Philosophie politique et politique effective

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Dans notre situation actuelle, il ne m'a pas paru inutile de confronter les prétentions de la philosophie politique depuis ses origines à la réalité des rapports de force et des processus matériels. La question de la politique remonte en effet aux débuts de la civilisation et de la philosophie. Ce n'est vraiment pas nouveau. Les réponses qu'on y a donné ont été, tout comme de nos jours, soit aussi irréalistes qu'effrayantes (comme la République de Platon) soit un simple rabâchage de jugements de valeur ou de condamnations morales sans aucune portée. On en a beaucoup voulu à Machiavel, pourtant on ne peut plus progressiste, de se préoccuper de l'effectivité du politique et de la politique effective telle que pratiquée à son époque comme du temps des Romains, en contradiction souvent avec les discours de façade. Il y a une profondeur historique qu'on s'imagine pouvoir superbement ignorer comme si rien ne pouvait nous empêcher de faire "tout autre chose" que les anciens peuples. Aussi intolérable cela puisse nous paraître, il y a bien une réalité qui s'impose à nous et qu'on peut juste essayer d'améliorer. Maintenant qu'on ne peut plus croire à l'histoire sainte marxiste, on peut y voir une simple variante d'illusions anciennes (victoires éphémères des prophètes armés) nous ayant ramenés au point de départ.

Dans nos sociétés de zapping permanent, il est difficile de croire qu'il n'y aurait rien de nouveau sous le soleil, rien que nous puissions radicalement changer et, il est vrai que notre distance avec ces époques reculées est considérable, en particulier depuis l'essor du numérique, mais il ne faut pas croire que cela rendrait caduque l'histoire ancienne (ce qu'on appelait les "humanités") et tout notre passé. On reste frappé au contraire de la similitude avec les déplorations de notre actualité la plus brûlante. Le constat est toujours le même du gouffre entre les prétentions du politique et la réalité du gouvernement. Plutôt que de s'imaginer être les premiers au monde à vouloir le transformer, comme tout juste débarqués, il faudrait quand même finir par prendre la mesure de tout ce qui s'y oppose depuis toujours, en particulier nos limites cognitives qui nous font adopter des solutions simplistes et surévaluer nos capacités. La question n'est pas théorique mais au plus haut point pratique car il est désormais vital de transformer le monde. D'une part pour s'adapter aux nouvelles forces productives et aux réseaux globalisés, d'autre part pour faire face aux dérèglements écologiques que nous provoquons. Il le faut et pourtant on n'y arrive pas. C'est de là qu'il faut partir et se focaliser sur nos moyens, eux aussi tellement limités, pour aboutir à des résultats concrets au lieu de se déchirer sur nos visions du monde et des objectifs lointains inatteignables.

Notre actualité est celle de la confrontation de conceptions fascisantes de la politique (ou de la démocratie comme volontarisme), ne pouvant que mener au pire, en opposition frontale avec la réalité de la politique et d'une démocratie pluraliste qui sont le lieu de la diversité et du compromis. Rien de révolutionnaire à en attendre, c'est la réalité qui est révolutionnaire avec l'accélération technologique et l'emballement du climat, ce qui rend notre impuissance d'autant plus dramatique et inexcusable, impossible de ne pas bouger, on n'a pas le choix. Le problème, c'est que plus la crise nous réduit à l'impuissance et plus on s'accroche à des rêves de révolutions miraculeuses, de communauté retrouvée, délivrés de nos dettes, de l'argent, du travail, véritable royaume de Dieu sur terre - qui n'est pas seulement trompeur mais en rajoute encore à notre impuissance. D'autres s'y sont essayés tant de fois, au nom de Dieu, de l'amour, de l'altruisme, de la solidarité, de la fraternité ou de la Nation (la race, la civilisation, la tradition, etc.). Toujours la même chanson. Il faut prendre au sérieux ces effusions qui remuent les âmes mais elles n'ont aucune prise sur les choses. Ce n'est pas comme cela qu'on s'en tirera mais en trouvant des solutions concrètes à des questions matérielles et en construisant les rapports de force nécessaires. On ne peut laisser se développer précarité et exclusion ni le creusement des inégalités ni la dévastation de nos territoires mais il faut pour cela désidéaliser la politique, la désenchanter pour revenir au réel enfin, il y a urgence !

La philosophie politique dans l'histoire

En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j'estime que le monde se soutient dans le même état où il a été de tout temps ; qu'il y a toujours même quantité de bien, même quantité de mal; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées. D'après ce que nous connaissons des anciens empires, on les voit tous s'altérer tour à tour par le changement qu'ils éprouvent dans leurs mœurs. Mais le monde était toujours de même.
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, livre second, p154 

Depuis l'invention de l'écriture, il y a toujours eu des théocraties essayant d'organiser la vie conformément à leur religion, mais se heurtant assez rapidement, dans les grandes cités-Etat comme Babylone, à la diversité des peuples, des langues et des religions, inaugurant déjà la politique comme gestion de la pluralité des cultures, leur cohabitation. Le multiculturalisme et la confusion des langues ne sont pas choses nouvelles, notamment dans les capitales d'empire et les centres marchands. La perte de l'unité collective et de l'enracinement local est une des caractéristiques des grandes villes depuis l'origine ou presque. Dans ces époques guerrières, l'unité des citoyens se retrouvait surtout dans la guerre et de grandes fêtes religieuses ou civiques (les repas en commun pour les Grecs). Le simple darwinisme des vainqueurs va structurer ces cités-Etats sur la domination militaire jusqu'à l'Empire Romain. Ni la diversité des peuples, ni la domination n'ont été voulues, simples résultats de rapports de force, de processus géopolitiques, d'une logique de puissance. Les peuples conquis ne le savent que trop bien. Depuis l'invention de l'écriture et le code d'Hammourabi, des lois rationnelles sont supposées se substituer à l'arbitraire de la force mais seulement à l'intérieur de la cité, pas dans les rapports aux autres puissances et ce qui a force de loi est toujours la loi du vainqueur.

La prétention d'organiser la société sur la raison naît en même temps que la philosophie puisque c'est l'ambition suprême de Platon dans la République jusqu'à son dernier ouvrage inachevé, les Lois, se voulant plus pragmatique (et s'ouvrant sur l'éloge des beuveries : in vino veritas). La philosophie a toujours eu une dimension politique centrale alors que c'est certainement son point le plus faible (y compris chez Marx). Dès le début, en effet, on a la tentation du totalitarisme et son échec. Le premier mouvement du philosophe, c'est très logiquement de vouloir rationaliser la société d'en haut, de s'en faire l'architecte et concevoir la cité-Etat comme un tout, sans propriété privée, communauté se divisant en différentes fonctions où l'individu ne compte pas sinon d'être au service du bien commun. Ce qui est nié par cette raison législatrice, c'est la raison individuelle en acte (la raison examinant les lois), son incarnation subjective. Il est frappant de voir comme la polémique d'Aristote contre le communisme de la République peut être proche des critiques contemporaines. Ce n'est certes pas une raison pour en faire un jugement définitif, valable en tout temps et en tout lieu. Une des faiblesses de la philosophie politique, c'est de ne pas assez prendre en compte ce que certains principes politiques peuvent avoir de datés et spécifiques, on le voit avec les bien communs numériques difficilement imaginables avant.

Ainsi, bien qu'il soit plus utilisable que Platon, l'ouvrage d'Aristote sur le Politique n'est certes pas le plus recommandable puisqu'il commence par une justification de l'esclavage et de la soumission de la femme qui serait complémentaire de l'homme en ce que l'homme est fait pour commander et la femme pour obéir (il est la tête, elle est le ventre), le pire étant pour lui une femme au pouvoir, ce que favoriseraient les peuples militaristes (p136 1269b 25) ! Les nostalgiques du patriarcat et les Musulmans les plus conservateurs sont donc tout simplement restés aristotéliciens ! Dans la même veine, à couper le souffle, Aristote va jusqu'à prétendre que "le parti vainqueur l'emporte toujours par quelque supériorité morale; il semble par conséquent, que la force ne va pas sans vertu" (p44 1255a 15), de quoi justifier toutes les lâchetés. Il y a aussi de quoi se moquer quand il prétend que les européens seraient courageux mais barbares, les asiatiques raffinés mais pleutres, les Grecs ayant toutes les qualités et aucun défaut : courageux et intelligents (p493 1327b 23) ! C'est vraiment très étonnant de lire de telles âneries quand on voit la sûreté de son jugement sur la plupart des autres sujets - même la physique pas aussi dépassée qu'on le croit. Ce n'est pas pour rien qu'il a dominé deux millénaires. On a là un document exceptionnel sur le pouvoir déformant de l'idéologie à laquelle succombe même le plus grand des esprits (on est loin du macho décervelé), incapable d'aller au-delà de son temps, et qui justifie les inégalités par la nature alors même qu'il étudie des différences de constitutions politiques qui n'ont rien de naturelles. C'est assez désespérant pour la suite et pour l'intelligence collective (p215 1281b).

L'ironie suprême, c'est que toutes ces théories constitutionnalistes sont devenues immédiatement obsolètes à cause des conquêtes d'Alexandre le grand qui était son élève ! Cela n'enlève rien, à la pertinence de pas mal de ses analyses, à condition de ne pas oublier que la politique dont il parle est celle de la cité (la commune), que le réel laisse rarement le choix et qu'il est sûrement de grande sagesse de se ranger du côté des vainqueurs comme il l'a fait... Il montre notamment qu'il ne saurait y avoir de politique sans rien de commun, au moins le territoire (p84 1261a), mais qu'il y a aussi de la diversité (notamment la division du travail), "car la cité est par nature une pluralité", et donc, il y a une limite au commun (p85 1261a 15). "La cité appartient à la classe des choses composées, semblable en cela à n'importe quelle autre de ces réalités qui sont des touts, mais des touts formés d'une pluralité de parties" (p165 1274b 38). C'est la réfutation d'une communauté unie alors qu'elle est divisée et que riches et pauvres s'y affrontent [Machiavel montrera que c'est ce conflit qui fait tenir le tout]. C'est sans doute cette pluralité sociale qui le faisait pencher [tout comme Machiavel] pour un mélange des différentes constitutions : monarchie, aristocratie, oligarchie et démocratie (p114 1266a), comme la constitution de Solon (p159 1273b 40) qui n'était pas seulement démocratique mais (bien qu'il ait procédé à une annulation des dettes) ménageait les intérêts des riches (créanciers) et des pauvres (débiteurs). C'est ce qu'il appelle une république tempérée (p289 1293b 22) et préfigure la division des pouvoirs, leur équilibre à l'opposé d'un supposé souverainisme du peuple (nous vivons nous-même dans une monarchie républicaine aux institutions héritées de la monarchie constitutionnelle plus que de 1789). S'éloigner de cet équilibre était s'exposer aux révolutions (dont il analyse les raisons et qui ne sont donc pas du tout chose nouvelle même si on n'en attendait pas de miracles à l'époque). Il affirmait aussi avec quelques raisons que de trop grandes cités ont de moins justes lois (p484 1326a 27). Une démocratie nationale n'aurait aucun sens à ses yeux, une contradiction dans les termes. On était clairement à son époque dans la démocratie de face à face (lui dit "qu'on puisse aisément embrasser du regard" l'assemblée des citoyens p487 1326b 24) - il était d'ailleurs de pratique courante d'aller fonder une colonie lorsque la population devenait trop nombreuse. Plus généralement, Aristote plaide toujours pour le juste milieu (le possible et le convenable, chacun devant entreprendre de préférence les choses qui entrent dans ses possibilités et qui lui conviennent. p587 1342b 30), opposé aussi bien à une égalité totale qu'à de trop grandes inégalités - même s'il a tendance à les naturaliser comme on l'a vu -, distinguant le droit du fait et la pluralité des qualités inégalement réparties. Ce qui est intéressant, c'est que dès cette époque, la démocratie n'est pas fondée seulement sur l'égalité numérique et la possibilité pour les pauvres de peser sur les décisions, mais Aristote la définit explicitement comme la liberté de vivre comme on veut (p432 1317b 12) à l'opposé de l'esclave, c'est-à-dire aussi à ne pas être gouverné comme un esclave mais comme des hommes libres, ce qui implique de gouverner et d'être gouverné à tour de rôle (p431 1317b), par élection ou tirage au sort, donnant à chacun la possibilité de décider de l'avenir. Il faut d'ailleurs souligner à quel point cette revendication du statut d'hommes libres des citoyens se fondait sur l'existence de l'esclavage, dont il fallait se distinguer radicalement - ainsi que sur leur participation à la guerre - mais une conséquence de cette égale liberté, qu'on désigne désormais sous le nom de droits de l'homme, c'est de restreindre le pouvoir du gouvernement aussi bien que d'exclure un égalitarisme trop strict. C'est absolument l'opposé du totalitarisme platonicien tout autant que d'une dictature populaire (La démocratie extrême, en effet, est une tyrannie 1312b 5, quand le même homme devenait à la fois chef du parti populaire et stratège, les démocraties se changeaient en tyrannies, car on peut dire que la plupart des anciens tyrans sont sortis des chefs populaires 1305a 7 - même s'il prétend que ce n'est plus le cas avec des démagogues manipulant la rhétorique plus que les armes).

La démagogie est née presque toujours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient être égaux d’une manière absolue. p338 1301a 30

On connaît l'opposition de Platon désignant le ciel des idées et d'Aristote observateur du réel, faisant place à la part des corps, mais la grande différence avec Platon, au niveau politique, c'est l'insistance sur l'individu d'Aristote, pour qui l'homme est un animal politique. Il n'est donc pas l'objet mais le sujet de la politique, intéressé au bien commun et à la communauté, développant sa philia (p210 1280b 38), la solidarité et le désir de vivre ensemble (entretenus par les banquets républicains et la musique, rites d'unité artificielle recouvrant les divisions sociales réelles). En cela, la politique a pour Aristote une dimension morale, vertueuse, mais, contrairement là encore à Platon, ce bien commun doit viser le bonheur individuel (le bien vivre, qui n'a donc rien de nouveau) et la participation active des citoyens. Sinon, la vertu des gouvernants est dans la "prudence" p187 (ou φρόνησις, le contraire du dogmatisme puisque désignant la sagesse pratique, opposée à la sagesse théorique bien que ce soit toujours la raison qui doit déterminer l'action).

