La fin programmée de l’humanité

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Trouble dans le genre humain
la-planete-des-singes-les-origines-affiche-cinemaL'humanité a le chic pour se créer de faux problèmes, qui la détournent des vrais, et s'effrayer de sa propre disparition mais non pas pour des raisons écologiques, qu'elle néglige au contraire beaucoup trop, alors que cela pourrait faire de très nombreux morts. Non, ce qui est redouté, c'est la probable fin de notre espèce comme telle, à très long terme et sans faire aucune victime, par la faute de la génétique, des robots ou de l'intelligence artificielle (comme, pour d'autres, ce serait la faute du féminisme, de l'homosexualité ou autre transgression des normes) ! On ferait mieux de s'occuper des êtres humains qui partout sont en souffrance, mais non, on s'inquiète de l'Humanité avec un grand H, comme avant de la race des seigneurs!

Aux dernières nouvelles, il est effectivement certain que les frontières de l'humanité ne sont plus aussi assurées, ce n'est pas une raison pour s'en inquiéter outre mesure mais pour réinterroger nos catégories. C'est sûr que ce serait exaltant de se croire engagés dans un conflit hollywoodien de dimensions cosmiques où nous serions du côté des humains contre les machines, mais il faudrait se demander si on ne donne pas ainsi dans une bêtise trop humaine, en effet, à voir les déclarations récentes de quelques sommités faisant preuve d'une singulière peur de l'intelligence qui nous menacerait, fichtre ! Je croyais le contraire...

Tout dépend bien sûr de ce qu'on entend par intelligence. Si c'est la force brute de calcul, cela fait longtemps qu'on est distancé sans que ce soit si grave. Evidemment, plus on aura de l'esprit et de l'humanité une conception obscure et plus on lui prêtera des vertus magiques. Notre époque hypermoderne est encore pénétrée d'obscurantisme plus ou moins religieux alors que, pour Aristote, l'âme est bien liée au corps, non dans des cieux ténébreux. C'est d'ailleurs peut-être ce lien dénié au corps qui fait qu'on tient tant à ces chimères, narcissisme primaire qui valorise parfois à l'excès notre humanité comme d'essence divine qu'on a si peur de perdre et prétendue indépassable. Il n'a jamais manqué de vieilles badernes pour s'extasier sur leur sublime culture menacée d'oubli et leur irremplaçable humanisme par rapport aux nouvelles générations ignares et impies. Il ne manque pas plus de ressentiments aux imbéciles qui sont nés quelque part pour invoquer la supposée supériorité de leurs origines. On trouve aussi des crétins d'aujourd'hui qui ne veulent pas être les chimpanzés du futur, voyez quelle prétention ! Il faudrait que notre espèce arrête l'évolution pour ne pas les vexer, qu'il n'y ait rien qui nous surpasse. Ils se prennent ainsi véritablement pour les maîtres du monde et du temps, alors qu'ils ne sont rien du tout, et certainement pas aussi importants qu'ils se croient, à jouer en vain leur petit rôle dans le spectacle ! Non, vraiment, il n'y a pas tant à conserver des temps jadis, si durs aux pauvres, et tout un monde futur à découvrir qui ne dépend pas autant de nous qu'on le prétend, sur le long terme du moins, mais qui pourra être meilleur sur quelques points, cela ne devrait pas être si difficile, et fait bien partie intégrante de notre humanité qu'on le veuille ou non.

L'humanité ne se définit pas si facilement, en effet, ne pouvant notamment se réduire à nos gènes changeants, avec une délimitation assez floue de l'humain dans diverses situations limites (folie, neurodégénérescence, coma, dépendance, foetus, monstres, etc.), tout comme il est difficile de dater une séparation nette avec nos précurseurs depuis les australopithèques dont le cerveau n'arrêtera pas de grossir. Nous ne sommes que le dernier modèle sorti. Tout homme a certes une valeur absolue mais comme personne, elle n'est pas dans ses gènes, d'une espèce à préserver, d'un secret enfoui qui expliquerait notre domination planétaire. On est là tout simplement dans le retour du racisme (et du sexisme) avec un naturalisme à la gomme. La valeur de nos proches est affective mais la valeur de l'humanité qui lui a fait conquérir la Terre entière relève plus du cognitif, qui ne nous est pas propre mais commun, fenêtre sur le monde avec le langage qui lui donne une toute autre dimension. Nous sommes le résultat d'une évolution guidée par l'information, contrainte par l'extériorité plus que révélation de notre merveilleuse intériorité. Ainsi, les sciences sont universelles, mathématique comme physique, partout valables dans l'univers et simplement découvertes, reçues. Comme dit Poincaré : "La part de collaboration personnelle de l'homme dans la création du fait scientifique, c'est l'erreur". S'il y a intériorisation de l'extériorité plus qu'objectivation du subjectif, peu importe l'agent supposé intelligent - les extra-terrestres sont nos frères et lorsqu'il y aura des transhumains, impossible de les rejeter (pas plus qu'on ne peut rejeter les enfants d'une GPA sous prétexte qu'on est contre).

