L’évolution d’Aristote

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Il y a un mystère Aristote (-384/-322) dont les écrits parvenus jusqu'à nous, dits "ésotériques" car constituant ses notes personnelles, n'ont été retrouvés et édités qu'au Ier siècle av. J.-C (vers -60), presque 3 siècles après (où il est difficile de départager ce qui est d'Aristote des notes de ses élèves). On s'imagine en général qu'il a dominé toute l'antiquité jusqu'au Moyen-Âge alors qu'assez vite il a été relativement oublié, tout comme Platon ravalé à un simple écrivain, au profit des stoïciens qui vont prendre toute la place, s'identifiant à la philosophie même jusqu'à l'émergence bien plus tardive des néoplatoniciens préparant la venue du christianisme à partir de Philon d'Alexandrie ("Philon platonise, Platon philonise"). Malgré son matérialisme (ou hylèmorphisme) et sa négation de l'immortalité de l'âme, Aristote aura surtout séduit les Musulmans avant que l'Église catholique ne s'en empare tardivement avec Thomas d'Aquin et la scolastique, aux XII-XIIIème siècles. S'il est le seul à ne pas avoir connu de renaissance (p6), c'est de n'avoir plus quitté la scène mais son règne absolu n'aura duré que quelques siècles. On peut dire jusqu'à Descartes bien que ce ne soit pas un événement ponctuel. Même aujourd'hui, et plus encore que Platon, Aristote reste la base de la philosophie, qu'on peut relire avec profit sur n'importe quel sujet ou presque, loin d'être aussi dépassé qu'on l'imagine (après plus de 23 siècles! donnant une impression de proximité troublante).

Il ne fait aucun doute qu'Aristote procède de Platon et bâtit sa philosophie sur le travail préalable de l'Académie, mais, de même que dans son évolution Platon se détache de Socrate, de même l'évolution d'Aristote est celle de son éloignement de Platon comme de sa théorie des Idées, remplaçant la notion animiste de participation par celle, scientifique, de cause (matérielle, formelle, efficiente ou finale). Mais réfuter Platon n'est pas réfuter la philosophie, c'est la continuer au contraire. Par cette répétition de la rupture, se fonde la continuité d'une histoire de la philosophie en progrès où il s'agit de se situer, comme Aristote le fera constamment en citant systématiquement ses prédécesseurs. Il a été, en tout cas, élève de Platon jusqu'à sa mort, en -347, pendant 20 ans, ce qui n'est pas rien. Lorsqu'il est arrivé à l'Académie, en -367, il n'avait que 17 ans, époque du Théétète (dont il reprendra la définition de la philosophie comme étonnement) et de l'arrivée d'Eudoxe à Athènes (dont il reprendra la théorie des proportions et des sphères). Il n'a pas attendu cependant la mort de Platon pour écrire une réfutation en règle de la théorie des idées ("ΠΕΡΙ ΙΔΕΩΝ", sur les idées) où Platon n'a vu qu'une révolte contre lui, disant qu'Aristote "l'avait traité comme les poulains qui, à peine nés, ruent contre leur mère". Il reconnaissait bien cependant ses capacités puisqu'il lui avait confié l'enseignement de la Rhétorique et qu'on l'appelait, paraît-il, "l'intelligence de l'école" (νοῦς τῆς διατριβῆς). Pour justifier sa "trahison" et se défendre de l'interprétation "psychanalytique", Aristote se déclarait "Ami de Platon, mais plus encore de la vérité" (témoignant de l'échec du dialogue et de ce qui rend les relations entre intellectuels si compliquées et fragiles). Comme il le dit au début de l'Éthique à Nicomaque (I-4) : "Vérité et amitié nous sont chères l'une et l'autre, mais c'est pour nous un devoir sacré d'accorder la préférence à la vérité".

