Dossier spécial cerveau | La Recherche

Temps de lecture : 11 minutes

- Dossier spécial cerveau | La Recherche

La Recherche 477

Pas grand chose de nouveau dans ce dossier de La Recherche sur le cerveau mais tout de même bien intéressant ; l'occasion de se rafraîchir la mémoire au moins et surtout d'en saisir la cohérence car le fonctionnement du cerveau reste largement un mystère, pour peu de temps encore sans doute étant donné le progrès des techniques d'observation ou manipulation des neurones (optogénétique, etc.).

D'abord, page 41, les illusions d'optique prouvent que "notre vision surmonte les incertitudes" de la perception en reconstruisant les images, dans ces cas particuliers à tort et simplement parfois parce que la lumière vient plus souvent de haut, illusions d'origine cognitive donc.

L'absence de sensation d'incertitude, malgré l'existence d'ambiguïtés visuelles, suggère que nous sommes globalement surconfiants.

Ensuite, page 46, "l'éveil de la perception" chez le bébé, manifeste son caractère statistique et la précocité de la conscience.

Depuis plusieurs décennies, les psychologues du bébé ont déjà démontré, au niveau comportemental , que durant la première année de la vie les nourrissons sont beaucoup plus intelligents que ne l'avait imaginé Piaget. Bien avant l'apparition du langage articulé (vers l'âge de 2 ans), il est aujourd'hui établi, par l'étude des réactions visuelles des bébés, qu'ils comprennent très tôt des principes élémentaires d'unité et de permanence des objets, de nombre, ainsi que de causalité physique ou mentale. Dans le prolongement de ces découvertes, un nouveau courant a récemment émergé, considérant le bébé comme un véritable petit scientifique qui fait des statistiques pour comprendre et anticiper les événements qu'il perçoit. Ce serait donc par les statistiques que le monde vient aux bébés ! Et pas n'importe quelles statistiques : celle au nom barbare de principes "bayésiens".

L'équipe de Ghislaine Dehaene, vient de montrer que le bébé possède dès 5 mois une conscience perceptive proche de celle de l'adulte : il présente en effet un marqueur électrophysiologique de la conscience analogue à la nôtre. Comme l'adulte - et avant même qu'il ne puisse s'exprimer par le langage -, son cerveau répond en deux temps à la perception d'un événement extérieur.

Dans un premier temps, il traite les informations de façon non consciente, ce qui se caractérise par une activité neuronale linéaire proportionnelle à la durée de présentation de l’événement. Puis, dans un second temps, la réponse neuronale n'est plus linéaire, signal que le seuil de la conscience est franchi. Cette seconde étape est atteinte en 300ms environ chez l'adulte, contre 900 ms chez le bébé de 5 mois, et 750 ms chez celui de 15 mois.

C'est la part du langage qui est de plus en plus diminuée (et sans doute sous-estimée après sa surestimation) mais la part de la perception elle-même est fortement relativisée au profit du cognitif, de la mémoire, du fantasme, jusqu'à rapprocher l'éveil du rêve : nous habitons bien dans notre petit monde imaginaire "le cerveau construit le monde de l'intérieur" (p64) mais cela n'empêche pas qu'on se cogne au réel et qu'il faut inévitablement en tenir compte (la représentation rejoignant la réalité dans son interaction avec elle).

C'est en 1991 que Rodolfo Llinàs formule sa théorie. A l'en croire, seul un petit pourcentage de nos perceptions serait fourni par nos sens, notre cerveau s'appuyant sur son activité interne pour représenter le monde, comme dans un rêve [...] Depuis une quinzaine d'années, l'homme se passionne pour la propriété très particulière qu'on les neurones de synchroniser de façon spontanée leurs signaux électriques selon des rythmes précis, lorsqu'ils sont connectés entre eux [...] Du point de vue de l'activité électrique du cerveau, il n'y a aucune différence entre l'éveil et le rêve.

C'est une structure particulière, le thalamus, qui récupère les signaux issus des organes des sens (sauf l'odorat), pour les renvoyer vers chacune des aires du cortex dévolues à leur traitement : l'aire visuelle, l'aire auditive, etc. Or, chez les souris, seuls 10% des neurones du cortex visuel reçoivent les signaux de neurones du thalamus en provenance des organes des sens. Les autres communiquent entre eux. De plus, comme le révèlent des études menées chez le chat, le nombre de connexions des neurones du thalmus vers le cortex est 10 fois moindre que celui des contacts établis en sens inverse. Toutes ces données tendent donc à renforcer l'idée selon laquelle la majorité de l'information que reçoit le cortex n'est pas sensorielle.

Au lieu d'élaborer de A à Z l'image d'un paysage observé, notre cerveau la reconstruit en n'utilisant les signaux venus de la rétine que pour vérifier la cohérence du résultat obtenu.