Que notre espèce disparaisse pour une autre plus évoluée est dans l'ordre naturel des choses mais cela nous ferait-il perdre notre humanité, dès lors qu'on sera toujours entre êtres parlants ? Il n'y a pas que la génétique cependant qui menace ainsi notre supposée intégrité et notre statut d'espèce dominante puisque, comme on le verra, on peut se demander aussi où passe la frontière entre l'homme et une supposée intelligence artificielle ? Y a-t-il une frontière et faut-il s'en inquiéter comme on nous le suggère ? Un robot ayant une "conscience" serait-il notre égal ou n'est-ce encore que racisme (ou juste n'importe quoi) ?

Ce n'est vraiment pas le type de questions qui se posent dans notre vie quotidienne où la question identitaire est plutôt territoriale et culturelle mais le nouveau trouble introduit dans le genre humain nous pousse à faire un pas supplémentaire dans la révolution copernicienne, réitérant, face à l'univers de la science et l'immensité du cosmos, l'atteinte à notre narcissisme contenue déjà dans notre expulsion du centre du monde qui nous réduit à n'être qu'un satellite parmi d'autres et le produit de l'évolution plus que les acteurs de notre histoire. C'est même ce qui fait qu'on a toutes les raisons de croire que l'évolution d'hypothétiques civilisations extra-terrestres ne devrait pas être si différente, sur le temps long, des grandes étapes que nous avons connues, malgré la très grande diversité des civilisations à chaque époque. Comprendre que c'est l'extériorité qui modèle l'évolution rend sans objet une fidélité à ses origines, tout comme le souci de revenir à sa véritable nature. Aucune pureté de la race n'a de sens dans un monde en évolution mais, de plus, ce qui nous caractérise, c'est de n'avoir pas de nature propre, pas de milieu naturel originel où nous serions comme un poisson dans l'eau, car, en tant qu'espèce invasive, ce qui nous spécifie n'est pas une adaptation parfaite à notre berceau originel mais bien notre adaptabilité à tous les milieux. Cela ne nous empêche pas d'évoluer, y compris génétiquement, ne nous conservant pas les mêmes dans l'accélération de l'histoire, rétroaction du "culturel" sur le génétique.

Il n'y a donc pas d'essence originaire de l'homme, essence aliénée qu'il faudrait retrouver et qui ferait toute notre valeur (entre raison, compassion et créativité). Au lieu de chercher le miracle qui nous aurait soudain donné vie, ce qu'on voit, c'est une pression sélective qui s'exerce sur le très long terme et améliore les outils petit à petit, tout comme les hommes sont forgés depuis l'origine par leurs outils ou leurs armes (main pour mieux tailler les pierres, épaule pour lancer le javelot). Ce n'est pas notre destin exceptionnel de race supérieure qui nous aurait engagé dans cette histoire mais l'évolution de la technique comme processus autonome, évolution cognitive cumulatrice qui nous aurait produit. C'est en ce sens que l'homme est plus que l'homme, qu'il ne se réduit pas au biologique mais incarne tout un monde (un état des techniques).

Je suis stupéfait comme la science-fiction est prise trop souvent au sérieux de nos jours, comme si elle était autre chose que pure fiction, toujours très éloignée de la réalité et bien trop manichéenne. Introduire les extra-terrestres pour parler de notre humanité n'est pas évoquer un avenir réaliste non plus. L'hypothèse d'extra-terrestres a simplement l'avantage de balayer tout biologisme dans l'humanité qu'on y oppose. Bien sûr, on peut dire que ce n'est qu'une vue de l'esprit, tant on n'a pratiquement aucune chance de rentrer en contact avec des êtres-parlants du bout de l'univers, c'est du moins une expérience de pensée qui me semble éclairante pour penser notre humanité à venir et qu'on ne peut considérer comme complètement absurde dans l'état actuel de nos savoirs.