C'était justement le sujet de notre lecture du Phèdre de Platon, dont il faut souligner que la fin du dialogue est consacrée à la Rhétorique, sujet qu'il avait confié à Aristote qui en forgera, à partir de l'interprétation et de la démonstration, une logique longtemps indépassée, la forme du syllogisme se substituant au dialogue contradictoire. La philosophie devient ainsi l'objet d'un enseignement transmissible tout comme une technique oratoire ou la simple grammaire. Plus globalement Aristote est du côté de l'observation méthodique, du biologique, du devenir (des sciences matérialistes ioniennes) alors que Platon était du côté de la géométrie, du symbolique, de l'éternité (de la théologie idéaliste pythagoricienne ou éléate), l'un désignant la terre matérielle et l'autre pointant vers les cieux (rejouant l'opposition d'Héraclite et Parménide). Il est intéressant d'essayer de comprendre comment on passe de l'un à l'autre en rompant avec ses anciennes appartenances, non par une différence de caractère mais pour résoudre les contradictions précédentes et, comme on le verra, simplement à l'origine par l'analyse rigoureuse du langage et des procédés de démonstration s'appliquant aussi bien à la physique qu'à l'éthique ou la politique.

On a beau savoir l'importance d'Aristote, c'est plus intimidant qu'autre chose et n'aide pas à pénétrer un corpus impressionnant et surchargé de notes. C'est pourtant assez facile à lire, aucune obscurité, mais on peut trouver certaines parties trop fastidieuses, alors que d'autres semblent dire des banalités, entre autres dans ses différentes Ethiques (mais ce qui peut paraître futile, "les disputes entre amis" est une théorie relative de la valeur!). Cela fait longtemps que je voulais parler du livre de Werner Jaeger, "Aristote. Fondements pour un histoire de son évolution", livre contesté mais éclairant qui m'a permis en tout cas, comme à beaucoup d'autres générations d'étudiants, d'entrer plus facilement dans l'oeuvre d'Aristote par sa mise en situation, en récit, son storytelling (permettant de pallier l'aridité de textes dépouillés de la mise en scène des dialogues et surtout de comprendre les contradictions entre différentes parties). Plus généralement, l'histoire de l'évolution des philosophes est certainement plus éclairante que l'exposé de leur système achevé et des subtilités auxquelles ils aboutissent.

Werner Jaeger insiste sur le fait qu'Aristote a d'abord été complètement platonicien, dans l'enthousiasme d'une Académie qui pensait accéder à une nouvelle vérité, y compris dans sa dimension religieuse (orphique), et notamment dans la croyance à l'immortalité de l'âme, qui venait cette fois de Socrate semble-t-il. D'une certaine façon, Platon n'a fait que tirer les conséquences de cette affirmation. En effet, l'immortalité de l'âme suppose sa séparation d'avec les corps mortels comme les idées sont éternelles et séparées des choses dans lesquelles elles s'incarnent (l'information est effectivement indépendante de son support, elle se transmet). De même, le savoir comme réminiscence est une conséquence de l'immortalité de l'âme. Le monde des idées habite lui aussi l'éternité, l'idée étant ce qui est supposé donner continuité et stabilité, l'unité de l'être, au caractère fuyant et trompeur des phénomènes, aux formes en perpétuel changement du flux héraclitéen (synthèse entre Héraclite et Parménide).

L'évolution d'Aristote va le mener de ce monde des idées a priori (qui est celui du langage et de l'éternité) à celui de l'observation de la réalité, au monde des corps et des causes efficientes (Kojève, II p226, dit qu'Aristote ajoute le nunc de la temporalité au hic nominatif des idées éternelles de Platon). Il semble que ce saut qu'on peut dire matérialiste soit toujours à refaire car le moment idéaliste semble nécessaire à impulser la recherche, même s'il faut l'abandonner ensuite pour en recueillir les fruits. Du coup, et malgré son finalisme, ce qui manque à la philosophie matérialiste d'Aristote, que Platon aurait autant détestée que celle de Démocrite (auquel reviendront ses successeurs), c'est le désir, la passion, l'aveuglement de l'amour ramenés à des finalités pratiques ou bien une vaine "connaissance pour la connaissance" menacée d'insignifiance.