Pour des esprits modernes, ce qui est frappant, c'est que jamais ne lui vient à l'idée que la vertu puisse être dans l'erreur, que la raison soit trompeuse, et le philosophe pas mieux qu'un autre, alors qu'il en avait l'exemple devant lui. Les transformations dont il a été le témoin auraient dû le convaincre que les déterminations étaient matérielles plus que morales. Le souci dominant à l'époque était celui de la guerre, structurant la société, et le rôle décisif des marins athéniens avait été la base de la démocratie mais les empires macédonien puis romain ont sonné la fin de l'autodétermination des cités qui ne reposaient plus désormais sur la philia des citoyens mais sur l'autorité du souverain. Il faudra attendre Machiavel, qui rêvait lui aussi d'une république d'hommes libres, pour admettre la vérité effective des rapports de force et des conflits sociaux derrière les apparences de la vertu et du droit.

C'était le début de l'histoire. Longtemps après, Hegel faisant le récit de tous ses errements où la ruse de la raison universelle triomphait des motivations particulières des acteurs, il s'est imaginé que l'homme prenant conscience de soi - par la Révolution Française et dans sa Phénoménologie de l'Esprit - il ne serait plus ensuite le jouet d'une dialectique extérieure mais pourrait passer de l'histoire subie à l'histoire conçue, ce que Kojève appelait indûment la fin de l'histoire car la période post-révolutionnaire qui commence avec Napoléon, sera plutôt celle des grandes idéologies et conceptions de l'histoire qui se sont affrontées dans des guerres d'anéantissement. En effet, l'histoire conçue se heurte à la diversité des conceptions du monde, justement, et la pluralité des valeurs. Le passé ne dicte pas ce que l'avenir sera qui est l'objet de violentes controverses. L'histoire conçue ne sera donc là encore que celle du plus fort, essentiellement force de la technique (des premiers chars, aux ingénieurs italiens jusqu'aux USA actuels) et donc histoire de la technique plus que la nôtre. Les risques écologiques, on ne peut plus matériels, devraient nous obliger pourtant à la préservation de notre futur, mais il faudrait pour cela pouvoir se mettre d'accord (par méthode scientifique ou démocratique ?), ce qui ne semble possible dans nos sociétés étendues et complexes que dans la panique de l'imminence d'une catastrophe.

Il y a un paradoxe avec Marx qui se distinguait justement des idéologies post-révolutionnaires par son matérialisme dialectique faisant du système économique la détermination en dernière instance, après-coup (post-festum), laissant une certaine liberté aux acteurs dans l'immédiat mais décidant finalement de notre destin à partir de l'extérieur sans égard pour nos préférences subjectives, et nous sortant donc de l'arbitraire des utopies. On ne peut pas dire qu'il aurait pour autant complètement abandonné la prétention que le collectivisme soit la réalisation de la philosophie comme production rationnelle et abolition des classes, faisant preuve d'une étonnante naïveté politique sur cet avenir radieux alors qu'il était d'une si grande lucidité sur la politique de son temps. Il savait que la morale était l'impuissance mise en action mais était trop confiant sur le sens de l'histoire qui nous était promis et la supériorité matérielle du collectivisme sur le système capitaliste (celui-ci ayant gagné haut la main malgré toutes ses destructions et contradictions internes).

Fascisme et nazisme sont directement inspirés du marxisme qu'ils ramènent simplement à une conception de l'histoire particulière et dont ils rejettent surtout le matérialisme pour tout ramener à des valeurs (en premier lieu la nation ou l'unité du peuple), au choc des idéologies et au souverainisme de l'Etat (supposé populaire et pouvoir faire ce qu'il veut). Gramsci, s'inspirant du théoricien du fascisme et du totalitarisme, Gentile, ne faisait que ravaler le marxisme au rang d'idéologie (totalitaire) avec son concept d'hégémonie très éloigné des conceptions de Marx d'une idéologie déterminée par les conditions de vie matérielle et non l'inverse. Le thème de la souveraineté populaire résulte d’un malentendu car il signifie seulement qu’il n’y a pas de souveraineté d’essence supérieure mais certainement pas que le peuple lui-même serait souverain, animé par une volonté générale introuvable alors que nous sommes si divisés. D’avoir coupé la tête d’un souverain, on s’imagine qu’à cette place vide viendrait quelque chose comme un peuple. Pure fiction, ceux qui gouvernent n’étant jamais les mêmes que les gouvernés.

On peut donner corps à cette fiction dans de grands moments d’enthousiasmes comme les fascismes en ont connu mais ce sont les minorités qui en font les frais, et la fiction finit par se dégonfler quand on se rend compte que ceux qui dénoncent la corruption sont aussi corrompus que les autres… La force du marxisme, c'était de partir de la production matérielle, d'une analyse rationnelle, pas de sentiments élevés ou du dévouement à la communauté qui caractérisent au contraire les fascismes comme foules en fusion et culte de la personnalité - qui gagnera d'ailleurs tous les régimes se réclamant du communisme. Car ces sentiments grégaires sont beaux et puissants, mais facilement manipulables. Ce sont ceux des guerriers, de la camaraderie des combats (creuset du fascisme), des émotions fortes de l'assaut contre l'ennemi et du sacrifice pour les siens. On peut admettre que "l'enthousiasme, c'est donc avoir en partage la conviction que l’on peut faire l’histoire, que l’histoire nous appartient". Cette ivresse de puissance et d'unité, affirmation de notre liberté et de la dignité d'une existence qui peut décider de l'avenir, répond incontestablement à la demande des individus qui adhèrent en masse à cette fiction, en éprouvant la nostalgie même après leur chute dans l'horreur. Nous qui sommes faits des autres, nous avons besoin d'affirmer un nous que nous ressentons intimement dans l'exaltation révolutionnaire ou les grandes manifestations comme dans les concerts et les stades. Il ne serait pas mauvais pourtant, à rebours de toutes les campagnes électives, de détourner de la politique ces effusions collectives et solidarités de tribune qui se paient au prix fort après, en vies humaines souvent. En effet, la meilleure façon de souder une population, c'est contre une autre (on se pose en s'opposant) et la célébration de l'unité ne tolère pas ceux qui s'y refusent, menant à l'élimination des marginaux avant de s'en prendre à d'autres catégories suspectes d'amener la division dans la société (juifs, francs-maçons, musulmans).

On croit s'en tirer par la réduction de la population en ligne de mire au petit nombre, opposant le peuple aux riches, à la caste ou aux élites (les 99% aux 1%) comme si la chose était simple, voire purement technique, retour à une démocratie qui avait été dévoyée et corrompue (il suffirait qu'ils s'en aillent tous!). C'est sans doute ce qui inspire la plupart des révolutions, quand la corruption devient trop visible et que les élites se sont déconsidérées, devenues parasitaires et perdant toute légitimité. Il est certain que les inégalités atteignent des sommets, qu'une petite oligarchie confisque les richesses et qu'il faut mettre un terme à ces dérives, revenir aux taux d'imposition des années d'après-guerre pour égaliser les conditions. Des révolutions sont incontestablement nécessaires périodiquement, pour débloquer des situations, s'adapter aux nouvelles forces productives, chasser des tyrans, abolir des privilèges, hélas, les élites se reconstituent toujours, y compris au sein des forces révolutionnaires malgré toutes les dénégations (le leader "démocratique" devenu inamovible et irremplaçable, la loi d'airain de l'oligarchie s'appliquant d'abord aux partis). Sur toutes ces questions, il suffit de lire Aristote pour ne pas se faire trop d'illusions sur la suite des événements. Même si les révolutions peuvent amener un progrès, corriger des excès, trouver un meilleur équilibre social, rétablir la justice, il y a un réel qui ne change pas quelque soit la constitution, des processus économiques et matériels qui s'imposent au nouveau pouvoir comme à l'ancien (au-delà de toute hégémonie idéologique).

Pire, on sait depuis Freud (ou La psychologie des foules de Gustave Le Bon) que l'aspiration à l'unité de la foule ne va pas sans identification au leader et l'amour du Maître qui nous rassemble par son discours et nous renvoie l'amour qu'on lui porte. Il y a une projection de sentiments familiaux, qu'on peut dire "socialistes" et naturels dans de petits groupes, sur une figure charismatique lointaine (médiatique) et des entités abstraites (race, nation, Etat, religion). Une bonne partie des illusions qu’on se fait sur la politique viennent de la personnification du pouvoir ou du peuple (incarnation individuelle qui semble incontournable pour Hegel), conception qu’on peut dire dictatoriale ou paranoïaque qui est naturelle à notre mode de pensée mais peu compatible avec la démocratie véritable. Du coup, au nom de la démocratie et des meilleures intentions du monde, on peut supprimer toute démocratie. C'est exactement ce qu'a fait le fascisme qui était bien un démocratisme faisant appel au peuple, appuyé sur des plébiscites, et non un simple pouvoir autoritaire sans base sociale. On a vu la même chose du côté des "démocraties populaires" dont aucune n’a résisté à de véritables élections mais qui revendiquaient tout autant l'unité du peuple, les classes supposées abolies. D'ailleurs, la Corée du nord incarne encore de nos jours ce paternalisme socialiste autoritaire dont on admettra qu'il se distingue difficilement du fascisme et témoigne d'une débâcle économique qui ne peut vraiment pas faire reposer le régime sur des causes matérielles mais seulement sur des valeurs morales (d'auto-suffisance, très aristotélicienne) et une répression implacable.

Bien qu'il n'ait pas eu que des mauvais côtés, loin de là, le collectivisme bureaucratique n'ayant pu rivaliser avec le libéralisme, la faillite du communisme, pour des causes très matérielles, a inauguré ce qu'on a appelé, à tort là aussi, la fin des idéologies car non seulement cela n'était pas du tout la fin des représentations de classe mais c'est d'abord l'idéologie néolibérale qui régnait en maître comme "pensée unique" avant que ne se réveillent les idéologies fascisantes avec le volontarisme de maîtriser son destin face à la crise financière et une globalisation qui nous submerge - quand ce ne sont pas les djihadistes qui prennent la place des guérillas communistes pour s'opposer à l'Occident et à la domination marchande. Ces basculements idéologiques entre périodes libérales et autoritaires sont un classique de la dialectique historique qui va d'un extrême à l'autre plutôt que de se fixer sur la voie moyenne. On a là le témoignage renouvelé de notre égarement, d'un esprit qui ne sait pas où il va mais avance en se cognant sur le réel, en testant ses limites. Il y aura donc sûrement de nouveaux renversements idéologiques et un renouveau de l'émancipation après ce retour de l'obscurantisme - mais dans combien de temps et après quels désastres ? La question qui se pose à nous, c'est de savoir quel rôle peut-on avoir dans ces mouvements tectoniques qui nous entraînent et nous dépassent ?

Les limites du politique

On est dans une situation absurde car, si nous sommes confrontés à des problèmes d'une ampleur inégalée, sur le plan écologique ou social, il apparaît qu'on aurait tout-à-fait les moyens matériels et techniques de s'en sortir mais ce qui nous manque, ce sont les moyens politiques et cognitifs, la capacité de s'entendre sur ce qu'il faut faire et le mettre en oeuvre. Ce n'est pas, en effet, parce qu'on aurait raison sur les critiques du système, et les risques vitaux qu'il nous fait courir, qu'on saurait très bien quoi mettre à la place, que ce serait très simple et juste une question de bonne volonté ou de démocratie. Les limites de la démocratie sont d'abord les limites de la politique. Nous ne sommes plus les premiers à vouloir changer le monde, on ne peut faire comme si l'expérience n'avait pas déjà été faite maintes fois, notamment au siècle dernier, et comme si nous étions les seuls à en avoir eu la merveilleuse idée. Au lieu d'en remettre une couche dans l'utopie et l'imagination, comme si ce qui nous manquait, c'était l'irréalisme et le pur volontarisme (Yes we can, on a vu !), ce qu'il faudrait, c'est essayer de tirer les leçons de nos échecs répétés [nouvelle donne, tout autre chose, indignés, etc.], évaluer de façon plus véridique ce que peut la politique par rapport aux processus matériels effectifs qui nous imposent leurs contraintes.

Voilà pourtant ce à quoi on se refuse, constituant le premier obstacle à surmonter. Alors même qu'on expérimente continuellement l'impuissance du politique, à l'évidence, on ne veut pas renoncer à transformer le monde à notre image, cela paraît même notre devoir le plus sacré d'être pensant, sans égard à la faisabilité d'un chantier aussi démesuré qui est ramené à une question purement subjective de volonté ou de foi. On peut voir l'origine de cette revendication tenace dans ce qui constitue la subjectivité elle-même. En effet, pour Sartre ou Lukàcs, entre beaucoup d'autres, l'homme se définit bien par ses finalités, ses outils, son projet de vie. Ce serait à la fois ce qui ferait notre particularité - d'avoir l'idée avant sa réalisation - et ce qui permettrait de nous comprendre puisque comprendre l'autre serait comprendre son projet, ses intentions, son désir (à la différence de son explication sociologique). On est là dans l'idéalisme le plus pur, celui des finalités, auquel le matérialisme oppose le monde des causes. Nos finalités configurent certes des mondes mais le monde extérieur configure nos finalités plus qu'on ne croit. L'existentialisme athée conclut un peu vite que, du fait qu'il n'y a plus de Dieu créateur, nous ne serions plus des créatures car nous créant nous-mêmes à notre convenance. Le monde et l'homme ne seraient ainsi que le produit de nos choix...

Dans ce fantasme d'auto-engendrement, ce qui disparaît, c'est la transcendance du monde, sa matérialité et son historicité. Il y a un monde, c'est le cas de le dire, entre ce qu'on voudrait et la triste réalité avec ses injustices. De plus, se donner des objectifs pour les atteindre, les animaux, la vie en général, ne font que cela, fonction du cognitif comme inversion des causalités (la finalité devient cause), principe de l'apprentissage et de l'inversion de l'entropie, qu'on ne peut réserver aux plans de l'architecte ou la fabrication d'outils puisque présents dans toute intentionalité. Ce qui nous caractérise serait plutôt le langage dans son extériorité, son lexique partagé, sa grammaire commune, la transmission de savoir-faire, mais nos finalités sont toujours apprises, nos désirs mimétiques, nos croyances datées et variant avec l'ambiance générale. S'il n'y a donc pas de nature humaine figée d'avance, ni de politique universelle, c'est que notre existence est forgée par l'extériorité du langage, de la société, de la technique et de l'écosystème, loin d'être un lieu vide qui ne se fonderait que sur soi et sa propre histoire. C'est le lieu où s'affrontent les discours du temps, où ça parle tout le temps...

L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.

Si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est.

Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l'homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l'homme.
Sartre, L'existentialisme est un humanisme 

Il faut objecter à cette prétention de maîtrise et de conscience de soi qui rendrait riches et pauvres responsables de leur état, c'est que, même si ce sont les hommes, incontestablement, qui font l'histoire, ce n'est pas comme fait l'artisan, en toute connaissance de cause - car l'avenir reste incertain. Au fond, cette maîtrise absolue revendiquée n'est que celle du travail (répétitif), cet homme n'est qu'un travailleur prévisible alors que les acteurs de l'histoire ne connaissent pas leur texte à l'avance et sont bousculés par les événements, pris dans le tourbillon d'un monde dans lequel nous sommes jetés et qui n'est pas le nôtre. On choisit si rarement. C'est la vie qui choisit pour nous la plupart du temps et ce n'est pas forcément plus mal même si c'est toujours un peu déceptif. On se voudrait auteur de sa vie, en faire un roman, mais ce serait ne pas vivre, ne pas faire l'épreuve de l'existence et sa confrontation au monde pour rester en permanence dans la représentation. En réalité, on se donne bien des objectifs concrets mais auxquels on se soumet et qui nous attachent comme à une dette.

Au niveau politique, que la société démocratique ne soit pas un organisme avec une volonté unifiée ni une entreprise mais un lieu de débats, de compétition électorale, de conflits d’intérêts et de compromis, limite à l’évidence la capacité à remodeler les rapports sociaux en fonction de nos finalités. Les régimes qui ont prétendu le faire ont montré leur caractère totalitaire et leurs conséquences funestes. Il faut donc faire en grande partie avec le monde tel qu’il va - ce qui ne veut pas dire laisser faire et nous transformer en simples spectateurs de notre vie, abandonnant toute finalité. Spectateur, on l’est presque tout le temps, à découvrir un monde que nous n’avons pas voulu, mais on n’est pas fait pour rester passifs, le vivant étant forcément actif dans la tâche d'inverser sans répit l’entropie, à son petit niveau de finalités triviales, pour simplement résister à la mort qui nous ronge. Il y a toujours une marge de manoeuvre locale, des degrés de libertés à prendre sans que cela engage des finalités métaphysiques ni le destin de l'humanité (comme si notre excellence pouvait laver tout le sang versé). Inciter à l'action est de bon conseil (pour Aristote il n'y a de plaisir que dans l'action). Cependant, de nombreuses situations nous réduisent effectivement à l’impuissance - par exemple lors de la montée du fascisme et du nazisme. Le Nazi qui participe aux rassemblements de masse s’imagine être un acteur de l’histoire, mais ceux qui ne participent pas à la folie ambiante se sentent isolés et sans réelle possibilité de peser sur les événements, un peu comme se retrouver tout seul devant l'armée ennemi. Il y aura toujours des activistes pour faire n’importe quoi, encourager les maigres troupes, croire pouvoir renverser des montagnes, pour, en fin de compte, ne servir absolument à rien. On est là au coeur de la réalité humaine et de son errance, pas assez pensée par la philosophie politique (soit déniée au nom de la démocratie, soit attribuée au peuple ignorant alors que nos grands intellectuels et dirigeants ne sont guère plus brillants dans l'action).

Après Freud et Lacan, on ne peut plus ignorer non plus notre part d'ombre, comme nous sommes le jouet de notre inconscient et des perversions du désir de désir, du besoin de reconnaissance et des histoires d'amour impossibles, tous les pièges du narcissisme, de l'identification, du symptôme et l'univers morbide de la faute, assez pour ne plus rêver d'un surhomme dévoué au bien commun et transparent. Il est très dommageable qu'on ne tire pas les conséquences politiques de la psychanalyse qui vont à l'opposé du sexo-marxisme simplet de Wilhelm Reich tout comme des nouveaux apôtres réactionnaires de la restauration de la loi du père (psychanalyse et politique). Il ne s'agit pas seulement d'anthropologie mais de discours, de rapports sociaux, de dialectique intersubjective, de la déconstruction des fantasmes d'un homme total et de l'idéal du moi. A partir de là, ce qui est fustigé par quelques fanatiques comme un manque de détermination révolutionnaire est la nécessaire résistance à la normalisation, au renforcement des contraintes sociales et du moralisme ambiant, que ce soit au nom de la communauté, du peuple, de l'unité politique, voire de l'émancipation supposée.

Le constat de ce qu'on peut appeler "l'inconscient politique" est intolérable, tout comme d'accepter nos déterminations matérielles (inconscientes) alors que nous sommes constamment obligés de réagir et faire des choix raisonnés. Impossible de se contenter de notre défaite, se satisfaire d'une opposition purement subjective mais non seulement nous avons peu de poids face aux basculements idéologiques, qui assurent une certaine unité sociale par leur effet de masse, mais, en plus, nous sommes divisés en une multitude d'opinions, souvent délirantes, et de petits groupuscules. En dehors de moments révolutionnaires qui nous échappent ou d'enjeux immédiats qui nous mobilisent, il n’y a guère de raisons d’espérer pouvoir se mettre d’accord entre nous sur un quelconque objectif final et donc encore moins de le réaliser ! Il ne fait aucun doute que les raisons de s’indigner ne manquent pas, les combats à mener mais si on essuie défaite sur défaite, c'est qu'il n’y a aucun parti qui vaille, l’offre politique est nullissime, dépassée, archaïque. On aurait besoin de radicalité mais on n’a absolument pas besoin de Trotskistes ni de radicalisme religieux ou idéologique. On a besoin d’écologistes mais pas de technophobes ni de retour à la terre ou de moralistes. On a besoin de syndicats forts mais pas de lobby des salariés protégés accrochés à leurs avantages acquis sans souci pour les précaires. On a besoin de militants mais pas de dogmatisme, d’utopistes ou de complotistes (tout étonnés qu’une fois le complot dénoncé tout continue comme avant!). Attendre une lucidité soudaine de l'humanité est sans conteste se nourrir d’illusions. Notre rationalité limitée nous condamne à ne réagir qu’à la catastrophe, au dernier moment, la dernière extrémité…

L'exemple de la menace climatique est frappant car les scientifiques ont vraiment fait leur boulot mais se heurtent à l'inertie politique. On a tout les éléments pour nous obliger à agir sans arriver à convaincre vraiment. La complexité du climat et l'impossibilité de prévoir nos émissions ni des éruptions volcaniques pouvant refroidir la planète, font qu'on ne peut absolument pas "prédire" le climat futur, on peut juste se prémunir des désastres les plus probables. Cela suffit pour que certains trouvent intelligents de se déclarer "sceptiques", c'est-à-dire croire dur comme fer ce qui les arrange en s'imaginant plus intelligents que les autres ! La pratique des sciences devrait pourtant nous apprendre à ne pas trop s'attacher à des théories évoluant avec le temps et les données. Les sciences reconnaissent la bêtise humaine et la fausseté de nos représentations. C'est de là qu'elles partent pour explorer la réalité et remettre en cause nos croyances précédentes. Le plus étrange, c'est de voir à quel point de nombreuses théories contradictoires peuvent paraître absolument convaincantes a priori. Même en physique, fleurissent toutes sortes de théories plus ou moins farfelues mais cohérentes, qui peuvent se soutenir et il est très difficile d'abandonner de belles théories qui semblaient tellement explicatives. Au moins, dans ce cas, c’est l’expérience qui tranche, contrairement aux religions, mythes révolutionnaires ou idéologies qui continuent à cohabiter, persuadés même de s’appuyer sur l’expérience (de la présence divine éprouvée ou de la Commune de Paris). Comment voulez-vous qu'on s'en sorte ?

A rebours des démagogues qui flattent leurs électeurs, il faudrait intégrer dans la politique toute la connerie humaine qui va bien au-delà d'une information imparfaite et de limites purement cognitives, même si on peut dire que c'est d'avoir la mémoire courte qui fait revenir les cycles de la mode y compris dans l'économie. En effet, au-delà du réel keynésien de circuits qui se bouclent, d'autres facteurs matériels, politiques et sociaux rentrent en jeu aux temporalités distinctes (l'injection d'argent ne produit pas tout de suite d'inflation tout comme les bulles spéculatives peuvent durer plus d'une décennie). Impossible de faire entendre raison trop longtemps dans ces conditions, reproduisant le cycle. L'expérience immédiate a forcément des effets de masse déterminants auxquels une pensée juste ne peut résister mais, de plus, il n'y a pas de pensée tout-à-fait juste, il n'y a pas de sages qui pourraient nous épargner les préjugés de la foule. A vouloir faire la liste des "biais cognitifs", on n'en voit pas le bout ! On a déjà vu qu'il fallait tenir compte de la psychologie des foules et de l'amour du maître, de l'idéologie de classe, on pourrait ajouter une tendance à sur-réagir, l'imitation, la pensée de groupe, l'illusion de l'unanimité (sinon de l'universalité), la simple erreur de perspective, le narcissisme, l'ambition, la cupidité, la mauvaise foi, les tricheries (aux élections), les réseaux de pouvoir (répartition des postes), toutes névroses et folies, etc. Par-dessus tout, la difficulté à comprendre le fonctionnement d'un système (de production), comment s'imposent à nous les causes globales (macroéconomiques, monétaires) venues d'ailleurs, ce qui a pour conséquence politique la personnalisation du pouvoir et la recherche de boucs émissaires avec un volontarisme pour lequel rien n'est impossible.

A ces limites cognitives s'ajoutent encore des solutions imaginaires. Pour tous les complotistes et ceux qui désignent les boucs émissaires de la crise, il ne fait aucun doute, en effet, qu'il suffirait de se débarrasser des profiteurs et réunir les bonnes volontés pour trouver des solutions à tous nos problèmes. Il y a pour cela l'argument imparable que nous sommes incontestablement l'espèce la plus intelligente du règne animal mais, hélas, cela n'empêche pas du tout qu'on soit tout autant l’espèce la plus conne de la Terre. Il suffit de voir le succès sur internet des théories les plus fumeuses mais les experts patentés ne témoignent pas tellement plus de leurs lumières sur tant de questions controversées, en premier lieu l'économie sans doute, avec tous ces avis contradictoires sur la monnaie, la réduction du temps de travail ou notre remplacement par les robots, sans parler de toutes les fausses bonnes solutions portées par les démagogues et les ignorants. Tous les intellectuels que je connais, tellement sûrs d'être dans le vrai, disent pourtant beaucoup de bêtises à mes yeux. Pire, on peut dire de tous les grands philosophes qu'ils affichent chacun leur part de bêtise, dans ce qui constitue leur propre dogme (ce qui n'empêche pas que ces grands philosophes, en si petit nombre, restent indispensables).

La situation paraît bien désespérée. Cependant, notre plus grande limitation n'est peut-être pas malgré tout celle de notre subjectivité puisque, lorsqu'on examine notre histoire, on voit bien que la question n'est pas tant celle de la volonté des acteurs mais des rapports de force et que si les valeurs morales changent avec le temps, elles n'ont jamais changé les hommes autant qu'elles pouvaient le prétendre. Ce n'est pas la vertu qui décide du sort des conflits mais des puissances matérielles, extérieures, il faut s'y faire. Ce qui devrait retenir l'attention de l'historien, ce sont ces déterminations extérieures par des processus matériels ainsi que l'écart entre les finalités affichées et les faits.

Répétons-le, ce n'est pas qu'on puisse pour autant se passer de finalités ou d'action. Le laisser-faire ne marche pas contrairement à ce que prétend un libéralisme extrémiste, il faut sans arrêt prendre des décisions vitales, réagir aux signaux d'alerte, se défendre. La politique se définit incontestablement par ses finalités. Le but de la politique n'est rien d'autre qu'agir plutôt que subir (si tu veux la paix prépare la guerre), le but de toute action politique étant théoriquement de poursuivre le bien d'une communauté politique (ou plutôt de sa classe dirigeante?). Le volontarisme est donc bien d'une certaine façon consubstantiel à la politique et s'exprime dans des programmes qui ne sont pourtant que rarement respectés ensuite car c'est un volontarisme très contraint à ce qu'on est obligé de faire, quelque soit l'élu - le pouvoir se limitant dès lors au pouvoir de nomination qui constitue des réseaux d'influence. Il est assez évident que la politique effective reste largement celle de l'histoire subie, ce qui est certes intolérable mais la réalité même qu'il faut bien reconnaître (comme la guerre en Ukraine qui peut nous contaminer ou la crise financière qui nous a touché en venant d'outre-atlantique). Le nécessaire volontarisme n'est plus aussi triomphant quand il se heurte au réel extérieur qui lui résiste, un réel qui ne se plie pas à sa volonté. On le sait depuis quelque temps de l'économie qui ne se laisse pas diriger à sa guise, ne se plie pas facilement aux injonctions politiques et se venge souvent de ceux qui prétendent la soumettre à d'autres lois que les siennes (le grand bond en avant était un grand bond en arrière faisant des millions de morts que personne n'a voulus). L'économisme, longtemps identifié au marxisme, étant devenu l'argument d'autorité du néolibéralisme a beau être rejeté désormais par une gauche qui n'y voit qu'idéologie, cela n'empêche pas que les politiques radicales s'y cassent les dents. De nos jours, c'est surtout l'accélération technologique qui rend sensible une évolution qui nous dépasse, qui n'est pas voulue, comme s'en persuadent un peu vite les technophobes, mais qui s'impose immanquablement après-coup, ce qui justifie incontestablement une certaine naturalisation de la technique comme de l'économie et de l'histoire.

On ne peut se passer d'agir au plus vite mais on ne peut faire comme s'il suffisait d'avoir des finalités pour qu'elles soient réalistes, encore moins comme si on pouvait tout changer, simplement parce que c'est notre volonté, notre exigence la plus profonde (ce que Hegel appelle la loi du coeur). Il faudrait juste changer de méthode pour définir nos finalités, non pas à partir de nos valeurs ou espérances mais des opportunités effectives, c'est-à-dire à peu près le contraire de ce qu'on nous serine qu'il faut faire pour mobiliser les foules (en vain...) ! Il ne s'agit pas de croire que la lutte des classes permettrait de tout obtenir, que ce ne serait qu'une question de combattivité, mais si des luttes syndicales ont été nécessaires pour toutes les "conquêtes ouvrières", elles n'ont perduré que par leurs effets bénéfiques sur l'économie, ce qu'on appelle le compromis fordiste où possédants comme salariés trouvaient leur compte alors que les manifestations contre les réformes des retraites n'ont abouti à rien car la situation n'est plus aussi favorable et les contraintes financières de l'allongement de l'espérance de vie incontournables. D'autre part, il est indéniable que le chômage de masse affaiblit considérablement les revendications salariales, c'est ce qui est le plus décisif et contre quoi l'activisme tourne à vide.

