme une fonction d'onde unique, comme s'il n'y avait que des interactions quantiques déterministes et des processus linéaires. Non seulement on ignore ainsi la barrière quantique/classique et la décohérence mais on élimine surtout des pans entiers de la réalité et notamment l'incertitude biologique ou cognitive, qui est d'un tout autre ordre que l'indétermination quantique, que ce soit la pulsion animale ou l'action humaine, introduisant l'erreur dans l'équation et de nouvelles ruptures de seuil (catastrophes de René Thom). Ces tendances hégémoniques de la physique quantique fondamentale témoignent de ne pas avoir intégré les limites entropiques, chaotiques et biologiques, limites de l'échelle où elle peut s'appliquer.
La quantification du monde est absurde, la réalité n'est pas quantique, il n'y a pas continuité entre l'instabilité quantique et la stabilité cosmique, de l'espace gravitationnel, sur des temps astronomiques insensibles aux fluctuations quantiques. Ce n'est pas un malheureux hasard qu'on ne puisse voir (sauf exceptions) des propriétés quantiques dans notre monde macroscopique où la matière n'est plus une onde d'états superposés mais un solide pesant. Il n'y a pas continuité des équations mais bien rupture, décohérence, changement de nature. Il est du coup complètement illusoire de prétendre assimiler par pétition de principe des objets macroscopiques à une fonction d'onde - impossible à définir - pas plus qu'on ne peut réduire le vivant et la cognition à des trajectoires mécaniques. L'histoire du chat de Schrödinger est une bonne blague, le chat n'étant pas bien sûr une superposition d'états vivant/mort. L'exemple que donnait Einstein est bien plus juste d'un baril de poudre qui n'est pas plus dans une superposition d'états explosé/ou non, sous prétexte qu'il pourrait être allumé par une superposition initiale qui finit par trancher : pas besoin cette fois d'ouvrir la boîte pour voir l'explosion. [on peut visualiser ces superpositions en prenant l'image d'un tissu qui est tiré en deux directions opposées jusqu'à ce qu'un côté se déchire de façon aléatoire mais irrémédiable]
Le temps mécanique, nous l'avons vu, doit être éliminé de la mécanique classique, de la relativité et de la mécanique quantique, et il peut l'être. Mais le temps thermique est peut-être la véritable grandeur physique qui est à l'origine de notre conception intuitive du temps... effet des moyennes et de notre ignorance de ce qui se passe à l'échelle microscopique, il s'ensuit que l'impression du temps elle-même n'est due qu'à notre ignorance.
Dans sa volonté d'abolir le temps, Carlo Rovelli met en avant la réversibilité des équations mécaniques, pour lesquelles le temps n'existerait donc pas. Pourtant, tout contredit cette réversibilité du temps en premier lieu bien sûr l'entropie qui est mise un peu légèrement sur le seul compte de notre ignorance et des grands nombres, ce qui est un tour de passe-passe irrecevable. Non pas qu'il n'y aurait aucun rapport entre l'entropie et la statistique ignorant le détail des éléments individuels mais, là encore, la tendance à évoluer vers l'état le plus probable est absolument objectif.
Le fait que l'entropie thermodynamique soit seulement statistique et relative à un point de vue, ce que Maxwell soulignait déjà, ne peut servir à nier l'irréversibilité du premier principe depuis le niveau individuel de vieillissement ou de désintégration. C'est au contraire une pure illusion qui permet de nier cette irréversibilité à cause du fait que les équations sont, elles, réversibles, ce qui ne prouve absolument pas qu'on pourrait revenir en arrière ou pire inverser le temps, ce qui est encore plus absurde - on n'inverse au mieux qu'une trajectoire, inverser toutes les trajectoires est impossible et n'a pas de sens, pur artefact théorique ignorant la grossièreté de ces équations, négligeant de nombreuses influences ou probabilités trop faibles, ainsi que les inévitables pertes à chaque interaction. Surtout, la direction du temps est une conséquence de la vitesse de la lumière limitée, de la dilatation progressive du cône de lumière qu'aucune causalité ne peut excéder. Croire pouvoir inverser le temps revient à nier l'ordre des événements, leur succession, le fait d'avoir été, sans compter que cela suppose un temps absolu largement réfuté par ailleurs.