Les premiers écrits d'Aristote sont perdus, tout comme ses dialogues, mais on a tenté d'en reconstituer le contenu à partir de citations limitées. De quoi donner quand même une idée de toute l'évolution d'Aristote qui, par exemple dans l'Eudème, croyait encore à l'immortalité de l'âme (qu'il démontre). Il se ravisera ensuite complètement dans son petit traité sur l'âme (qu'il faut absolument lire) affirmant le lien entre le corps et l'âme (la honte qui fait rougir) comme entre la mémoire et son empreinte matérielle, affirmation du psychocorporel qui doit faire son deuil de l'immortalité - ce qui rend problématique sa reprise religieuse. Il n'y a plus à ce moment là d'immortalité individuelle pensable, seul, à la rigueur, l'intellect universel pourrait être dit éternel (ce qui convenait à Averroès mais pas à St Thomas). Il y aura la même évolution entre l'Ethique à Eudème et l'Ethique à Nicomaque. En effet, s'il n'y a pas de forme ou d'idée séparée, il n'y a pas de bien suprême non plus, tout bien pouvant être ramené à une finalité particulière (comme on le voit au début de l'Ethique à Nicomaque) et au plaisir de l'activité, de la réussite, d'atteindre ses fins à quoi se résume l'éthique (le juste milieu n'est pas une moyenne mais l'action juste qu'il y a deux façons de rater par excès ou insuffisance). Il est amusant de voir qu'il finira ainsi par rejoindre plus ou moins Socrate dans la mise en cause de cette notion de bien suprême, innovation de Platon par rapport à Socrate qui lui non plus ne connaissait que des biens particuliers. En fait, il garde cette notion, jugée même indispensable, mais très dévaluée par rapport à Platon (ce qui n'est pas assez souligné en général) car réduite, comme on va le voir, à une activité particulière qui est sa propre fin, comme la philosophie ou la musique.

Dans le Protreptique, qui reste largement platonicien, il s'écarte tout de même de Platon par sa forme, qui n'est plus celle du dialogue, et surtout il y définit déjà la philosophie comme contemplation et désir de savoir plutôt que d'amélioration morale (distinguant plaisir des sens, plaisir moral - ou de l'action - et pur plaisir intellectuel de la compréhension et de la connaissance). Il revendique en effet, comme au début de la Métaphysique, la totale inutilité de la philosophie, jusqu'au sophisme qui prétend que rejeter la philosophie, c'est encore philosopher. L'inutilité est même élevée au rang de bien suprême au prétexte qu'une activité qui n'est pas utile à autre chose possède donc sa propre fin en elle-même (au contraire de la richesse monétaire notamment). Le Bien doit cependant rester actif plus que passif, et atteindre son but, y compris dans la contemplation ou l'acquisition désintéressée de connaissances. Ce savoir pour le savoir très contestable, et qui peut se perdre dans le détail, est très loin de Socrate ou Platon qui visaient au contraire une transformation personnelle (comme les stoïciens ensuite) et si on ne peut prétendre qu'Aristote n'en attend pas malgré tout une amélioration des individus, c'est comme une guérison par surcroît, un bénéfice secondaire de la science supposée favoriser la coïncidence de nos actes avec nos fins.

