Ce n’est qu’un début…

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Le mouvement actuel semble dans une impasse. On ne voit pas quels pourraient être ses débouchés, comment on pourrait obtenir le retrait de la réforme une fois celle-ci votée (sauf à passer par une véritable grève générale). On n'est pas dans la même situation qu'avec le CPE, la question des retraites et donc de notre avenir ne peut être mise sous le tapis, mais c'est peut-être justement la chance que la mobilisation dure et se radicalise, même s'il va très certainement y avoir un reflux très important en terme de nombre. De quoi donner le temps de s'organiser et de gagner en consistance, d'élaborer des propositions alternatives majoritaires puisqu'à partir des retraites, c'est bien le travail tout au long de la vie qui est en cause ainsi que les 30 prochaines années sur lesquelles il faut se projeter alors que tout a changé autour de nous.

De son côté, le pouvoir, on ne peut plus discrédité, s'est mis lui-même dans une impasse à refuser d'écouter les syndicats pourtant unanimes, car on ne voit pas non plus comment la protestation cesserait désormais dans un contexte si objectivement révolutionnaire. On peut dire que toutes les conditions sont remplies avec cette crise profonde qui remet en cause l'ordre précédent dans ses fondements même, faisant apparaître son injustice criante et son insoutenabilité effective. Jusqu'ici, la réalité était en avance sur une subjectivité révolutionnaire complétement absente, donnant un aspect irréel encore aux dernières manifestations avec un côté marche forcée auquel on avait du mal à adhérer car, cette fois, ce n'est pas la subjectivité qui nous met en marche mais, qui petit à petit, rejoint ce que la rupture historique que nous vivons peut avoir de réellement révolutionnaire.

Il ne faut pas se cacher qu'on peut en avoir pour 10 ans, voire plus, mais les événements peuvent tout aussi bien se précipiter soudainement, étant donnée la conjonction extraordinaire des crises (économique, écologique, technologique, géopolitique, idéologique, anthropologique). Il n'y a aucune raison que le mécontentement cesse alors que c'est l'ensemble du système social qui est remis en cause et doit être effectivement entièrement repensé (notamment avec un revenu minimum garanti comme vient de le demander de façon très surprenante le parlement européen). J'insiste, pour ma part, sur la nécessité d'une approche systémique qui ne se réduise pas au revenu mais nécessite de prendre en compte la circulation, notamment avec des monnaies locales que les désordres monétaires pourraient favoriser, mais surtout la production elle-même avec les institutions du travail autonome, de la relocalisation et du développement humain. On voit que ce n'est pas encore d'actualité mais on y vient quand même sous la pression des faits et des transformations considérables de notre système de production.

A cause de ce retard des idéologies sur une réalité déjà révolutionnée par l'universalisation des technologies numériques, ce ne serait sans doute pas une si bonne chose que le dénouement soit trop rapide mais l'histoire attend rarement les conditions idéales. Une précipitation des événements n'a rien d'impossible étant donnée la multitude d'occasions qui risquent de se présenter. Toute révolution se fait sur des malentendus et la conjonction improbable de revendications et de catégories de population apparemment sans aucun rapport dès lors que la situation est mûre. D'un autre côté, quelques morts, un attentat terroriste ou simplement les élections présidentielles peuvent y mettre un terme. Provisoire. S'il n'y a, en effet, aucun débouché à court terme et que le renversement du pouvoir ne produirait sans doute pas grand chose (des surprises sont possibles en ces matières), cela n'empêche pas difficile d'imaginer que l'agitation s'arrête. Le mouvement est lancé, les acteurs bien identifiés d'une lutte des classes entre la finance et les travailleurs, même si la solution est loin d'être trouvée. De toutes façons, on peut dire que l'intervention des peuples est devenue indispensable pour des raisons économiques mêmes, les politiques de rigueur décidées ne pouvant qu'aggraver la crise et les tensions.

Il se pourrait qu'on s'oriente ainsi, en France du moins, vers une sortie de crise proche de 1936, bien qu'il y ait pour l'instant un déficit de revendications progressistes au-delà de la stricte défense des avantages acquis. On peut espérer aussi la jonction avec d'autres pays européens qui ont de bonnes raisons de nous rejoindre et donnerait plus d'ampleur au mouvement. Il faut bien admettre cependant que la tendance générale, pas seulement en Europe, est plutôt fascisante et xénophobe, comme elle l'était dans les années 1930. Les Français seraient encore une fois du côté de l'exception plus que de la règle, ce qui veut dire qu'on peut craindre des jours sombres. Comme souvent, le plus probable, c'est qu'on passe par le pire et une période de crispations autoritaires au moins, qui n'iront pas, espérons-le, jusqu'aux extrémités qu'on a connues, et qui ne seront pas plus le dernier mot de l'histoire mais seront difficiles à éviter.

C'est à cause du manque d'alternative que le populisme de droite s'impose un peu partout. A la base, il y a le même sentiment que chez nous d'une délégitimation des pouvoirs, de nos représentants, de nos élites, d'une démocratie ploutocratique qui n'est plus qu'une oligarchie au service de la finance internationale. Dans ces conditions, on comprend que diverses théories du complot se répandent facilement, comme on accusait à l'époque les banquiers juifs. La tradition révolutionnaire et les luttes ouvrières nous en protègent encore relativement au profit d'une analyse de classe mais ailleurs cela prend la forme de l'effrayant Tea party ou d'un anti-islamisme exacerbé. Ce qu'il y a de commun entre cette nouvelle extrême-droite qui veut détruire l'Etat providence et le mouvement social qui veut le défendre, c'est de légitimer la désobéissance civique, le blocage de l'économie comme de renverser le thé anglais par dessus bord a été le signal de la révolution américaine. On peut dire qu'il s'agit juste pour l'instant de rendre l'attitude de résistance à la mode, prise de conscience qu'il faudra adopter d'autres règles pour vivre ensemble et que les anciennes sont discréditées. Cette anomie est facteur de désordre et donc d'appel à l'ordre. A l'évidence, Sarkozy compte bien tirer les marrons du feu. Ce moment redoutable est celui où s'impose l'idée qu'il faut autre chose, pas encore le moment où cet autre chose prend forme, mais l'histoire s'accélère, on entre vraiment dans le 3ème millénaire.

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