La plupart s'imaginent que des extra-terrestres n'auraient rien de commun avec nous, jusqu'à supposer de pures consciences immatérielles, mais les composants de la vie venant de l'espace, et en tenant compte du fait qu'il y a déjà sur Terre toutes sortes d'animaux extraordinaires, avec convergences de formes entre poissons et dauphins par exemple, il semble au contraire que la vie ailleurs ait une grande probabilité d'être relativement semblable à la nôtre dans les grandes lignes, bien que fortement dépendante de la taille de la planète, et donc de la force de gravitation, ainsi que du climat et des ressources disponibles (mais la vie a tendance à stabiliser à la longue ses propres conditions et produit ainsi elle-même l'oxygène qui lui permet d'évoluer). Même si l'environnement en diffère beaucoup, comme en certaines régions extrêmes, tout comme les diverses catastrophes qui ont pu en dévier le cours par des extinctions massives, on aura affaire sinon exactement au même processus évolutif de la sélection darwinienne après-coup, par le résultat, évolution guidée par l'information (reproduction, perception, mémoire), processus cognitif pris en charge par un cerveau modelé par l'expérience, véritable organe de l'extériorité dans sa plasticité qui en recueille l'empreinte et ne peut lui non plus être très différent (mais le cerveau d'une pieuvre est quand même très différent du nôtre). Par contre, au cas où ces extra-terrestres seraient plus évolués que nous, il y a de bonnes chances pour qu'ils aient une grande part artificielle, toutes sortes de prothèses numériques, d'exosquelettes, etc., jusqu'à pouvoir être de simples machines ? C'est douteux même si seulement des machines pourraient sans doute venir de telles distances astronomiques jusqu'à nous.

Evoquer ces spéculations audacieuses ne vise qu'à planter le décor d'une humanité qui ne serait plus limitée à notre planète ni à notre ADN, avec des extra-terrestres qu'il faudrait bien accueillir dans notre communauté - quoiqu'une interfécondité soit impossible dans ce cas - de même que lorsqu'il y aura des hommes modifiés et des transhumains, il ne sera pas possible de les exclure de notre humanité. Du simple fait qu'on en a la possibilité, on peut être sûr que ça finira par se faire malgré tous les interdits. D'autres êtres-parlants (cyborgs, transhumains, extra-terrestres) seraient bien nos frères malgré de grandes différences de tonus, de réactivité, d'hormones, d'histoire, de préjugés, de langage voire de mode de cognition.

Bien sûr, on se place ici dans une hypothèse de cohabitation pacifique, peut-être naïve mais très probable au moins dans un premier temps. S'il y avait une guerre avec des extra-terrestres, je prendrais inévitablement le parti des terriens, c'est automatique, de même si des transhumains voulaient nous réduire en esclavage, vieux fantasme d'esclavagistes, mais on n'en est pas là ! Qu'il puisse y avoir conflits et domination ne serait pas une exception à notre histoire mais qui sait si ce serait une question d'espèce alors que nous sommes si divisés. Ce qui nous fait humain se réduit au langage narratif que nous partageons avec tout être-parlant. Sans langage narratif, notre communication ne devrait pas aller bien loin.

Après cette mise en condition, on peut en venir au coeur de l'affaire, une actualité qui jette un trouble non plus seulement dans le genre, mais dans notre humanité en brouillant nos repères. D'abord avec des chimpanzés augmentés qui nous ressembleraient de plus en plus, par exemple en leur injectant des neurones humains qui se développent à la place des leurs, si ce n'est en les dotant de notre gène FOXP2. Ce n'est plus cette fois de la science-fiction et se fera à un moment ou un autre (jusqu'à devenir des sujets de droits ?). Ce n'est pas le plus fou car, saviez-vous, on pourrait même greffer une tête d'homme sur un corps de singe, ou le contraire ! S'il arrive qu'on fasse un jour cette folie, cela resterait très anecdotique mais certainement troublant.