Il ne faut pas croire pour autant que cette libido sciendi suffise à se passer d'irrationnel qu'on retrouve étonnamment dans son manifeste Pour la philosophie, plutôt théologique, sous la forme d'une astrologie cyclique empruntée à Zarathoustra et aux cycles de l'affrontement du bien et du mal auquel Platon s'était référé dans Les Lois (le Bien suprême appelle le Mal suprême), éternel retour du même dont les Stoïciens et Nietzsche s'inspireront. Ce n'est pas complètement sans rapport avec ses ouvrages ultérieurs puisqu'on en retrouvera des parties dans sa Métaphysique mais débarrassées de leur ferveur religieuse. La doctrine qui dote les astres incorruptibles d'une âme, principe de leur mouvement, et qui en fait des dieux visibles, n'est pas si éloignée du mythe des âmes ailées du Phèdre de Platon mais la présentation se veut plus scientifique et s'appuyant sur l'observation du ciel. Jaeger considère (p155) qu'on aurait ici la première véritable "philosophie de la religion" qui, d'une part, tente de faire la démonstration de l'existence de Dieu (d'un dieu universel déduit par syllogismes, non pas donné par les différentes traditions) et, d'autre part, de témoigner du besoin religieux et de l'expérience intérieure du sacré, de la dévotion, de l'enthousiasme, de la crainte et du respect qui nous saisissent devant la divinité, devant ce qui est supérieur aux hommes, expérience personnelle de la plénitude ébranlant tout notre être. On y trouve même la "preuve ontologique" (qu'il y ait des degrés dans la perfection impliquerait l'existence d'un être absolument parfait, identifié à Dieu) dont Saint Anselme et Descartes s'inspireront. L'autre preuve est celle du premier moteur, conséquence des 4 causes et de l'impossibilité d'une régression infinie des causes mais paradoxe d'un moteur immobile qui attire à soi comme la gravité, combinant cause finale et cause efficiente. Bien qu'il sera incapable de réfuter qu'il puisse y avoir de multiples moteurs (identifiés aux astres), il crève les yeux que ce premier moteur comme pure intelligence en acte, pensée de la pensée (qui se pense soi-même), prend la place de l'Être suprême platonicien, semblant passer d'une conception à l'autre par une série de transformations fortement influencées par les débats internes et ne s'éloignant que petit à petit de la théologie de Platon (reprenant ses anciennes démonstrations dans les ouvrages ultérieurs en les dépouillant de leur métaphysique platonicienne). De même, à l'opposé de son opuscule ultérieur sur les rêves, Aristote croit encore en ce temps là que les rêves prémonitoires sont avec la contemplation du ciel étoilé des preuves du divin, ce que Kant reprendra sous la forme "du ciel étoilé au-dessus de moi et de la loi morale en moi".

Werner Jaeger ne fait qu'essayer de reconstruire la période platonisante d'Aristote témoignant de son évolution par rapport à sa maturité scientifique mais il n'en donne pas vraiment les raisons sinon son exigence méthodologique. C'est là où l'on peut tenter d'aller un peu plus loin, soulignant tout ce que la philosophie d'Aristote doit à son travail sur la rhétorique. En devenant aussi discours de la méthode (organon) et logique de la démonstration, la philosophie devenait en effet véritablement science de la science (ce que trouvaient impensable Socrate et le premier Platon). Émile Bréhier l'explique juste par son activité d'enseignement :

Cette conception de la science démonstrative ne fait qu’appliquer à l’enseignement un procédé fait d’abord pour la discussion. En effet la science est avant tout l’art du professeur qui enseigne, c’est-à-dire qui, excluant toutes les prémisses qui ne sont pas certaines, peut dès lors procéder dogmatiquement comme le géomètre, et non pas par interrogation comme le dialecticien. (Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, I. p131)