En fait, on vient tout juste de découvrir que l'activité intrinsèque du cerveau servait aussi à répéter et mémoriser les événements récents mais cette façon de projeter ses re-présentations, simplement modulées par la perception, est assez conforme à la phénoménologie (l'intentionalité constituant son objet, la noèse constituant le noème). Comme pour le confirmer, l'article suivant, page 68, essaie de déterminer "d'où viennent les hallucinations" qui seraient fondamentalement des erreurs d'attribution (comme venant de l'extérieur) de pensées internes. La cause pourrait en être la position d'une jonction dans l'aire de localisation spatiale du son ou une désynchronisation entre l'aire de Broca et l'aire de Wernicke, notamment par un défaut de myéline des neurones qui les relient. Les drogues hallucinogènes mettent plutôt en cause des neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine, glutamate) - je dois dire que, pour ma part je n'ai jamais eu de véritables hallucinations sous LSD, plutôt des déformations, notamment des visages (très étonnamment). Il y a certainement des causes psychiques (ou sociales) des hallucinations plus souvent que neurologiques, même avec des drogues ce qui en fait l'éventuel intérêt thérapeutique. Tout ne se réduit pas au somatique.

Ensuite, page 74, Emmanuel Sander insiste sur l'importance de l'analogie qu'il identifie (un peu rapidement) aux concepts : "Notre pensée progresse en créant des catégories". On ne peut pas dire que ce soit nouveau.

Un concept est en dynamique perpétuelle. Pour preuve, les jeunes enfants passent en général par une phase où ils sont persuadés que les adultes n'ont pas de maman. Pour eux, une maman s'occupe forcément d'un enfant. Puis, par analogies successives, par comparaison des expériences vécues avec leur propre concept, leur concept de maman va évoluer jusqu'à prendre une forme culturellement partagée et plus ou moins stable, incluant les mamans d'adultes, ceux d'animaux, dont la reine des abeilles, mère de toute une ruche, voire des notions plus abstraites qualifiées communément de métaphoriques telles que "mère poule" ou "mère patrie".

On voit comme on passe insensiblement de l'analogie à la métaphore en escamotant l'intervention du langage qui est pourtant d'un autre ordre. Nos concepts ne relèvent pas tant de l'analogie des formes que de la dichotomie, de la division du réel par l'opposition des signifiants entre eux (dictionnaire), ce qui est un tout autre processus qui s'ajoute au démon de l'analogie et le rationalise (du continu au discret?). De plus, le fait de s'entendre parler, et de pouvoir en discuter, rajoute une dimension de réflexivité à nos concepts que l'analogie ne comporte pas, plus près du réflexe inconscient.

On a certes fait un grand progrès en admettant que "il n'existe pas de frontière entre percevoir et concevoir", qu'il faut "avoir déjà construit la catégorie à laquelle il appartient pour reconnaître un objet". Il faudrait ajouter qu'il n'y a pas de futur sans mémoire (même si sentir comme hier n'est pas sentir), pas d'événement sans un fond sur lequel il se détache. Cela est consistant avec le fait que "les détails ne nous sautent pas aux yeux" (p80) la perception procédant du global au local, en ayant d'abord une vue d'ensemble dégageant les grandes structures avant de s'intéresser d'autant plus aux détails qu'on est dans le connu. On croit lire Heidegger en 1923 ! La perception semble avoir surtout pour tâche de nous permettre de continuer à rêver et de conforter nos préjugés mais il faudrait distinguer : ce qui relève des statistiques ou de l'habitude - ce qui relève de l'analogie ou de l'apprentissage - et ce qui relève du langage ou de la culture.

Tout cela se combine dans une rationalité strictement limitée à des performances statistiquement assez efficaces mais qui ne sont pas exemptes de biais cognitifs, dont le "biais de l'optimisme" qui fait que "nos neurones nous font voir la vie du bon côté" (p78). Bien sûr, cela n'est pas le cas de tout le monde, il y a des dépressifs et des catastrophistes, mais ce sont des malades et ce n'est pas une raison pour croire que l'optimisme serait plus raisonnable. Il est juste vital mais bien trompeur, comme le montrent nos évaluations de l'avenir au regard des probabilités, supposées pourtant à la base de notre système cognitif. Ainsi, je ne trouve pas raisonnable l'insouciance actuelle sur le climat bien qu'elle soit compréhensible, la fonte du permafrost notamment est pleine de menaces et seule notre ignorance justifie qu'on ne panique pas plus, l'optimisme n'est pas de mise, comme si une providence divine allait nous sauver de nous-mêmes ! Rien à faire, la catastrophe est impensable avant qu'elle ne se produise ! Ce qui nous aveugle serait même câblé dans le cerveau, localisé dans le gyrus frontal inférieur (IFG)

C'est précisément ce biais d'optimisme que les chercheurs ont observé chez les volontaires dont l'IFG droit a été perturbé. En revanche, ce biais a disparu chez les volontaires dont l'IFG gauche a été inactivé.

Pour illustrer la nécessité de cette surconfiance du début à l'optimisme final, je peux renvoyer à la fin de mon article sur "La question du suicide" :

"L'humeur dépressive est sûrement plus décisive pour le réalisme du jugement mais aucune vie ne survivrait à cette lucidité si elle n'avait inventé de quoi nous étourdir l'esprit, pourvu que la dépression ne soit pas trop profonde justement, en oubliant tous les malheurs du monde au premier divertissement, au premier sourire, et retrouver encore une fois peut-être le goût d'apprendre et de lutter pour un monde meilleur jusqu'au jour où la magie n'opérera plus, où le corps ne répondra plus, où nous serons out, où la mort aura finalement raison de nous d'une façon ou d'une autre."

1 083 vues

1 réflexion au sujet de « Dossier spécial cerveau | La Recherche »

Laisser un commentaire