Il ne faut pas oublier non plus que si l'horrible Thatcher a pu mener sa politique antisociale, c'est que la situation économique qu'elle a trouvé était catastrophique et qu'elle s'est nettement améliorée sous sa férule. C'est un fait aussi déplaisant qu'on puisse le trouver. La défaite des luttes prolétarienne n'est pas due à une mystérieuse démobilisation mais à des circonstances objectives qu'il faut connaître, comprendre, intégrer. Le matérialisme ne laisse là-dessus aucun espoir car il ne s'agit pas de ce que nous pouvons vouloir mais de juger aux résultats et s'il est inacceptable que l’économie profite aux riches et ne puisse se passer de pauvres, cela n'empêche pas qu'une politique volontariste pour y remédier peut créer plus de chômage et devenir rapidement financièrement intenable, etc. Le début de la présidence de Mitterand l'illustre parfaitement, de dévaluation en dévaluation jusqu'à la reddition finale à l'Europe. Le problème n'est certes pas d'affirmer ses convictions mais de pouvoir tenir sur la durée et par rapport aux autres puissances, impossible de faire comme si on était seul au monde, hors de l'économie comme de la géographie ou de l'histoire...

L'histoire conçue

Pour arriver à une véritable "histoire conçue" et non plus subie, il faudrait donc prendre d'abord conscience que si l'humanité fait son histoire, et non pas une volonté divine, elle ne sait pas l'histoire qu'elle fait. Ensuite, il faudrait prendre conscience de quelle humanité on parle, avec toutes ses limitations cognitives, loin d'un savoir absolu lui permettant de s'accorder pour prendre les bonnes décisions. Déjà en retard sur le présent, l'accélération technologique décourage toute projection dans un avenir trop lointain. Enfin, il faudrait prendre en compte les processus matériels, les rapports de force, les transformations de l'économie à l'ère du numérique, les nouvelles forces productives aussi bien que les contraintes écologiques et menaces climatiques.

Très concrètement, car l'enjeu est vital et pas du tout théorique, il ne s'agit donc plus tant de démontrer la nécessité de politiques plus écologiques et sociales, encore moins de se disputer sur l'idéal, mais de mettre en lumière tout ce qui s'oppose à des mesures de salut public, d'abord matériellement, ensuite nos limites cognitives, enfin la divergence des intérêts, le recrutement des élites ou le processus électoral, etc. Ce qu'il faudrait faire entendre (mais est-ce audible?), c'est que la question ne devrait plus être celle de l'excellence de nos finalités mais celle de nos moyens trop souvent surévalués à mesure même de notre impuissance. Au lieu d'opposer à l'absence d'alternative (TINA) un supposé renversement des valeurs qui rendrait magiquement tout possible, il faudrait s'attacher aux alternatives effectives qui nous restent, à nos marges de manoeuvre qui ne sont pas nulles même si elles sont essentiellement locales et fédératives, dans une démocratie de face à face (des possibilités existent à tous les niveaux mais avec une inertie qui augmente avec la taille). Au lieu de se prendre pour le Bon Dieu, les questions qu'il faudrait se poser, c'est : que peut-on changer, sur quoi peut-on peser, comment s'y prendre et briser notre isolement ? Il ne suffit pas de prier ni de faire des pétitions. Il s'agit, d'une certaine façon, de faire ce dont on a horreur : prendre les moyens comme fin. Les élus locaux le savent bien, ce n'est qu'à partir des moyens disponibles, en "prenant plutôt pour point de départ les nécessités pratiques", qu'on aura une chance de pouvoir améliorer les choses et arriver à quelque résultat (le plus radical possible), pas en rêvant de conversion religieuse et d'un homme nouveau fantasmé, n'ayant plus rien de commun avec le siècle dernier, pas plus qu'avec l'époque d'Aristote qui voulait déjà améliorer les hommes par l'éducation et célébrait la vertu - mais s'inclinait devant la force...

Il faut y insister, l'urgence serait maintenant de se focaliser sur les moyens plus que les fins, les possibilités effectives plus que les grands discours, prendre conscience de notre part de bêtise, des insuffisances des processus démocratiques et de la pression médiatique tout aussi bien que des mouvements sociaux. Nous devons résoudre la contradiction entre la nécessité de préserver notre avenir et l'incapacité d'une volonté politique de décider du futur. L'échec des totalitarismes était déjà l'échec d'une "histoire conçue" qui se brisait sur la réalité et continuait une histoire subie dans la confrontation brutale des visions du monde. La prétention de prendre notre destin en main ne fait ainsi qu'en renforcer les errements tout comme la guerre sainte des djihadistes ne fait qu'ajouter du malheur au monde - au nom du Bien comme toujours. Impossible de se fier à la vertu pas plus qu'aux bonnes intentions dont l'enfer est pavé. Depuis les philosophies du soupçon, le structuralisme, jusqu'aux biais cognitifs, impossible de ne plus tenir compte de notre finitude et des limites de notre rationalité. Cette contradiction qui semble rendre tout objectif inatteignable, n'est pas seulement celle de la politique mais a déjà été rencontrée par la programmation qui en a tiré un art du gouvernement basé, à l'imitation du vivant, sur une direction par objectifs et la correction d'erreur plus que sur l'instruction impérative (autoritaire ou démocratique). La cybernétique, si décriée (souvent avec raison), en se focalisant sur les effets plus que sur des causes indéterminées, est pourtant bien la réponse à l'impuissance du pouvoir comme à l'échec du volontarisme, gouvernement qui ne regarde pas la société de haut (comme Platon) mais part de la réalité matérielle, du résultat, de l'extériorité et de ce qui ne marche pas ou dysfonctionne. C'est la seule voie qui nous reste ouverte, celle d'un matérialisme écologique qui devrait limiter le volontarisme tout en augmentant notre réactivité, en restant plus attentifs à la complexité des processus dans lesquels on intervient et surtout en se réglant sur le feedback des politiques suivies. Au lieu de vouloir former le réel à l'image de notre idéal dans une lutte à mort et la négation de ce qui nous résiste, il y aurait ainsi une autre façon d'aborder le réel en lui donnant réponse à chaque fois, autant que faire se peut, pour corriger nos erreurs, profiter de l'aubaine, éviter le pire et progresser petit à petit sans jamais pouvoir baisser la garde face à une extériorité si souvent menaçante (et à quoi on participe).

 

On peut en discuter théoriquement, cela ne résout pas le problème. En admettant qu'on ait là le seul cadre viable d'une politique écologiste, il faut admettre aussi qu'il ne sert apparemment à rien de le dire. La première question reste celle de notre impuissance, de prendre conscience de tout ce qui s'oppose à une volonté politique, à sa constitution comme à sa mise en oeuvre. Non seulement on ne peut pas en rester à un matérialisme qui s'imposerait sans médiations mais s'il faut prendre en compte la subjectivité c'est qu'elle y introduit de l'illusion, de l'erreur, du fantasme, de l'obstination, tout les "biais cognitifs" nous faisant prendre des vessies pour des lanternes et croire plus facilement ce qui nous arrange, faisant obstacle au changement en voulant le précipiter. De toutes façons, en général, les gens préfèreront toujours qu'on leur mente, comme dans l'amour, si possible un mensonge sincère, avec des étoiles dans les yeux. C'est en leur faisant croire à l'impossible que les foules vont vous suivre comme l'amoureux suit sa belle et parfois, cela peut donner de grandes choses, mais la plupart du temps, c'est un lamentable échec. Il faut le marteler, la première réalité, c'est la diversité des opinions jusqu'aux plus débiles. Héraclite disait que penser, quand on est éveillé, c'est penser ce qui est commun. Il avait raison en ce qu'on utilise pour cela le langage commun, il faut pouvoir se faire comprendre, mais aussi certain que ce socle commun, nos convictions sont non seulement diverses mais irréconciliables sans personne pour trancher. Il ne suffit certes pas d'avoir des idées claires et distinctes pour que ce ne soient pas des conneries !

Non seulement nous sommes incapables de nous accorder sur ce qu'il faudrait faire mais de toutes façons nous n'aurions pas le pouvoir de l'imposer alors qu'un emballement du climat est possible et que la destruction des anciens rapports sociaux est bien irréversible, quelque puisse être la puissance d'un mouvement social. Difficile d'être optimistes sur la prochaine conférence sur le climat (même si des résultats commencent à se faire sentir) tout comme sur de nouvelles protections sociales qui n'existent pas encore alors qu'on détruit les anciennes. Notre avenir est de plus en plus incertain et rien ne sert de nourrir la nostalgie d'un paradis perdu qui est souvent outrageusement embelli par rapport à la dureté de l'époque. Tout cela laisse penser, qu'encore une fois, ce sont les événements qui vont décider pour nous, n'agissant jamais que sous la pression de l'urgence (la crise européenne étant exemplaire sur ce point).

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58 réflexions au sujet de “Philosophie politique et politique effective”

  1. Dans " Les limites du politique" ( paragraphe5) je vous propose de modifier certains termes du texte, qui introduisent des ambigüités douteuses pour le lecteur:
    " le vivant étant forcément (?) actif dans la tâche(?) d'inverser sans répit l'entropie, à son petit niveau de finalités triviales, pour simplement résister à la mort qui le ronge (?)"Soit une perception du vivant en général, à partir d'un point de vue mentaliste anthropocentriste et particulier, prédiquant pour le vivant non humain l'obéissance à une finalité. Le phénomène inexpliqué de la vie a pour effet d'inverser l'entropie, mais est-ce en résistant à la mort, ou grâce à elle, qui permet d'une génération à l'autre l'adaptation aux variations des effets de monde produit par chaque espèce du vivant , et qui modifient le milieu matériel?Et le rôle des bactéries n'est pas trivial, il est au contraire fondamental.Les termes incriminés peuvent renvoyer au principe ancien d'un ordre hiérarchique des êtres, du plus vil au plus noble?Soit un ordre moraliste de finalités dans une vision créationniste qui n'est pas la vôtre...

    • J'avoue que je ne vois pas le problème. Le vivant est toujours actif, une cellule se caractérise par son agitation, son métabolisme dont la tâche est bien d'assurer l'homéostasie, résistance à la mort en inversant l'entropie naturelle de son milieu intérieur. Il n'y a pas de vivant sans finalités, inscrites dans l'ADN, sélectionnées après-coup de leur résultat favorable. Il ne s'agit pas de représentations à ce niveau, mais d'organes (une bouche faite pour manger et des pieds pour marcher). Ces finalités sont triviales (comme de chier). Il n'y a là nul créationnisme, c'est bien le milieu qui sculpte les corps (et certes, sans la mort il n'y aurait pas d'évolution mais seul un être vivant peut mourir). Ce qui nous distingue des animaux n'est pas d'avoir des finalités (traquer sa proie) mais le langage qui les formalise.

  2. Mais sans doute il s'agirait moins de modifier ces termes qui sont très ambigus que , par l'ajout d'une phrase critique, permettre au lecteur de bien comprendre que cette conception n'est pas la vôtre? Ou qu'elle est réfutable.

  3. Je vous suis avec assiduité parce que je vous prends très au sérieux.Il faut être précis avec les mots. Ces questions ne sont pas triviales au sens d'aller chier, qui n'a jamais pour moi été une finalité, mais un besoin. Parler du rôle ou de la fonction d'une cellule dans un organisme est mieux que de sa "tâche" qui n'est pas assimilable à une tâche, ce qui pourrait être attribué par contre à un organisme lui-même dans la chaîne du vivant. Quand au sujet de l'homéostasie du milieu intérieur, on est en droit de penser qu'elle est due au suicide cellulaire. Et je faisais allusion pour ma part à l'avantage d'êtres individuellement mortels, donc provisoires,du point de vue de leur espèce en général . Par ailleurs s'il est vrai que le milieu sculpte les corps, en retour les corps animés (au sens d'Aristote) sculptent leur milieu , et vous en êtes d'accord. Et ceci n'avait encore jamais été pris en compte, du moins en tant que principe fondamental.Il n'était encore pas connu que l'empreinte du milieu culturel humain sur le milieu naturel global est conforme à une courbe exponentielle de son accélération. Et cela change toute la stratégie des "tâches", pour le coup c'est bien de ça qu'il s'agit: les formes culturelles admises jusqu'ici n'ont pas pris en compte cette réalité,nous sommes dans l'obligation d'en expérimenter d'autres. Et c'est une finalité urgente.

    • Je suis d'accord sur le fait que la mort fait partie de la vie et que le mot tâche puisse être mal compris mais uniquement si on le prend de façon anthropomorphique. Notre désaccord porte sur le concept de finalité. Bien sûr que l'évacuation est une tâche vitale du corps, chaque organe ayant sa finalité propre dans le fonctionnement du système biologique comme un tout.

      Cela fait longtemps que je conteste le rejet du concept de finalité dans le biologique sous prétexte que cela pourrait être interprété comme du créationnisme. Dans une théorie de l'information, la finalité vient de l'extérieur (perception, mémoire, apprentissage) et si on détruit son environnement, comme peut le faire un troupeau de bisons, il y aura rétroaction sur les finalités précédentes soit par une extinction brutale, soit par l'intégration de régulations (virus par exemple) soit par un tout nouveau régime (l'oxygène de poison est devenu ressource). Comme le reste, les finalités sont validées après-coup.

      Ensuite, il y a la question des finalités humaines et c'est là qu'il faut introduire la suspicion sur nos finalités les plus hautes, prises dans les discours et toute la connerie humaine contre laquelle les sciences avancent patiemment, pas à pas. J'essaie de ramener les questions à leurs réalité matérielle, concrète où il est clair que la nécessité vient de l'extérieur, finalité imposée (par le réchauffement, l'épuisement des ressources) et ce qui empêche d'y répondre, ce sont nos finalités héritées...

      • Cela ne sert rien d'avoir raison dans ce qu'on écrit si c'est interprétable ou interprété faussement par les autres. Et pour le sens commun le terme " finalité" dénote ou connote un "but". Même chose pour la subjectivité qu'on interprète comme tendance à considérer l'extérieur en tant que collection d'objets, comme on nous l'a appris de la tradition. Uexkhull non seulement attribuait à l'animal une subjectivité, mais il a signalé aussi la différence entre une machine, conçue par l'homme pièce par pièce avant d'être assemblée, et tout être animé qui se développe à partir d'un "germe". Et j'aime bien imaginer que les idées humaines se développent ainsi à partir d'un point, comme Paul Klee disait d'une forme ?

        • Je suis d'accord sur le fait qu'il n'y a pas d'organe qui ne se développe sur une aptitude préalable du vivant et qu'il y a une unité de l'organisme qui vient de son "germe", de son développement interne où l'ontogenèse reproduit la phylogénèse, tout à l'opposé des robots. Sauf qu'il n'y a pas tant vérité de l'origine qu'adaptation à l'extérieur qui nous modèle et peut faire d'un mammifère un animal marin qu'il n'était pas du tout au départ.

          Je crois important d'utiliser le terme de finalité malgré les malentendus qu'il provoque. Je ne suis pas du tout sûr d'avoir raison et ne fait pas de propagande pour une thèse, j'essaie juste d'exprimer au plus juste le résultat d'un travail. Que la fourmi n'ait pas conscience de la finalité de son travail n'empêche pas que cette finalité est encodée dans ses gènes, condition de sa survie. Le darwinisme est une sélection des finalités par le résultat, il faut que ça marche, que les finalités soient atteintes pour que les corps se reproduisent.