Ce n'est pas seulement "l'enseignement" en général qu'il faudrait mettre en cause ici mais bien "l'enseignement de la rhétorique" en particulier. Si Werner Jaeger est précieux pour témoigner du platonisme du jeune Aristote, il s'intéresse très peu aux 4 causes (découverte dont il était si fier pourtant, absolument essentielles et à l'origine de la critique des idées), pas plus qu'il ne s'intéresse à la Rhétorique alors qu'on peut à juste titre interpréter l'évolution d'Aristote à partir de son enseignement de la rhétorique, sa véritable spécialité qui a d'abord permis de dégager les catégories grammaticales puis les bases de la logique et le syllogisme. Son évolution n'est pas uniquement religieuse ou morale mais on pourrait parler plutôt d'une sorte de tournant linguistique de la philosophie dès cette époque (car la pensée parle en silence) ! Les 4 causes semblent également sortis de l'analyse textuelle (sujet, objet, attribut, signification) : c'est pour l'enquête scientifique, le savoir et le discours que les causes sont 4 ("résultat immédiat d'un examen de notre manière habituelle de parler" comme dit W. Charlton). On prétend qu'elles seraient apparus d'abord dans sa Physique ("le livre fondamental de la philosophie occidentale" pour Heidegger), mais c'est dans les seconds analytiques [qui, tout comme les Topiques et les Catégories, prédécéderaient la Physique (p303)], qu'il montre que les 4 causes figurent comme le moyen terme des démonstrations et ce qui fonde la science ("On cherche quatre choses : le fait, le pourquoi, si c'est et ce que c'est", II, 1, 89 b 24). C'est en tout cas ce qui lui fera rejeter, du temps même de Platon, l'intervention des idées : ce ne sont pas les idées qui déterminent les choses mais les causes efficientes et finales. Ce qui donne unité et stabilité aux choses n'est pas l'idée mais leur finalité active dans un finalisme généralisé ("Tout vient à l'existence en vue d'une fin", p76). L'application de ces 4 causes à la Physique (et la biologie) fera merveille mais viendrait donc de son enseignement sur le langage et la logique (se réduisant à l'étant, ce qui pour Heidegger manque la question de l'être, de ce qui fait qu'on en parle et que le fait existe pour nous, qu'il ne soit pas insignifiant). Il faut souligner que, dans l'ouvrage, exagérément négligé, qu'il a consacré plus étroitement à la Rhétorique elle-même, il complète ce versant objectif de l'argumentation par la subjectivité du jugement et comment l'influencer par ses passions, ce qui semble au premier abord trop prosaïque voire tombant du côte des sophistes, alors qu'on peut y trouver un peu plus que ce qu'on a l'habitude d'y voir, Aristote ayant travaillé la question si longtemps.

Ainsi, le livre II (chapitres 1 à 11), avec une postface très éclairante de Michel Meyer (du moins à partir de la page 150), dans la petite collection Rivages, sous le titre de "La Rhétorique - Des passions", met déjà en scène le désir de reconnaissance (représentation de représentations, ce qui va bien au-delà du désir mimétique), petit traité des passions comme en passant (colère, mépris, honte, indignation, envie...), à partir de l'art oratoire et ouvertement à des fins de manipulation des passions en vue de la persuasion des juges, nécessité pour l'orateur, de connaître moeurs et passions qui déforment le jugement ("Comment on agit sur l’esprit des juges").

On appelle passions, tout ce qui étant suivi de douleur et de plaisir apporte un tel changement dans l'esprit qu'en cet état il se remarque une notable différence dans les jugements qu'on rend. Rhétorique, II, 1, 1378

Il ne s'agit plus seulement d'ignorance. Les passions sont des modifications contingentes du sujet, qui dépendent de la situation, différencient l'individu des autres et mènent à des action délibérées (ayant fait l'objet d'une délibération) mais sous l'effet d'un jugement sous influence. "Il y a passion parce qu'il y a action" et "la passion exprime la différence dans le sujet, pour autant qu'elle est contingente" p153, "une représentation de l'autre, une réaction à l'image qu'il se fait de nous" p155, en supériorité ou infériorité, et qu'il faut ramener à l'égalité, au juste-milieu.