Ce n'est pas tout, car du côté des machines aussi la frontière semble s'effacer avec la perspective qu'on puisse télécharger son cerveau ! A priori cela paraît absurde et, en fait, pour l'instant, on n'en est qu'au plus primitif, au cerveau minimal d'un ver qui n'a que 300 neurones mais qui a été entièrement numérisé et contrôle un robot (WormBot). De là à télécharger un cerveau humain, il y a plus que de la marge. Il n'empêche, cela suffit pour faire gamberger, d'autant que c'est tout l'organisme du ver qui sera bientôt entièrement numérisé (WormSim). Un cerveau téléchargé pense-t-il vraiment comme le cerveau d'origine ? Un écrivain de science-fiction, Iain M. Banks, imagine donc qu'on puisse se télécharger entièrement sur un ordinateur. La chose est loin d'être possible mais fait se poser la question du type d'existence de ces corps ou cerveaux numérisés et de ce qui reste irréductible au vivant. On peut imaginer se qui se passerait en allumant un cerveau numérisé ou, mieux, en se reconstituant à partir d'une matrice numérique : cela pourrait ressembler à se réveiller le matin, d'abord perception de l'environnement puis rappel de son passé, de sa personnalité, enfin des tâches à accomplir.

Pas sûr quand même que la conscience ait un sens pour un robot, tout au plus peut-on parler de représentations mais on est encore dans les balbutiements, malgré des progrès "exponentiels", on ne peut jurer de rien. La seule chose qu'on peut reconnaître, c'est la difficulté d'une séparation bien nette et sans ambiguïté avec les machines intelligentes et robots autonomes (un peu comme il est difficile de dire si un virus est vivant). Il suffit d'énoncer une propriété que les robots n'ont pas pour la programmer (émotions, conscience de soi, créativité) ! De là à imaginer que les robots prennent le pouvoir alors qu'il y a toujours derrière des hommes à la manoeuvre...

Difficile de croire qu'on puisse se fondre dans des machines mais que l'espèce humaine se diversifie, se transforme et s'hybride est le destin de toutes les espèces, voire d'être remplacée par une autre espèce. Ce n'est pas ce qui arrête l'histoire ni annule toutes les connaissances accumulées. Si c'est une histoire sans sujet, évolution technologique et cognitive, peu importe l'espèce qui s'en empare et continue notre histoire. Ce qu'on craint, ce sont les inégalités de races, comme si elles n'existaient pas déjà, mais on ne sait si on aura au contraire une plus grande homogénéité puisqu'il paraît qu'on ne fera plus que des bébés éprouvettes avec tri des embryons, méthode beaucoup plus sûre que la méthode naturelle, le sexe n'étant plus dès lors qu'une partie de plaisir, bien séparée de la reproduction ! Il se pourrait d'ailleurs que les premiers transhumains soient les prochains explorateurs de Mars puisqu'on envisage en effet d'avoir recours à la génétique pour rendre possible les voyages interplanétaires, et pour quitter la Terre en faire déjà des extra-terrestres. Sur le long terme au moins ces dérives sont inévitables et n'ont, de toutes façons, pas l'importance purement imaginaire qu'on leur donne.

Ces questions métaphysiques ou religieuses sont très loin de nous. Notre quotidien, c'est la précarité d'un côté et le risque climatique de l'autre qui menacent réellement cette fois notre humanité, non pas le franchissement de la frontière entre les races, les espèces, les sexes - ni même avec les machines - quand les risques d'effondrement ne sont pas symboliques et intérieurs mais matériels et extérieurs, écologiques et climatiques. Il ne s'agit pas de faire comme s'il ne se passait rien alors qu'on s'essouffle derrière une accélération technologique qui nous dépasse, mais il ne faudrait pas que cela nous détourne des vrais problèmes pour lesquels nous manquons cruellement de solutions crédibles et ce n'est certes pas l'intelligence qu'on doit craindre pour cela. Il ne faudrait pas se croire si extraordinaires alors qu'on démontre tous les jours le contraire, ne pas avoir une opinion délirante de soi jusqu'à ne rien pouvoir imaginer de supérieur à notre culture, notre intelligence, voire notre bon coeur et nos merveilleux gènes, manifestant simplement ainsi l'étendue de notre bêtise!

Il faudrait plutôt un peu mieux nous traiter les uns les autres qu'on ne le fait effectivement - mais les sermons n'y feront rien, comme toujours, il faut juste prendre conscience de la distance entre représentations idéalisées et faits, entre les fantasmes pour lesquels on s'imagine devoir se battre, les mots qu'on surinvestit, et la résolution de nos problèmes vitaux, notre survie collective et celle des générations futures dans toutes leurs diversités - non pas celle de l'Humanité éternelle.

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