          • Penser par écrit, n'est-ce pas comme peindre? (Une fois délaissée la représentation!) J'interviens pour me corriger: c'est Kandinsky et non Klee qui parle du point comme touche (tâche!) sur la toile, comme origine ( germe) d' continuum de points, lignes, surfaces produisant un effet intérieur sur la subjectivité vivante du spectateur. Et "il faut que ça marche, que les finalités soient atteintes", pour que par touches les éléments successifs prennent de l'extension. Alors ça demeure "vrai"jusqu'à la fin , l'achèvement qui n'est que "le résultat d'un travail". Et ne pas " faire de la propagande pour une thèse". Je suis bien d'accord avec vous

          • C'est un peu toujours la même ritournelle en boucle. Qui de la poule ou de l'oeuf, qui du génome ou de l'adaptation, qui de Lamarck ou Darwin, qui de la fonction ou de l'organe ?

            En fait, il s'agit seulement de temporalités, le génome est une mémoire immédiatement opérationnelle, quand l'adaptabilité biologique ajuste les angles du génome géométrique.

          • Il y a des oeuvres qui se déroulent naturellement, comme si on enlevait le blanc de la toile qui recouvrait le tableau (Braque) mais il y a aussi Picasso qui commence un dessin efface tout et en fait tout un autre (inspiré par le précédent). Il y a de la continuité mais il y a aussi de la correction qui empêche de se situer dans une pure spontanéité. Or, ce qui m'intéresse, ce n'est pas de redire toujours la même chose ni étaler mon savoir mais au contraire de me corriger. C'est lorsque j'efface une formule fausse pour une autre plus juste que je prends conscience de mes limites, mes préjugés, mon ignorance. D'une certaine façon, contrairement à l'artiste, je n'ai pas d'obligation que ce soit réussi, le témoignage de l'échec est aussi important que de résoudre une énigme.

            On peut situer le vivant comme la rencontre de la verticalité à l'horizontalité, de la diachronie de l'évolution à la synchronie des corps. Il y a l'oeuf et la poule. Le fait que l'oeuf soit une mémoire de millions d'années semble donner une autonomie au vivant par rapport à son milieu (d'autant plus vrai pour une espèce humaine ayant quitté son milieu d'origine pour se rendre indépendante du milieu par sa domestication) mais il n'en reste pas moins vrai que chaque évolution vient de l'extérieur.

            On en a eu la preuve récemment avec des bactéries n'ayant pas évoluées pendant des millions d'années leur milieu (fonds marins) n'ayant pas été modifié pendant tout ce temps, aucune mutation aléatoire n'avait de raison d'être sélectionnée et amplifiée. Comme on a vu aussi que pour évoluer il faut d'abord s'adapter, cela implique une certaine indépendance du milieu, d'autant plus quand les changements climatiques brutaux valorisent l'adaptabilité comme c'est le cas pour nous, mais la cause reste extérieure, valorisant simplement l'intériorisation par l'organe de l'extériorité qu'est le cerveau (perception, mémoire, apprentissage). Ensuite l'évolution cognitive est surtout une évolution technique qui s'impose là aussi de l'extérieur (dans une époque donnée) même si les cultures ou religions y ont leur part sélectionnées par leur durabilité.

  4. Je crois que la culture de la prise de décision par consentement correspond à cette façon "cybernétique" de faire de la politique que vous souhaitez. Un petit pourcentage d'entreprises s'y sont mises à cette cybernétique des groupes, et elles améliorent en général assez nettement leurs performances et le meilleur-être de leurs employés.

    • Si on suit mon article, un domaine où il serait possible de s'en tenir à des finalités programmées, c'est le travail et donc l'entreprise. Cela n'empêche pas qu'il y a peu d'entreprises qui ne pratiquent pas la direction par objectif avec un tableau de bord pour son comité de pilotage du projet. Cependant, c'est aussi dans les entreprises que les conceptions cybernétiques ont fait le plus de dégâts, comme toujours par dogmatisme, excès de zèle, obsession du contrôle et de l'évaluation. L'application d'un modèle est souvent périlleuse (on ferait mieux de tenir compte du terrain, être moins brutal et tenir plus compte du feedback du personnel). Ces excès bien réels et qu'il faut combattre ne mettent pas en cause le principe qui est incontournable étant celui du vivant. Plutôt que d'une culture du consentement (difficile à obtenir politiquement), je parlerais plutôt de partir de ce qui ne marche pas.

      • "partir de ce qui ne marche pas"
        C'est bien un des éléments principaux de la culture de la prise de décision par consentement, les objections étant des formulations de ce qui ne marche pas. C'est bien en travaillant sur les objections, écarter les farfelues, préciser les pertinentes, puis tester les solutions retenues, réajuster etc... que le sens de la prise de décision par consentement se précise (ce qui est très différent d'un consentement d'opinion).

  5. Voilà bien du Jean Zin dans le texte. Je n'ai pas grand chose à objecter à ces "prolégomènes à toute politique future qui voudrait se présenter comme réaliste". La cybernétique ici évoquée, lorsqu'elle est appréhendée dans toute sa dimension historique, comme science des relations, n'est rien d'autre que l'ancienne dialectique de Hegel et Marx. On peut en faire le meilleur usage, comme chez Tugendhat, Hartmann ou Scheler ou le pire comme chez Luhmann. Habermas avait raison dans sa polémique avec celui-ci mais a vu sa victoire bien compromise dans le fait de renoncer à toute ontologie au profit d'une théorie sociologique de la discussion qui ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes. C'est Nicolai Hartmann qui avait raison : il faut une ontologie, c'est a dire une connaissance de premier niveau débouchant sur un savoir rendant disponible une praxis. Bien sur, ce savoir est tout sauf absolu et on ne peut, comme vous le faites justement, que recommander le pragmatisme, un système à l’américaine de trial and errors process. Quant à votre perception de la toute puissance du réel, juge de dernière instance de nos vies, je n'y crois évidement pas . La notion de réel dont vous faites usage dans vos textes n'est dans le meilleur des cas qu'une construction sociale (le plus souvent un artefact subjectif).. L'étant, comme toute la philosophie moderne l'a démontré n'est qu'une apparence et on entre en connaissance avec sa réalité que dans une pratique. C'est la raison pour laquelle les hommes ne se plient jamais à la contrainte ex ante (leur coté prométhéen). Par contre, par et avec leurs échecs, ils accumulent de l’expérience (la science moderne depuis Galilée) et celle-ci leur permet ensuite d'espérer et d'entreprendre à nouveaux frais. Le réel, l'objectivité, le monde ne sont pas un bloc homogène mais une structure trouée, maillée de vide, en proie aux ruptures de déterminismes et à l'aléatoire.
    Dans le domaine politique, trop souvent gouverné par ses propres règles, je ne crois pas que l'on puisse s'en sortir sans un décisionnisme d'un nouveau genre, scientifiquement éprouvé et contrôlé démocratiquement. J'ai conscience de me poser là en opposition frontale avec vos positions (en toute cordialité) mais je ne crois pas que nos problèmes actuels viennent de modernes "conquérants " façon Malraux mais à l'opposé du spectre, d'une forme de dépression collective qui annihile le vouloir-vivre ensemble et condamne le sens critique à la prison impuissante du fors intérieur.
    Quant à la sagesse, n'est elle pas "dialectiquement" présente dans la paralysie actuelle que l'on peut faire parler de bien des manières mais qui peut aussi vouloir dire que les temps ne sont pas tout à fait mûrs.

    • Je ne pense pas du tout qu'il y aurait un déterminisme absolu, il y a bien des trous dans le déterminisme (une compétition de déterminismes variés), ce n'est qu'après-coup, en dernière instance, après toutes les erreurs possibles que le réel s'impose que ce soit par la guerre ou l'efficacité. Le réel ici n'est pas la représentation. La représentation est bien subjective, un artefact social mais cette évidence post-moderne ne permet pas de passer sous le tapis le réel qui tranche finalement, la subjectivité se révélant pas aussi décisive qu'elle l'imagine, plus de l'ordre de la perturbation. Ce n'est pas l'homme qui est prométhéen, c'est la confrontation des peuples qui fait triompher la technique dès les premières armes en pierre taillée, la maîtrise du feu, etc. Tout ce que j'essaie de montrer c'est que tout vient de l'extériorité.

      Ce ne sont pas les fascistes la cause de notre impossibilité à prendre les bonnes décisions, ils n'en sont qu'un symptôme. Le décisionnisme n'est pas possible du fait qu'il n'y a personne pour décider et que la décision serait mauvaise, de même que si on devait mettre la politique à la direction de la science. Même le "sens critique" n'est la plupart du temps qu'une autre sorte de pensée unique très dogmatique, on ne peut s'appuyer dessus pour prendre les bonnes décisions. Mon point de vue est effectivement contraire pour contourner cet impossible : partir de nos moyens et de ce qui ne marche pas, en commençant par le local. Il ne s'agit pas de dépression mais d'un changement d'ère, de nouvelles forces productives, de seuils écologiques, etc. Il ne s'agit pas de sagesse non plus à n'agir que sous la contrainte de l'urgence.

  6. Je ne pensais pas du tout à ce genre d'expérience plutôt adapté à des groupes restreints fonctionnant sur des objectifs eux-mêmes limités. En politique, nous ne sommes pas dans le monde clos de l'entreprise, mais plutôt dans l'univers infini de l'histoire, milieu ouvert, inconnaissable à priori.
    Je ne pensais pas à une problématique de fonctionnement ou on peut valider et faire valider quelque chose mais au charisme, à la capacité de compréhension en profondeur, d'intuition du devenir et de gestion du complexe dont sont capables les grands militaires et les grands politiques. Je pensais à ce qu'a pu définir brillamment Hannah Arendt comme étant l'Autorité, la capacité de commencer l'action et d'entrainer. Un archétype tout à fait banal du politique donc mais qui justement disparait à grande vitesse de l'espace public contemporain au profit des demi-habiles de l'ère technocratique (Hollande). Humanité, imagination, courage, obstination, le moule est-il vraiment cassé ?

    • Hem.... ce serait alors plutôt un décisionnisme d'un genre ancien, messianique, visionnaire, charismatique, providentiel....justement celui qui est critiqué dans l'article.

      Oui, le décisionnisme d'Endenburg a été mis au point pour des groupes restreints. Mais des groupes restreints, il en existe beaucoup en politique où la culture et la pratique du consentement pourrait se développer, il n'y a pas que les élections et les référendum. Par exemple, je connais une expérience municipale de gouvernance par consentement qui fonctionne plutôt bien, mais c'est en dehors des projecteurs des médias.

    • Pour ma part, j'ai toujours essayé de ne pas être une autorité, à chaque fois que j'en avais l'occasion. La ruse de la raison, c'est que des hommes charismatiques en entraînent d'autres pour de mauvaises raisons avec un résultat qui peut être positif, servant de déclencheur pour une réorganisation qui, encore une fois, s'imposera de l'extérieur, indépendamment des finalités des sujets.

      Il ne manque pas de vedettes charismatiques pour alerter sur le climat, on ne voit pas que cela provoque une révolution comme le prétend Naomi Klein. Prendre la question par le bas est moins sexy mais sans doute plus approprié tant qu'on ne trouve pas un accord mondial pour sortir du capitalisme...

  7. Je l'ai déjà dit mais quelle que soit la qualité évidente du texte, il me semble que vous sous-estimez le nihilisme et particulièrement chez les moins de 40 ans. Une génération ayant vécu dans le dogme du "there is no alternative" et d'une culture de l'argent roi (rap, jeux vidéos à la gta,...). L'utopie la plus dangereuse aujourd'hui, c'est le nihilisme (comme absence de valeur) qui consiste à croire qu'il n'existe aucune alternative et qu'il n'y a pas d'autre valeur que l'argent. Les mouvements utopistes comme le comité invisible que vous avez décrit dans un article récent sont marginaux. Les mouvements comme le revenu de base sont considérés souvent comme utopistes et sont aussi marginaux. Le mouvement principal est selon moi le nihilisme comme volonté de calcul (finance) des pulsions (marketing). C'est l'utopie de l'absence d'alternative. Enfin bon, c'est mon avis. L'article est évidemment très bon et juste mais il me semble que vous sous-estimez cet aspect.

    • Nihil novi. C'est une vieille rengaine qu'on retrouve aussi bien dans la période intermédiaire égyptienne, chez les prophètes juifs ou les Grecs, jusqu'au poulailler song de Souchon ! Tous les philosophes et les saints ont toujours dénoncé la corruption des moeurs et la dureté des coeurs. Il y a incontestablement, à toutes les époques des esprits superficiels, des ambitieux, des crétins. Donc, il y en a. Beaucoup et c'est forcément ceux qu'on voit, qui réussissent. Je ne suis pas sûr qu'ils soient actuellement dominants.

      Il y a toujours des cycles entre tendances opposées et des moments où le "matérialisme" des possessions se fait décomplexé (années folles). Dans l'après-guerre l'appétit de consommation a suscité les critiques de l'aliénation marchande mais après Mai68, c'est la critique qui avait le dessus du pavé, jusqu'au no future des Punks. Les choses se sont retournées avec les années 80 qui ont été les années fric. Depuis, c'est sûr, on rame mais avec la crise, les riches n'ont plus autant la cote, le néolibéralisme est en position d'accusé et s'il y a encore bien des jeunes qui ne cherchent qu'à réussir, il y en a de plus en plus à vouloir s'engager dans de grandes causes.

      Je ne crois pas au nihilisme qui n'est que le nom d'une nostalgie de la religion. Beaucoup de religieux croient que leur morale leur vient de la religion et que s'ils ne croyaient plus ils n'auraient plus de morale, ce qui est on ne peut plus faux. Lacan réfutait l'idée que si Dieu n'existe pas tout est permis en rectifiant que si Dieu n'existe pas rien n'est permis (surtout pas de massacrer les infidèles). Donc, on ne me paraît pas moins moral à notre époque que par le passé, il n'y a pas moins de valeurs, peut-être moins hautes. De toutes façons, il ne sert à rien de faire appel aux valeurs, ce n'est pas ce qui change la situation. Il y a bien sûr une vérité du nihilisme dans le fait que les valeurs sont fragiles et que nous sommes confrontés au non-sens du monde, ce à quoi nous ne pouvons remédier, c'est notre condition.

      Puisque j'ai Machiavel sous la main, un extrait :

      Les siècles passés lui offrent des sujets d'admiration, et celui où il vit ne lui présente rien qui dédommage de son extrême misère et de l'infamie d'un siècle où ils ne voient ni religion, ni lois, ni discipline militaire, et où règnent des vices de toute espèce ; et ces vices sont d'autant plus exécrables qu'ils se montrent chez ceux qui siègent dans les tribunaux, qui occupent les places, qui ont l'autorité en main, et qui veulent être admirés.