Ni moyens ni fins, les passions sont les réponses aux représentations qu'autrui se fait de nous ; ce sont donc des représentations au second degré. On appellera cela, plus tard, des formes de la conscience de soi. Dans la Rhétorique, les passions représentent des réponses à autrui et, plus précisément, à la représentation qu'il se fait de nous. Les passions reflètent au fond les représentations que nous nous faisons des autres, étant donné ce qu'ils sont par rapport à nous, en réalité ou dans notre imaginaire. p156 (ou prière d'insérer)

Dans son traité de l'âme, qui doit beaucoup à la classification du vivant et de ses fonctions, Aristote souligne que les émotions se traduisent par des changements corporels. On ne peut donc dire que Spinoza ait tort de définir les affects comme puissance d'agir mais il est beaucoup plus juste d'en faire une ré-action, une action, certes, mais en réponse à la situation et au regard des autres. Dans la littérature, y compris politique ou judiciaire, les passions s'expriment avec toutes leurs divisions dont on ne saurait guérir, tout au plus porter vers un peu plus de modération.

Significativement, c'est sans doute ses réflexions sur la Politique qui sont les plus contestables et idéologiques, bien que restant indispensables et basées sur les différentes constitutions de l'époque. Si, pour le premier Aristote, la philosophie n'a pas besoin de se justifier par son utilité politique, c'est qu'il adopte là-dessus une position idéaliste en s'imaginant que l'idée (la vertu, la norme, le droit) est au principe du gouvernement ("Aristote souligne dans le Protreptique que c'est seulement lorsqu'on étudie la politique avec des principes scientifiques et qu'on la considère comme une discipline normative qu'elle est délivrée de sa stérilité et de son instabilité présentes [...] Ce raisonnement atteint son point culminant dans la démonstration qu'en dernière analyse la politique a un caractère théorique" p78, devant s'appuyer sur des normes au lieu d'imiter d'autres constitutions, p272). Même s'il privilégiera ensuite le possible (l'existant) sur l'idéal, il n'a pas pu penser l'Empire de son élève Alexandre qui ôtait toute pertinence à ses constitutions pour cités à taille humaine, sous-estimant beaucoup trop les causalités matérielles et le rôle de la violence (bien que conscient de la pression extérieure et des spécificités naturelles de chaque région). Il était resté au fond jusqu'au bout un peu trop platonicien même s'il défendait une république modérée et non plus extrémiste, centrée sur l'individu et la bonne vie plus que sur une justice collective implacable et mixant les différentes constitutions. On est donc bien à l'opposée de l'utopie totalitaire trop rationnelle de la République de Platon mais tout en visant une constitution qui reste "idéale" dans son juste milieu comme si c'était le résultat d'un choix et non d'un rapport de force. Toutes les coordonnées ayant changé, on ne peut se passer de faire une critique matérialiste de sa Politique, sans doute son oeuvre qui reste malgré tout la plus influente aujourd'hui où l'idéologie règne plus que jamais dans la recherche de la constitution idéale.

Il paraitra effectivement déplacé d'inciter à la lecture d'Aristote dans notre monde hypermoderne mais cela nous débarrasserait de pas mal de bêtises déjà - même si je m'attache surtout à montrer la part de bêtise de chaque philosophe. Aristote n'y échappe pas, qui est pourtant sans doute le philosophe le plus raisonnable, notamment au début du Politique qui prétend énoncer les conditions naturelles fondamentales de toute existence politique, c'est-à-dire l'existence du pouvoir et de hiérarchies, justifiant ainsi l'esclavage et la domination des femmes. Comme c'est loin d'être le plus bête, cela permet de mesurer le poids de l'idéologie sur les plus grands esprits, constituant une des parties les plus datées de ses écrits. D'erreurs en errements contraires, on a quand même progressé depuis, l'autre grande figure étant celle de Hegel qui intègre le temps dans la dialectique et prend plus au sérieux les tromperies de la vérité et la tragédie de l'existence ("La vérité est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre"). Tous les grands philosophes (il y en a très peu) sont bien sûr nécessaires, on ne peut s'en passer malgré leurs propres limites, mais d'abord pour montrer notre irréductible diversité de pensée.