Il faut rendre compte par de meilleurs arguments de la différence entre la prétendue réversibilité fondamentale de la mécanique et l'irréversibilité entropique macroscopique. En précurseur de la théorie du chaos, Prigogine avait montré que d'infimes différences suffisaient à rendre illusoire l'exactitude d'un retour en arrière (et donc l'éternel retour du même de Nietzsche), ce que la météo illustrera, exemple de phénomènes "sensibles aux conditions initiales" à la fois impossibles à reproduire et à prévoir sur le long terme. Cela mettait en cause la déraisonnable exactitude des équations qui relèvent d'une idéalisation ne tenant pas compte des inévitables arrondis, de petites approximations et différences faisant la différence.
Un comportement est chaotique si des trajectoires issues de points, aussi voisins qu’on le veut dans l’espace des phases, s’éloignent les unes des autres au cours du temps de manière exponentielle [..] Après un temps d’évolution long par rapport au temps de Lyapounov, la connaissance que nous avions de l’état initial du système a perdu sa pertinence et ne nous permet plus de déterminer sa trajectoire. En ce sens, les systèmes chaotiques sont caractérisés par un horizon temporel, défini par le temps de Lyapounov. 77
La description des systèmes chaotiques en termes de trajectoires ne peut résister à l’ "à peu près" : toute imprécision dans la détermination initiale de tels systèmes s’amplifie exponentiellement au cours du temps. 96
Nous venons de voir comment l’existence des systèmes chaotiques transforme la notion d’imprévisibilité, la libère de l’idée d’une ignorance contingente qu’une meilleure connaissance suffirait à surmonter, et lui donne un sens intrinsèque. p81
Ces questions ne renvoient pas à une ignorance contingente et surmontable, mais définissent la singularité des points de bifurcation. En ces points, le comportement du système devient instable et peut évoluer vers plusieurs régimes de fonctionnement stables. 61
En fait, il n'y a pas que les théories du chaos, théories déterministes mais seulement à court terme, qui s'opposent à un déterminisme intégral et réversible, où le futur serait donné d'avance, espace-temps présenté comme une réalité compacte déjà là. Au niveau simplement de la physique classique même une trajectoire balistique n'est pas entièrement réversible (et dépend du vent), c'est prendre la carte pour le territoire et faire des équations actuelles, qui ne sont qu'approximations datées, la vérité même, complète et éternelle. Dans la physique quantique, tout contredit un déterminisme strict, que ce soit le caractère non-linéaire intrinsèque des quanta, introduisant des divergences irréversibles, ou la décohérence (l'effondrement de la fonction d'onde) véritable entropie quantique (l'entropie de von Neumann) ne pouvant jamais revenir en arrière - et bien sûr le rôle laissé à l'aléatoire et aux simples probabilités des mesures (aléatoire qui serait pour Alain Connes à l'origine du temps et de l'entropie). Ce rôle est d'ailleurs tout-à-fait reconnu par Carlo Rovelli, avec toutes les interactions relationnelles, mais dont il devrait voir que cela empêche le raisonnement initial de l'absence de temps au niveau mécanique fondamental, au nom de quoi il prétend abolir le temps de ce qui arrive et devient vite passé (comme la diffusion des photons). Impossible pourtant que le dentifrice retourne dans son tube ! Peu importent les regrets ou les remords. L'entropie est bien réelle mais le fondement de la direction du temps est d'abord la causalité. Il y a des événements, on n'est jamais tranquille.
L'existence du hasard (quantique entre autres) et de l'entropie contredisent suffisamment un déterminisme intégral qui ne laisserait aucune place à l'intervention d'une liberté. Mais, plus précisément, il est essentiel de comprendre qu'avec des systèmes informationnels finalisés, basés sur la réaction informée, en contexte d'information imparfaite, l'effet cherché devient cause. C'est ainsi que la finalité s'introduit dans la chaîne des causes qui ne sont plus seulement mécaniques. Il n'est pas question de surestimer notre part de liberté, incontestablement très réduite, mais d'en délimiter l'effectivité et surtout d'en rétablir au moins la possibilité niée dogmatiquement par une causalité quantique totalitaire.
La biologie combinant mémoire (ADN), exploration, boucles de rétroaction, reproduction, sélection après-coup, n'est pas réductible à la physique ni à la chimie. La biologie commence en effet quand ce qui importe n'est plus la molécule, ce qu'elle est, de quoi elle est faite, dont la physique quantique rend compte parfaitement, mais ce qu'elle fait, sa forme et sa fonction qui l'a sélectionnée mais qui échappe à la chimie (ainsi les drogues sont des molécules très différentes des neurotransmetteurs naturels, partageant seulement une même "clé" suffisante pour déclencher les mêmes effets). Au niveau quantique, pas de théorie de l'évolution (sauf à sélectionner les univers viables d'un multivers) ni d'épidémie...