      • Merci pour cette réponse intéressante et j'avoue, assez convaincante. Pourtant je suis en désaccord avec l'aspect cyclique du phénomène. Le nihilisme ou la décadence (compris comme absence de valeur ou par défaut règne seulement l'argent, il y aurait à dire sur l'absence de valeur créative ou néguentropique) ne peut se réduire à une composante cyclique réelle. Je partage l'analyse d'Ellul à ce sujet car il s'agit à mon avis de nihilisme amplifié par la technique. Le nihilisme à l'époque de Machiavel que l'on retrouve dans les écrits de Tacite ou de Shakespeare était réservé à l'aristocratie du fait du faible développement technique. La majorité de la population ne lutte pas pour s'accaparer des rentes sur la richesse créée quand cette richesse est faible du fait du progrès technique. Quand 99% d'une population travaille dans l'agriculture, le nihilisme est réduit car c'est un luxe bâti qui a besoin d'opulence et donc de progrès technique pour se répandre à grande échelle. La nature du nihilisme me semble donc différente en ce qu'il peut aujourd'hui détruire toute l'espèce (environnement, complexité,...).

        Pour les jeunes dans les grandes causes, il me semble qu'il existe une hausse du bénévolat ou de ce type de métier qui est souvent à ma connaissance peu payé du fait de la crise et du chômage. Cela dit c'est toujours noble de s'investir ainsi mais il me semble que beaucoup préférerait un emploi mieux payé au bénévolat. En plus il y a beaucoup de hype, comme dans le financement solidaire qui ne représente même pas 1000 salariés en France alors qu'on en entend beaucoup parler. Mais je connais peu le dossier donc c n'est qu'une impression.

        @olaf: il n'y a pas selon moi de contradiction entre le nihilisme et le fait que tout fonctionne techniquement bien dans le cadre du nihilisme amplifié par la technique développé par Ellul. C'est justement parce que les gains techniques sont importants qu'un nihilisme peut se développer. Mais le risque est que le nihilisme progresse plus vite que le progrès technique et on peut sans doute le voir à des signes comme une décroissance pour plus de 90% de la population occidentale (de mémoire) quand il y a une croissance économique expliquée par la technique (quelles que soient les réserves sur la croissance).

        En tout cas l'idée selon laquelle le nihilisme est une illusion pourrait constituer un bon articles, quitte à contredire Nietzsche, Heidegger, Schurmann, Ellul,...

      • PS: Même si je parle de nihilisme, je tente de ne pas d'être moraliste (même si j'échoue sûrement en partie). Les gens ne sont pas devenus méchants mais les possibilités de captation de richesses, de rentes et de prédations augmentent selon moi avec le progrès technique. Les hommes n'ont pas changé avec Dieu ou pas (Dieu était déjà un prétexte pour faire le mal à l'époque des pharisiens) et ils n'ont pas changé dans le temps. Mais la technique elle a changé et les possibilités grandissent à mesure que les possibilités de captation des rentes s'accroissent puisque les richesses croissent avec le développement technique. Il faut que la technique amplifie la néguentropie pour que l'entropie du nihilisme puisse se développer à grande échelle. Enfin bon, je pourrais évoluer facilement à ce sujet car je n'ai vraiment pas de certitude et il faudrait que je relise ce que disait Ellul au sujet du nihilisme amplifié par la technique mais il y aurait aussi à parler de l'utilitarisme.

    • Le nihilisme ne me parait être une utopie que pour la simple raison qu'il prétend que rien ne fonctionne, alors que c'est tout l'inverse, ça fonctionne même quand on comprend pas comment. Le nihilisme n'est pas pour rien proche de certaines formes de bouddhisme ou solipsismes qui prétendent que tout est illusion, sauf que c'est pas vrai, naitre n'est pas une illusion, la maladie, la mort, la faim et la pauvreté ne sont pas des illusions, à tel point que les religions ainsi que le bouddhisme incitent à la charité. Pourquoi inciter à la charité ou à la compassion empathique si tout est une illusion matrixielle ?

      • Le nihilisme, en concentré, consiste à douter de ce que le monde puisse avoir du sens. Mais les doutes actuels proviennent de la conscience d'une impasse prévisible de la progression de l'activité humaine.Il ne s'agit plus de spéculer sur le sens possible du Réel.
        Constat d'une courbe exponentielle comme figure de ce développement ( production, extraction des richesses, population)...Jean Zin cite dans une réponse la destruction de leur environnement par un troupeau de bisons. Ils se déplacent et un troupeau reviendra lorsque l'humus se sera reconstitué. Les grecs de l'Antiquité se sentaient à l'étroit dans leur monde propre? Ils organisaient une razzia ( Illiade) où prospectaient pour émigrer ( Odyssée), etc... Face au constat de croissances exponentielles des les impacts globaux de l'activité actuelle des hommes sur un monde fini, il faudra bien tenter une nouvelle stratégie. Celle dans laquelle s'inscrit Michel Martin,fût-elle minoritaire, parmi toutes celles minoritaires qui partent d'une volonté de relocalisation ( et notamment les propositions de Jean Zin) sont une bonne réplique au réel qui s'impose de l'extérieur. Mais méfions-nous du concept de "gouvernance par consentement": Consentir à quoi? Si le gouverné consulté est complice du gouvernant?

  8. Il faudrait abandonner le terme de nihilisme qui est trop polysémique, y compris chez Nietzsche où il désigne aussi bien la dévalorisation de toutes les valeurs (la mort de Dieu) que l'idéalisme des valeurs qui est négation du monde tel qu'il est. Heidegger qui avait été accusé de nihilisme par les nazis à cause de son "être-pour-la-mort" (qui au contraire questionne le sens de l'existence) a repris la deuxième acceptation de Nietzsche en faisant du nihilisme ce qui ne laisse pas l'être se déployer et dont il accuse la technique comme volonté de puissance qui calcule et réduit tout étant à un moyen disponible pour des fins utilitaires. Pour Ellul, qui était très croyant (c'est un écologiste chrétien - sioniste en plus !), le nihilisme est surtout l'athéisme, le désenchantement du monde, sa déshumanisation et sa destruction par une technique froide et devenue autonome (en fait la technique a toujours été autonome, l'accélération de ses progrès le rend plus sensible et la puissance de ses moyens plus visible). Pour bon nombre d'intellectuels moralisateurs, le nihilisme c'est la réduction au confort et à l'utilitaire, l'absence d'altruisme et de capacité de sacrifice rejoignant la définition que donne Hitler de l'idéalisme comme capacité de se sacrifier pour un idéal (la race, l'Allemagne). Le nihiliste, c'est le juif qui ne connaît d'autre dieu que l'argent (Heidegger reprend à la lettre cette idéologie nazi qui a encore cours de nos jours). L'utilisation de ce terme témoigne ainsi de toute la confusion de notre époque qui mélange technique, morale, religion, culture.

    On aura compris que je ne suis pas du tout pour un réenchantement du monde mais une écologie matérialiste, qui n'a pas besoin d'autre valeur que notre simple survie. Ma rupture avec le GRIT vient des appels à l'amour d'Edgar Morin et Patrick Viveret (mais j'étais déjà en désaccord profond avec les prétentions de transformations personnelles de Jacques Robin). On peut nommer nihilistes ceux qui accélèrent notre chute vers l'abîme en chantant, ils sont peu nombreux et ne pèsent pas dans les causalités matérielles. Ce n'est pas en faisant la morale qu'on change une société mais en adaptant les rapports sociaux aux nouvelles forces productives et aux nouvelles technologies. L'autonomie elle-même n'est pas une valeur intérieure mais une nécessité du vivant et des systèmes complexes (du travail immatériel). On peut en dire autant de l'altruisme et même les inégalités trouvent leur limite objective, de trop grands écarts de richesse devenant contreproductifs aussi bien pour les riches que pour l'économie, même le FMI s'en est aperçu !

    Pas besoin d'avoir une haute idée de soi-même, de se croire avec des gens formidables, dévoués, supérieurs, pour réparer le monde, pas besoin non plus d'attendre qu'il n'y ait plus de profiteurs, d'indifférence, de violences, de tromperies. Un des enjeux d'une politique qui ne soit pas complètement impuissante, c'est de reconnaître notre connerie à tous, comme je l'ai montré, mais cela implique aussi de ne pas prendre les autres pour des cons (qu'on ne serait pas soi-même), les autres étant des zombies complètement aliénés au monde marchand et n'ayant plus rien de notre merveilleuse humanité à nous. Le Bloom n'existe pas ou il nous ressemble. Même le militant FN n'est pas aussi noir qu'on le peint. Qu'il soit très con, c'est un fait mais on l'était tout autant à soutenir un communisme autoritaire. En tout cas, ce renouveau du fascisme est bien le signe qu'on cherche à sortir du nihilisme mais s'il faut donner sens au non-sens du monde, ce sera par l'écologie comme transcendance extérieure et non par l'identité comme exigence intérieure.

    Olaf a raison de dire qu'on exagère la crise du sens et qu'on pourrait tout aussi bien dire qu'il y a trop de sens. La seule chose qui manque, c'est l'unité de sens telle qu'elle était assurée dans les sociétés fermées, la certitude que ce sens soit fondé face à d'autres certitudes mais ça tourne bien, chacun sait ce qu'il a à faire et on a des grands récits scientifiques du Big Bang au vivant et à l'hominisation qui remplacent avantageusement les anciennes mythologies. Ce qu'on appelle la crise du sens est plutôt liée à notre liberté, à la difficulté de choisir par rapport aux sociétés à statuts où notre destin était tout tracé à la naissance.

  9. Il semble en effet que le terme "nihilisme" soit une impasse et empêche la discussion. Personnellement je ne me considère pas meilleur qu'un autre ou en dehors du nihilisme et j'essaie autant que possible d'éviter tout moralisme. Le problème réside aussi dans le fait que certains mots ont une connotation moraliste et il faut donc éviter ces mots. Mais à un moment donné, c'est difficile car beaucoup de mots possèdent une connotation moraliste.Il me semble aussi que la technique offre un levier néguentropique ou créatif et qu'une société de lutte pour des rentes ne peut exister que si la richesse créée par la technique est suffisamment avancée, de même que la technique peut augmenter les inégalités entre les hommes. Qu'il faille éviter l'écueil de la morale, soit. Mais il faut éviter aussi celui du relativisme en disant que "cela a toujours existé,...". C'est là que vous ne dissipez pas encore mes doutes car la technique change les conditions de vie et l'idée de nihilisme amplifié par la technique de Ellul me semble toujours d'actualité. Quelles que soient ses idées, je n'ai pas souvenir qu'il associe le nihilisme à l'athéisme mais à l'absence de valeurs, celles-ci pouvant être athées. Il y a toujours des valeurs, même l'absence de valeurs en est une et il y a toujours une hiérarchie de valeurs, même l'absence de hiérarchie en est une comme valeur première accordée à l'absence de hiérarchie de valeurs. Quand la valeur principale est l'argent, c'est bien qu'il n'y a pas d'autres valeurs. Bref, vous m'avez convaincu de tenter d'éviter d'utiliser le terme e "nihilisme" et pour le reste, je ne suis pas convaincu. Enfin je réponds surtout pour vous suggérer d'écrire un jour un article à ce sujet en développant les idées de vos mails car cela me semble très intéressant.

    Je ne suis pas certain que la science puisse donner un sens à l'existence ou que l'on puisse vivre sans valeur. Par contre effectivement les valeurs écologiques peuvent être intéressantes. Mais il me semble que vos idées au sujet de l'entropie et de la néguentropie sont encore plus intéressantes et que la valeur néguentropique pourrait englober l'écologie et constituer une échelle de valeurs. Bref, vous l'aurez compris j'essaie de vous onvaincre d'écrire un article là-dessus. A vous de voir et merci encore pour ces explications et ces développements. Merci aussi à Olaf pour ses arguments.

  10. Il ne s'agit pas de ne pas avoir de morale. J'ai un surmoi assez implacable sur mes comportements envers les autres et qui peut me faire rougir de honte, une grande empathie qui peut me toucher jusqu'aux larmes, la rage contre les injustices. Simplement, cela ne fait pas une politique qui a tout avantage à en rester à des enjeux matériels. J'ai toutes sortes de valeurs, mais en politique la valeur qui doit l'emporter, c'est de résoudre les problèmes matériellement et durablement, en prenant donc appui sur les évolutions effectives, sur les potentialités pratiques de la situation. Ce qui n'a pas de sens, c'est la totalité de l'univers, il n'y a pas de sens du sens pas plus qu'il n'y a d'ensemble de tous les ensembles mais dans la pratique, le sens ne fait aucun doute et plus on décolle du sens local plus il se perd. C'est là qu'un Dieu ou un dogme sert de bouchon.

    Il ne suffit pas de ne plus utiliser le mot de nihilisme il ne faudrait plus faire la confusion entre technique, morale, religion, culture que le terme provoquait. Il ne suffit pas de ne pas vouloir être moraliste (la plupart des critiques de l'aliénation n'ont pu éviter d'y tomber), il faut séparer les questions. Ce n'est pas parce que Ellul ne parle pas de sa foi dans ses livres consacrés à la technique qu'elle n'en constitue pas l'arrière-plan qui lui permet d'avoir la certitude de savoir ce qu'est une vie bonne pour tous les enfants de Dieu (c'est ce que Heidegger appelle l'onto-théologie). Il y a incontestablement une écologie religieuse, entre autres chrétienne (avec Illich aussi). Je considère Ellul comme le fondateur de l'écologie politique mais l'écologie matérialiste que je défends est tout à l'opposé de ses condamnations morales de la technique, ce qui n'empêche pas qu'on peut se retrouver sur de nombreux points mais de façon moins dogmatique.

    Je ne suis donc pas sûr qu'il faudrait élever la réflexion à des généralités comme "la technique" ou "la néguentropie". La néguentropie est bien quelque chose dont on ne peut parler en général car, en général, toute néguentropie locale augmente l'entropie globale, le travail produit de la chaleur. Pas toujours mais même lorsqu'il y a une diminution nette d'entropie, ce n'est jamais sans production d'un peu d'entropie quelque part. La technique, c'est pareil, cela ne veut rien dire. Même "le numérique" comme on dirait "le travail".