Ce qui se joue et nous divise, comme entre Aristote et Platon, c'est notre rapport à la vérité - contradictions difficiles à surmonter qui ne peuvent se négocier ni se décider par vote. C'est ce qui fait qu'il n'y a pas de but commun, de finalité déjà donnée, connue, unanime. La vérité est notre question non résolue. Il y a guerre des religions, des idéologies, des croyances, des préjugés mais de toutes façons, derrière le théâtre, ce sont les causes matérielles qui décident en dernière instance. La meilleure arme est celle du savoir, de l'information, mais cela ne suffit pas à faire l'unanimité ni convaincre les sceptiques, ni empêcher de délirer. C'est avec ça qu'il faut faire, l'indécidable de vérités incompatibles et pourtant vitales.


A noter qu'il y a des interprétations, comme celle de Pierre Aubenque, qui contestent cette évolution d'Aristote remplacée par une tension tragique essayant de concilier science et théologie. Cela peut s'admettre dans le sens où l'on voit bien qu'Aristote cherche toujours à sauvegarder une part de platonisme, cela n'empêche pas que son évolution réduit cette part de plus en plus.

Il y a aussi des lectures carrément platoniciennes d'Aristote, très différentes de la mienne, par exemple celle de David Lefebvre pour qui l'essentiel dans Aristote, ce n'est pas les 4 causes mais la distinction de la puissance et de l'acte (de la matière et de la forme). C'est ce pourquoi il insiste sur le fait que le premier moteur est toujours en acte, immobile car immatériel et donc n'ayant pas de lieu, ce dont je ne suis pas sûr dès lors qu'il y a une possible pluralité de premiers moteurs identifiés aux astres. Aristote n'était sans doute pas sorti complètement de ces contradictions mais, incontestablement, pour nous cette interprétation est plus intéressante que sa cosmologie. Thomas d'Aquin avait très bien exprimé cette conception en disant que "Dieu est l'acte même d'exister", non pas création originelle mais création perpétuelle qui maintient dans l'être en l'orientant (comme l'amour ou le désir) [avant lui, Guillaume d'Auvergne avait supposé que "Dieu est l'être dont l'essence est d'exister", p572]. Il me semble cependant que s'en tenir à la différence entre puissance et acte serait revenir à la théorie des idées, de même que privilégier la forme alors qu'il n'y a passage de la puissance à l'acte que sous l'effet d'une autre puissance en acte. Les 4 causes sont requises et changent tout à rechercher les motivations, les possibles et les causes matérielles effectives plutôt qu'une pure mise en acte relativement arbitraire d'une essence ou puissance données. Enfin, comme pour Kojève, le passage de Platon à Aristote serait le passage de l'u-topie au hic et nunc, cela rend exclue cette hypothèse d'un non-lieu.


Suite : Les philosophies du bonheur ->

Article intégré à une petite histoire de la philosophie.

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8 réflexions au sujet de “L’évolution d’Aristote”

    • Aristote montre qu'il ne peut y avoir immortalité de la mémoire (inscrite dans la matière vivante). Il ne réfute pas l'immortalité elle-même (des astres incorruptibles) mais l'immortalité individuelle - car sans mémoire, il n'y a pas d'individu. La question se pose à notre époque de savoir si un enregistrement numérique de notre cerveau, au moins de sa mémoire, suffirait à doter l'individu d'une certaine immortalité ?

  1. Le lien avec l'évolution d'Aristote ne m'apparaît pas, mais JM Harribey a écrit un article qui me semble très intéressant sur le revenu d'existence ou de base et la valeur.
    Si je comprends bien, ce qu'il nomme la valeur est même ce qui sépare le revenu d'existence du revenu garanti associé à un travail dans la coopérative municipale:
    "...la validation de la valeur relève des institutions de la société, et non pas d’un choix individuel fondement d’une prétendue inconditionnalité."
    Chez Harribey, le mot travail a un sens très précis et est exclusivement employé pour définir une activité relevant de cette définition de la valeur ci-dessus.

    • Je sais bien que ce texte sur Aristote n'intéresse personne mais je voudrais réserver les commentaires à ceux qui s'y intéressent quand même.