Qu'il y ait une limite à la validité des équations, une indétermination quantique fondamentale et une direction irréversible du temps au niveau cosmique, introduit du jeu dans la causalité physique mais ne suffit pas encore à faire place à la liberté animale qui découle de la cognition introduisant une nouvelle dimension d'imprévisibilité. De quoi s'agit-il en effet ? Non pas qu'on pourrait faire n'importe quoi ni qu'on ne puisse expliquer nos actes par des motivations rationnelles mais que chaque réaction est dépendante de la mémoire du passé, de caractéristiques individuelles ou sociales et des informations disponibles qui peuvent mener à des réactions imprévues, impulsives ou erronées (il n'y a d'erreur que pour une liberté ratant sa cible) - en tout cas rien dans cette intentionalité poursuivant ses fins (sa proie) qui soit de l'ordre d'une fonction d'onde et d'une description quantique.
Comment, par quel mécanisme serait-il possible de contrer des lois physiques et l'entropie universelle ? Comment une liberté peut-elle remplacer le laisser-aller aux lois naturelles par la poursuite de ses fins modifiant l'avenir ? Cela exige des réponses précises élaborées par la cybernétique avant de permettre la conception des ordinateurs et un traitement fiable de l'information. La cybernétique s'inspire complètement du vivant qui sert de modèle et qu'elle généralise en théorie des systèmes basée sur les réactions conditionnelles et la correction d'erreur - qui ne sont pas du tout des notions quantiques mais peuvent être considérées comme les "mécanismes" principaux du vivant permettant sa persistance dans l'être. La finalité biologique comme inversion de l'entropie se construit bien en opposition aux causes matérielles qui la menacent, stoppant des évolutions mécaniques, mais pour cela, la cybernétique qui effraie tant, apportait une limite à notre pouvoir et la gouvernabilité des choses en montrant qu'on ne pouvait atteindre une cible sans corrections de tir, pas moyen pour une finalité de s'introduire dans la chaîne des causes sans se régler sur ses résultats, avec un pilotage réactif et une direction par objectifs laissant la plus grande place à l'auto-organisation plutôt qu'une programmation causale rigide. La notion essentielle ici, c'est la boucle de rétroaction, le feedback, sur le modèle du thermostat qui ajuste le chauffage sur la température mesurée par rapport à la température choisie. Ce n'est plus du tout de la physique quantique !
Il va sans dire que ce n'est qu'un premier niveau de lois d'un tout autre ordre émergeant d'un fondement inférieur (comme la pression émerge d'un nuage d'atomes) et s'échappant formellement des lois (quantiques) de son substrat matériel. Ainsi, en totale contradiction avec ceux qui font de la physique quantique un grand ordinateur à la Matrix (It from the Bit), il faut rétablir que l'information, comme improbabilité et inversion de l'entropie, sort de la causalité quantique pour des causalités biologiques et sociales (non pas l'absence de causes). Le monde de l'information est un tout autre monde que le monde matériel sur lequel il s'est construit, monde pourtant redevenu délocalisé mais malgré tout sous un tout autre mode que les superpositions quantiques, de même que si la vie est produite par son milieu, c'est d'une toute autre façon que les propriétés quantiques sont reliées à leurs relations. Il y a d'autres ruptures comme entre l'animal et l'être-parlant forgé par la technique. Les cultures et civilisations ont leurs propres lois, il y a des stades cognitifs, des progrès historiques quoiqu'on dise, progrès sociaux et scientifiques. Le numérique en rajoute une couche, "immatériel" de plus en plus délié des interactions physiques comme de la biologie. L'émergence de ces nouvelles lois à chaque niveau témoigne bien des limites de tout savoir, éclaté pour cela en sciences distinctes ne pouvant se réduire l'une à l'autre (physique, biologie, psychologie, sociologie), chacune dans son domaine bien délimité et aux prises avec ses propres problèmes.
On ne devrait pas parler des nouvelles théories, il y en a bien trop qui attendent leur confirmation, mais la dernière qui unifie la physique par la distinction de 3 temps entre bien en résonance avec l'article. J'y reviendrais.
https://www.worldscientific.com/doi/10.1142/S2424942425500045