    Peut-on dire que la technique augmente les inégalités ? Cela dépend de beaucoup de choses. En général, la théorie des systèmes montre que plus il y a d'énergie (ou d'argent) qui circule, plus cela creuse les différences entre ceux qui captent le mieux cette énergie et les autres. Cependant, les inégalités n'ont pas attendu notre époque. On peut penser aux Maharadjas tellement riches par rapport à leur population mais dans la préhistoire déjà, il y avait captation de richesses, esclavage pour dettes, etc. (voir l'histoire avant l'histoire). Il y a un effet égalitaire de la modernisation par rapport aux castes d'antan. Les riches ne sont plus d'une essence sacrée différente des pauvres. Par contre, il est vrai que l'ère de l'information a fait exploser les inégalités entre un tout petit nombre et le reste car, en passant de l'ère de l'énergie à celui de l'information, on passe d'évolutions linéaires à des processus non-linéaires où, par exemple, le premier rafle tout, où le joueur de foot (ou vedette musicale) n'est plus payé pour son travail mais pour ce qu'il rapporte, etc. Ce n'est pas une question de valeur morale mais de valeur matérielle de l'argent (qui n'implique absolument pas qu'il n'y ait pas d'autres valeurs - les banquiers américains sont des croyants convaincus, leurs valeurs morales ayant cependant moins d'effectivité que la valeur de l'argent!). Du coup, même s'il y a toujours eu des riches dès qu'il y a eu sédentarisation (avant même l'agriculture), là ce ne sont pas des choses qui ont toujours existé, effectivement, mais il ne faut pas tout mélanger, justement, avec des concepts trop englobants. Il n'y a pas "la rente", "les prédateurs", il y a des processus concrets sur lesquels on a plus ou moins de prise (fort peu si ce n'est pas dans notre rayon d'action) et qui changent avec le temps (en partie cycliques).

    Je crois dans la capacité des sciences d'avoir un discours universel qui réunit tout le genre humain mais il est certain que le scientisme du XIXè était trop réducteur. Il me semble que les sciences ont fait assez de progrès pour donner une base à des valeurs (non pas à leur absence) et même sens à l'existence (voire à la mort) mais c'est peut-être encore un peu prématuré. Il est évident que les gens préfèrent les fariboles des religions, le plus étonnant étant le retour de la religion orthodoxe en Russie (retour religieux évité par la Chine pour l'instant).

    Pour l'article, il me semble que je l'ai déjà écrit :
    http://jeanzin.fr/2011/02/22/de-l-entropie-a-l-ecologie/

    • "le plus étonnant étant le retour de la religion orthodoxe en Russie (retour religieux évité par la Chine pour l'instant)."

      Je ne suis pas certain que le retour de l'Orthodoxie en Russie, soit aussi avéré qu'on le dit. J'ai l'impression, au vu des discussions que j'ai pu avoir avec des russes à ce propos, que beaucoup de russes ont bien compris les liens manifestes entre le religieux et le politique. Le fait que certains politiciens russes se définissent comme "orthodoxes" crée d'ailleurs un effet repoussoir. Il y a ici un article intéressant au sujet de l'orthodoxie en Russie:
      http://www.cairn.info/revue-archives-de-sciences-sociales-des-religions-2013-2-page-9.htm

      Pour ce qui est du religieux et de l'alternative, après tout, Tolstoï était un orthodoxe "écologiste". Certes, plutôt loin de vanter le progrès technique, on peut le comprendre à son époque. Et rigoriste concernant les mœurs. Mais il n'a pas pu indirectement ne pas influencer les penseurs de la décroissance (puisque la décroissante est souvent associé à la pensée de la non violence prônée par Gandhi, qui a subi l'influence de Tolstoï).

      Cela étant, il est clair que la religiosité et même les sectes (cf le Brésil et les évangélistes) occuperont la place vide laissée par l'absence d'alternative concrète en Russie comme ailleurs (en France elle prend peut être la forme du nationalisme "de sang" du FN). En ce qui concerne la Chine, sans doute les traits spécifiques du bouddhisme expliquent-ils la forte prégnance de l'athéisme.

      Gare aussi au scientisme, cette religion du progrès technologique, consubstantielle au capitalisme, et qui prétend - dans le meilleur des cas - pouvoir résoudre les questions écologiques qui se posent à l'humanité (pour ceux qui prennent conscience que la survie du capitalisme est en jeu).

      • Oui, le scientisme est un grand danger, on peut dire que c'est, avec le darwinisme social (mal nommé puisque cela vient de Spencer) la justification du libéralisme le plus infâme, avec le biologisme de l'époque du racisme, présent tout autant chez la plupart des marxistes. J'ai beau l'avoir condamné, je n'en ai pas dit assez dès lors que je vois dans les sciences le seul langage universel et qui nous inscrit dans une évolution cosmique (j'avais été frappé dans un colloque international de voir la force avec laquelle des asiatiques refusaient qu'il y ait une science asiatique différente de l'occidentale).

        Prendre appui sur les sciences demande beaucoup de précautions, tenant compte des erreurs passées. Notamment la question du déterminisme est cruciale, n'étant pas pour les hommes un déterminisme mécanique mais une concurrence de déterminismes sociaux, biologiques, locaux et une détermination matérielle mais après-coup seulement, au bout d'un temps qui peut être long. Pour Kojève, le rôle de la religion (juive) aurait été d'introduire le liberté (l'arbitraire du signifiant) dans un monde scientifique entièrement déterministe (qui aurait été celui d'Aristote et des Grecs en général).

        Le matérialisme que je défends peut être qualifié de spirituel, en tout cas de dualiste car j'y intègre l'information, l'esprit qui n'est pas matière. Il ne faut pas mutiler l'existence de ses multiples dimensions (j'ai eu depuis toujours en horreur notre réduction à des instincts ou au pur égoïsme). En y intégrant, comme les sciences nous l'enseignent, complexité, autonomie, évolution, empathie, langage, intersubjectivité, la capacité de nuisance du scientisme devrait être pas mal désamorcée. La seule alternative aux sciences, c'est de croire des conneries et on n'arrivera jamais à s'accorder tous sur l'existence de ce qui n'existe pas...

        Ceci dit, le drame, c'est qu'on a les solutions techniques ou scientifiques notamment pour substituer des énergies renouvelables aux énergies fossiles, ce sont les conditions politiques et sociales qui s'y opposent et pas pour le meilleur !

    • C'est convaincant et je suis assez d'accord. Sauf que la technique comme amplificateur d'inégalités me semble toujours juste. Il ne pouvait pas y avoir beaucoup d'inégalités à l'époque des hommes des cavernes. Il me semble que si vous êtes beaucoup plus intelligent que la moyenne, vous pourrez amplifier votre avantage cognitif par la lecture, l'ordinateur,...

      Il me semble aussi toujours que la technique crée énormément de richesses dans notre société et que des rentes sur ces richesses produites deviennent alors possibles. C'est une analyse qui est à ma connaissance matérielle et je n'ai pas de point de vue moral à ce sujet.

      Sinon l'exemple des banquiers américains est probablement mal choisi car il existe un protestantisme selon lequel il faut faire de l'argent pour servir Dieu.

      Pour le reste, je suis assez d'accord.

      • Je ne sais pas si je suis beaucoup plus intelligent que la moyenne mais si j'ai tiré énormément de profit d'internet, cela ne m'a pas mené si loin, juste à mieux reconnaître nos limites cognitives et l'étendue de notre bêtise, on peut donc dire que cela m'a rendu bête (c'est quand on n'est plus limité par l'extérieur qu'on découvre ses propres limites - par exemple du temps pour tout lire).

        Il est certain que plus il y a de puissance (technique, démographique ou guerrière) et plus il y a de la richesse à concentrer mais il faut s'intéresser à la façon dont ça se passe qui n'est pas la même dans le capitalisme industriel et dans l'économie numérique.

        Ce n'est pas non plus un détail sans importance que la société moderne (technique) égalise les conditions même si elle creuse les inégalités de patrimoine (ce qui a été corrigé par les impôts dans le passé). Le jeu entre l'entropie et les forces qui y résistent est assez complexe (dialectique).

        • A propos du phénomène de rente, voici un lien vers un article et vers un livre:

          http://www.nytimes.com/2015/04/12/upshot/why-a-harvard-professor-has-mixed-feelings-when-students-take-jobs-in-finance.html?&moduleDetail=section-news-2&action=click&contentCollection=Economy&region=Footer&module=MoreInSection&pgtype=article&abt=0002&abg=1

          http://www.jstor.org/discover/10.2307/2117699?sid=21105932296371&uid=3739256&uid=4&uid=2&uid=3739832

          J'avoue être assez têtu mais il me semble que ce n'est pas juste un phénomène de technique industrielle ou numérique. Seulement plus la technique est développée et plus la richesse peu être créée en abondance avec peu de travail. Alors le progrès technique et l'abondance matérielle mènent au développement d'un travail de rente par compensation (d'où l'intérêt d'une politique de revenu de base et de coopérative municipales pour orienter l'activité humaine qui tend actuellement à s'orienter vers une recherche e rentes). Le degré de rente peut alors être définie en comparant les rémunérations d'une même activité dans des pays de même stade de développement (par exemple pharmaciens au Royaume-Uni et en France) ou dans le même pays à des époques variées pas forcément éloignées (par exemple les taxis si uber est légalisé dans quelques années ou les notaires si de nouvelles lois passent,...). Enfin, vous connaissez mon opinion et je voulais surtout indiquer le lien.

          • Je suis bien d'accord que la finance monopolise des talents qui seraient mieux utilisés ailleurs, il faudrait au moins plafonner les bonus. Je suis bien d'accord aussi que les rentes ne sont pas productives (mais peuvent protéger des raretés) et j'ai toujours été contre les brevets logiciels qui sont bien contreproductifs. La question est de savoir si cela change quoique ce soit de le dire, quelle prise on peut avoir sur ce phénomène qui relève du rapport de force.

            On ne peut dire que je ne prêterais pas attention à la question de la rente. J'ai écrit là-dessus "Les cycles du Capital" où je décris notamment le cycle de la rente (innovation, appropriation, concentration).

            http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/capital.htm

            J'ajoute que, d'après New Scientist, l'inégalité dans les sociétés occidentales d'aujourd'hui (basées sur le pétrole) est en fait assez faible par rapport aux normes historiques (sociétés agraires) mais elles sont à la hausse, ce qu'on pourrait mettre sur le passage de l'ère de l'énergie à celle de l'information.

            Il y a sinon derrière ces critiques de supposées dérives du capitalisme la défense d'un bon capitalisme, productif, équitable, national, etc., ce qui est ne pas comprendre le capitalisme dont le productivisme ne dépend pas des vertus ni des vices des capitalistes mais de la détermination de la production par la circulation et les marchés financiers. Pour s'opposer à une telle force, il ne suffit pas de condamnations morales, il faut un autre système de production qui soit aussi solide, qui puisse s'auto-entretenir autant que "le cercle vertueux de la croissance". Ce n'est ni simple, ni gagné d'avance mais c'est dans ce sens que j'ai fait des propositions sans doute insuffisantes.

            Pour le reste je crois que la crise est un bon exemple de la façon dont on ne fait pas du tout ce qu'on veut et que les meilleures intentions n'y peuvent rien. Ainsi, il semble bien que la Grèce soit contrainte au défaut de paiement, il faut cet acte pour dégager la suite (mais peut déclencher une crise systémique - ou pas), et le fait de rester dans l'Euro ou non sera imposé aussi par la situation plus que par les acteurs du drame. C'est cela la triste réalité avec laquelle il faut composer.

            Ce qu'on peut dire de la crise, on peut le dire d'autant plus d'un changement de système de production qui est chose d'autant plus difficile que les précédentes tentatives ont échoué lamentablement. Si on en tenait compte au lieu de participer au brouhaha des utopies inutiles, on aurait peut-être une chance d'avancer mais à l'évidence, on n'en est pas là, chacun trépigne dans son coin contre un système qui n'en est en rien troublé...

          • La finance ne monopolise pas tant les talents, de nombreux diplômés en science y vont faute de mieux, la recherche en France propose des contrats souvent précaires et mal payés, de nombreux doctorants finissent par chercher un autre job ou à l'étranger.

            Le problème est que l'investissement est au point mort :

            Il y a des investissements possibles mais ceux-ci génèrent des gains diffus, pour la collectivité, que des entreprises privées ne peuvent que difficilement capturer. Utiliser plus d'énergies renouvelables, réduire la quantité de gaz à effet de serre, nécessiterait des investissements importants et beaucoup de recherche; mais les gains à attendre dans ces domaines sont pour des générations futures pas encore nées, ou sont des externalités dont tout le monde bénéficie, mais pour lesquelles personne ne veut contribuer. Dans ce cas, l'investissement public dans ces domaines devrait se substituer à l'investissement privé pour faire ces investissements utiles à la collectivité.

            http://blog.francetvinfo.fr/classe-eco/2015/04/11/pourquoi-linvestissement-ne-redemarre-t-il-pas.html

          • L'article sur le tarissement de l'investissement est très intéressant, notamment en ne pouvant trancher entre des analyses contradictoires qui renforcent encore une fois l'hypothèse que ce sont les faits qui décideront pour nous entre options impossibles à départager (Il n'est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout).

            Il faut quand même corriger que l'investissement continue à se justifier dans les pays en voie de développement et que l'emploi scientifique n'a jamais été aussi haut au niveau mondial, ainsi que les progrès (notamment pour le solaire), même s'il est en baisse ici. Enfin, à ces approches trop globales et théoriques, il faudrait substituer des analyses plus concrètes et partielles (comme pour le relatif épuisement des industries pharmaceutiques, drainant encore d'énormes capitaux et générant des milliardaires). Il n'empêche qu'un pays suréquipé a certainement moins besoin d'investissements qu'un pays pauvre et il ne faut pas trop attendre d'investissements quand on est plutôt en surproduction, quelque soient les incitations. Un bon investissement, serait quand même de pousser à l'isolation des bâtiments et l'équipement en photovoltaïque.

          • Sur les incitations d'investissements nécessaires :

            http://www.paristechreview.com/2015/04/02/investissement-tres-long-terme/?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A%20paristechreviewfr%20%28ParisTech%20Review%20-%20Latest%20articles%20in%20French%29

            Sinon, un peu hors sujet, je reconnais que Jorion a à bon escient investigué sur la création monétaire des banques privées courant 2008. Je ne savais pas trop quoi en penser à l'époque puisque je pensais déjà que seules les banques centrales créaient la monnaie. Après des réflexions sporadiques et laborieuses, je fonctionne comme ça..., j'en suis arrivé à la même grille de recoupement des phénomènes que Creutz et Issing.

            http://leuwen.perso.neuf.fr/Syndrome-monnaie-Helmut-Creutz.htm

            Jorion n'a rien inventé sur ce sujet, mais il a le mérite de l'avoir remis sur la table. Je trouve incroyable qu'une bonne partie des commentateurs de l'économie comme Santi, mais bien d'autres continuent de raconter la magie monétaire créationniste des banques privées.

            Alors maintenant, l'Islande envisage un projet de suppression de la création de monnaie par les banques privées, et ça fait des gorges chaudes basées sur une lubie.