      Je dirais juste sur Harribey que voilà encore quelqu'un avec qui on ne peut pas discuter (avec la circonstance aggravante qu'il fait partie de ceux qui ont fait main basse sur ATTAC en le vidant de sa substance). Ses objections au revenu garanti sont explicitement dogmatiques alors qu'il prouve ne rien comprendre à son temps en parlant de jouer à la belote quand on en est au digital labor, sans parler du fait qu'il raisonne comme si on était en économie de subsistance.

      Certes, il a raison sur le fait que la valeur économique dépend d'une validation sociale mais ne comprend pas qu'il s'agit moins d'une production de valeur désormais (mesurée par le temps de travail) que de la valorisation des compétences et du développement humain dans une économie immatérielle non linéaire, la question de la précarité d'une part et des externalités positives d'autre part prenant le pas sur le travail direct (qui existe encore, le revenu d'existence étant supposé cumulable avec un autre revenu, productif, n'étant pas du tout un revenu égal pour tous, ce qui serait effectivement impossible et détaché de la production). Prétendre que la solution serait la RTT alors qu'on a un chômage maximum malgré les 35h c'est aussi stupide que ceux qui prétendent qu'il n'y a plus de pétrole. Il fait partie des boulets de la gauche qui la mènent à sa perte (mais très content de lui).

      Prière de ne pas continuer sur ce sujet dans les commentaires de cet article (je retirerais les commentaires)

  2. Faire des choix collectifs (la politique) est aussi un des grands enjeux de la philosophie. Dans ce cas, il n'y a pas une vérité, mais des options, des choix qui s'inscrivent dans des trajectoires différentes, conflictuelles avec les autres collectifs. Les causes matérielles ne décident pas de tout, quand bien même elles conditionnent les possibles, sinon, il ne devrait pas y avoir de différence politique entre des pays géographiquement comparables.
    La façon dont nous faisons nos choix collectifs n'est donc pas indifférent. Choisir la puissance collective n'est pas la même chose que choisir l'émancipation raisonnable (cad dans les limites matérielles) des personnes.
    Il semble que les structures familiales anciennes jouent très longtemps un rôle dans les choix politiques modernes (c'est une thèse bien argumentée et illustrée chez Emmanuel Todd, par exemple dans son "RV des civilisations", ou dans ses travaux avec Hervé Le Bras))

    • Je ne suis pas du tout convaincu que les structures familiales aient une telle importance dans les pays développés et émergés de l'économie actuelle. Je pense même que ce n'est plus qu'un bruit de fond face aux dynamiques économiques, idéologiques et matérielles.

    • J'ai un peu étoffé le paragraphe sur la politique qui n'était pas le sujet de l'article mais qui était traitée trop sommairement. L'enjeu me semble effectivement de réévaluer le caractère matériel des contraintes pour y trouver des solutions au lieu de faire appel aux valeurs et aux idées de façon ineffective. Il est certain que les idées ont un rôle majeur dans l'histoire mais pas dans le bon sens, comme l'idée de nation qui produit le nationalisme. On aime les idées mais elles ne font que nier le réel, lui faire violence, alors que revenir aux causes matérielles permet de les accorder à nos fins. Ainsi les différences de constitution s'expliquent par des causes matérielles et non par l'esprit d'un peuple.

      Il y a certainement une influence des structures familiales comme des modes de production (et d'héritage) mais la puissance collective n'est pas une alternative à l'émancipation et doit plutôt être reliée au système de production, à la puissance industrielle (on est à l'échelle d'une époque pas d'une région). Ce n'est pas du tout la même chose avec une économie immatérielle et de la demande individualisée. Invoquer la puissance collective est invoquer un astre mort. Il reste quand même une puissance collective considérable avec l'ONU et les grandes conférences internationales, aussi critiquables soient-elles et "impuissantes" mais qui ont le mérite d'exister, ce qui n'est pas rien.

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