            On est pas sortis des ronces dans une telle confusion des mécanismes monétaires et financiers.

  11. Je viens de terminer le visionnage d'une interview de Michel Lepesant du MOC dans laquelle il parle de la coopérative intégrale de Barcelone. Vous connaissez? Qu'en pensez-vous?

    Moi, je crois que ça va péricliter du fait de la faiblesse habituelle de l'utopie autogestionnaire (négation du besoin de hiérarchisation fonctionnelle+décision au consensus).

    Bien dommage, j'aime beaucoup le côté expérimentateur et mutualisateur, ce que je vous reproche souvent de ne pas faire avec la coopérative municipale.

    • J'ai beaucoup de divergences avec Michel Lepesant, notamment sur la nécessité, mais j'approuve sa façon de refuser l'idée d'un projet d'avenir au profit de l'expérimentation présente.

      Je trouve aussi très intéressante l'idée de coopérative intégrale mais surtout comme le signe qu'il y a bien une demande, un besoin, une tendance réelle, signe que je ne dis pas n'importe quoi. C'est que je n'ai rien inventé, pas plus que Gorz qui parlait des expérimentations effectives et dont j'ai repris les principaux dispositifs. Mon apport s'est réduit à chercher un cadre qui donne efficacité et durabilité à ces expériences, à le politiser en le liant à la démocratie communale (qui s'impose du fait de la relocalisation), ce qui me distingue complètement des spontanéistes faisant confiance à l'initiative individuelle ou voulant créer des communautés alternatives. Sinon, on peut dire que des coopératives intégrales existaient déjà du temps de la contre-culture des années 1970, très bien organisées et assez enthousiasmantes, mais ont toutes échoué finalement. C'est pour cela que je me suis tourné vers Bookchin qui voyait dans les coopératives municipales la seule façon de leur assurer la pérennité sans en dévoyer le caractère alternatif au marché.

      Si ce n'était pas une absolue nécessité, vouloir en faire une institution municipale serait se compliquer inutilement la vie. Il est possible que ce soit trop compliqué pour se faire, il ne suffit pas de trouver une solution théorique, il faut pouvoir la mettre en pratique mais sinon, hélas, on peut tabler sur l'épuisement de tous les dispositifs minoritaires qui ne sont pas à la hauteur de la question, ne s'auto-renforcent pas et ne sont finalement que des gadgets (notamment les monnaies locales) s'ils ne constituent pas une véritable alternative et ne font pas système. Je n'ai pas beaucoup d'espoir sur le succès de mes propositions sauf à y être conduits par la nécessité...

      • Oui, j'ai bien noté vos divergences avec Michel Lepesant, mais le fait qu'il préconise et pratique les aller/retour expérience/théorie vous font vous rejoindre plus qu'il n'y paraît dans le discours. Il n'entend au fond pas échapper à la matérialité.
        Son ambition est de subir le moins possible, choisir la décroissance autant que possible plutôt que subir la récession.

        Pour avoir discuté avec lui, j'ai pu relever qu'il avait une assez forte expérience de la question des procédures de décision. Il est très subsidiariste dans sa façon de faire, pas du tout usine à gaz/bureaucratie/formalisme, j'ai trouvé ça très intéressant et inspirant. Outre le bon cadre (municipal?) pour ces utopies, l'architecture organisationnelle et les modes de prises de décision me semblent être un point très important pour leur perennité. L'expérience en ce domaine était beaucoup plus faible et naïve en 68 que maintenant.

  12. On a l'impression en lisant vos positions, que vous n'êtes pas très éloigné de celles du philosophe Miguel Benasayag, qui prône un retour vers l'agir "local" à partir d'un diagnostic de la situation en ses multiplicités (si j'ai bien compris). Il dénonce de même les idéologies de l'espoir et de la volonté liées au désir d'harmonie, qui ont produit les désastres que l'on sait. La différence peut être importante, consiste en cela que Benasayag puise énormément dans la philosophie de Spinoza en l'actualisant. Cela ne l’empêche pas pour autant d'articuler ces fondements philosophiques avec une prise en compte, au fond, du travail du négatif, dans son ouvrage récent portant sur la logique des conflits (qu'il oppose à l'affrontement, sans que ces termes soient pour autant toujours opposables). Sa dénonciation du mythe de l'individu (et sa reconstruction sur la base de la multiplicité de la personne) reprend bon nombre de points que vous aviez abordé dans votre article sur la subjectivité.

    • Sans doute qu'une lecture superficielle du Prince peut donner cette impression mais c'est une erreur peu conforme à son action politique. La fonction du Prince, pour lui, est de s'opposer aux grands, aux dominants, à l'oligarchie, riches ou nobles familles, pour préserver les intérêts du peuple. Dans ses "Discours sur la première décade de Tite-Live" il fait aussi du rôle des tribuns qui défendaient les intérêts du peuple contre ceux des sénateurs la clef de la réussite des Romains. Certes, il n'est pas pour une démocratie radicale et plutôt pour la division des pouvoirs, rejoignant Aristote sur ce plan, cela ne suffit pas pour en faire un néoconservateur de son temps, plutôt révolutionnaire bien qu'à l'opposé de Savonarole et sa révolution culturelle purificatrice (à noter qu'on était revenu aux cités-Etats et non plus l'Empire, ni la nation).

      J'en profite pour dire que l'article a été un peu retravaillé et complété.

    • Je ne comprends pas trop ce que veut dire l'utilitarisme ici. L'utilité de la philosophie n'est certainement pas immédiate mais elle en vise toujours une, ne serait-ce que la connaissance. Si on parle de la philosophie politique, c'est bien une effectivité qui est visée. Aristote aussi bien que Machiavel se veulent d'abord descriptifs avant d'en tirer des conseils normatifs. Ces conseils peuvent servir très longtemps après mais la question que me semble ne pas avoir assez abordée la philosophie politique, c'est celle de notre impuissance, question qui est plus celle de la sociologie et de l'économie que la (philosophie) politique dénie au nom de l'universel (ou de la liberté) et des valeurs (ou de la volonté).

      • Pour moi la philosophie n'a pas forcément rechercher un valeur effective ou même utile comme un art elle peut être simplement spéculative ou esthétique. Concernant le sujet de l'impuissance vous pourriez paraitre anti-nietzschéen sauf en ce qui concerne la technique, enfin à ce qu'il me semble!

      • Tout dépend de ce qu'on appelle utile (si on y inclut la connaissance). Je sais qu'il y a plusieurs défenses de la philosophie qui prétendent que la philosophie ne sert à rien sous prétexte qu'elle n'a pas d'utilité immédiate (c'est ce qu'on reprochait à Thalès que sa philosophie ne servait à rien), mais c'est un sophisme. Au début de l'Ethique à Nicomaque, Aristote montre que toute activité vise à quelque bien. Cela n'empêche pas qu'il valorise la contemplation et la connaissance par rapport aux activités utilitaires qui ne sont pas leur propre fin. On peut donc dire de la philosophie (ou de la musique) qu'elle ne sert à rien car elle ne sert à rien d'autre qu'elle même dans l'immédiat mais quand on sait que c'est à partir de la philosophie et de la logique que les sciences se sont développées, cela ne veut pas dire que la philosophie n'aurait pas de conséquences matérielles. En tout cas, une philosophie politique qui ne servirait à rien est problématique, simple prise de conscience du désastre. C'est d'ailleurs ce que je peux objecter moi-même à ce que je fais, de ne servir à rien...

        Il ne fait aucun doute que je suis anti-nietzschéen, pas seulement contre toute volonté de puissance mais pas non plus pour prendre la position de Heidegger d'un laisser-être, plutôt pour s'adapter au mieux aux transformations effectives, éviter le pire, ne pas se laisser-faire, résister à l'entropie. Si la technique nous donne plus de puissance, nous sommes impuissants face à l'évolution technique, il n'y a pas de maîtrise de la maîtrise. Dénoncer cette impuissance est malgré tout chercher une voie pour y trouver remède.

  13. Je suis globalement d'accord avec votre texte. Un point peut être mériterait éclaircissement, au delà de la nature caractéristique grégaire du fascisme.

    Ici, le lien avec le marxisme me paraît par trop exagéré. On peut dire en effet que le nazisme et le fascisme italien se voulaient au départ anticapitalistes, et donc certainement emprunts de discours puisant dans le marxisme jusqu'au nom du NSDAP (et l'appartenance de Mussolini au parti socialiste avant 1914), mais c'était surtout pour combattre à l'avance toute velléité de révolution "bolchévique". En Allemagne, à la peur du bolchévisme se sont ajoutées (dans une moindre mesure en Italie) les conséquences de la première guerre mondiale et le mythe entretenu par les généraux allemands eux-mêmes d'une trahison du gouvernement lors de la capitulation en novembre 1918 (l'armée allemande étant en réalité au bord de l'effondrement, l'état major s'est défaussé sur les politiques pour justifier de la capitulation), fable qui constitua l'une des armatures de la rhétorique de Hitler. Donc le lien avec le marxisme semble avant tout "négatif". Il ne s'agit pas ici de sauver à tout prix K. Marx, qu'on me comprenne bien, il s'agit de nuancer cette approche en situant historiquement ces fascismes.

    De surcroît, il serait nécessaire d'élargir cette analyse du fascisme qui reste par trop cantonnée à l'Europe. Les fascismes Sud-américains des années 70 ne semblent pas entrer dans le modèle que vous décrivez. Ils ont d'ailleurs servi de terrain d'essai au néolibéralisme (le Chili) avec l'école de Chicago, comme vous le savez. Nous sommes encore plus éloigné non seulement d'une inspiration "marxiste" (l'état nazi en tant que forme de capitalisme d’État) mais d'un mouvement grégaire.

    Reste aussi la dimension idéologique propre à la longue durée: le fascisme espagnol par exemple pourrait être perçu comme une sorte de retour de l'Inquisition etc.

    Pour ce qui est du capitalisme lui-même et de votre approche, il me semble que pour vous dans le couple forces productives / rapports de production désigné par K. Marx, le premier terme semble prépondérant. Ceci me rappelle le débat qui a eu lieu récemment entre F. Lordon et T. Piketty à l'émission "ce soir ou jamais". Le premier mettait l'accent sur les rapports de domination dans l'entreprise, tandis que pour le deuxième, le capitalisme se caractérise d'abord par la possession du Capital. N'y a t-il pas aussi au fond derrière ce débat un enjeu lié précisément à la critique du volontarisme, à savoir que le fait de mettre l'accent sur les rapports de domination dans le cadre du capitalisme risque d'entretenir l'illusion volontariste. Ce sont d'ailleurs les raisons (concevoir les rapports capitalistes en terme de rapports de domination plutôt qu'en termes de forces productives) qui ont amené Sartre par exemple, à maintenir son point de vue sur la liberté (en situation), définissant le monde de la "matière ouvrée" avant toute chose, comme monde humain.

    • Je n'ai pas le temps d'une véritable réponse étant pris par la revue des sciences mais je n'identifie absolument pas marxisme et fascisme qui s'opposent au contraire (fascisme et nazisme étaient des anti-communisme, notamment anti-internationalisme et pas anti-capitalistes mais seulement anti-libéraux). S'il y a un glissement des régimes communistes vers le fascisme, c'est à partir de leur échec. Dire que les fascismes s'inspirent du marxisme, quitte à en prendre le contrepied, a un sens très précis. Notamment, comment Gentile s'est inspiré des Thèses sur Feuerbach:

      http://jeanzin.fr/2013/09/10/du-materialisme-historique-au-volontarisme-fasciste/

      Hitler aussi très explicitement copie l'organisation et les méthodes des marxistes, ce qui n'empêche pas qu'il en a la haine et veut les détourner du communisme avec son parti ouvrier allemand.

      Il faudrait développer ce qu'il y a de commun avec le marxisme (je renvoie au texte) qui est un démocratisme, appuyé sur le vote et la mobilisation des masses, qui prétend décider de l'avenir au nom de ses propres valeurs (Reich de mille ans) comme le marxisme prétendait terminer l'histoire subie pour l'histoire conçue. Cela exclut les régimes militaires comme celui de Franco ou en Amérique du sud. Seul Perón me semble avoir cette dimension démocratique mais il a maintenu le multipartisme, l'opposition entre grands propriétaires et travailleurs contre une unité de propagande (unité forgée pour les fascismes dans la guerre de 14-18).

      Pour le reste, je suis matérialiste. C'est toujours l'efficacité qui gagne (sur le long terme et après-coup seulement). Comme pour Marx, ce sont bien les forces productives qui comptent et déterminent les rapports sociaux, pas le contraire (comme le prétendent les fascistes et autres utopistes). Ce n'est ni la domination, ni la possession du capital qui compte mais le système automate (son productivisme) et l'évolution technologique. L'inadaptation des anciens rapports de production aux nouvelles forces productives se traduit en précarité généralisée, en folie financière et en souffrances sociales (chômage, perte de compétences, etc.).

      Je m'arrête là...

      • Fascisme et communisme sont des volontarismes autoritaires qui se brisent (et qui brisent aussi) du fait de leur inadaptation.
        Plus on descend dans l'étendue d'un système et plus le volontarisme peut devenir efficace. L'échelle locale permet de mettre en place des structures à la fois volontaristes et très adaptatives. Par exemple, il y a une très grande diversité d'entreprises, diversité du point de vue de l'architecture, des processus de décision, de la culture... qui sont toutes adaptées à leur environnement. Les coopératives municipales pourraient aussi développer diverses modalités adaptées.
        Les utopistes qui ont échoué jusqu'ici, peuvent réussir, par exemple dans le cadre des coopératives intégrales, s'ils réussissent à mettre en place des bons outils de prise de décision plus en prise avec les réalités qu'avec leurs idéologies (ce qui suppose un minimum de hiérarchisation assumée, ce qui est loin d'être évident pour eux). A la différence des anciennes utopies qui s'apparentaient à des coopératives intégrées qui étaient structurées comme des pseudo-sectes, les coopératives intégrales sont très ouvertes et elles mettent en place (ou tolèrent) une multitude de formes d'organisations et d'expérimentations qui échangent avec le reste du monde (capitaliste). Est-ce que ces coopératives intégrales auraient intérêt à se municipaliser? Peut-être?

        • Pour Marx, le communisme n'est pas un volontarisme mais "le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses" et l'adaptation des rapports de productions aux forces productives socialisées. C'est parce que son analyse était inexacte là-dessus (inadaptée) que le communisme réel est devenu un volontarisme autoritaire. Gramsci (Laclau, Podemos) avec son concept d'hégémonie fait donc un énorme contresens qui ne permet plus de se distinguer du fascisme sinon par des différences de valeurs.

  14. J'ai encore une fois relu votre texte riche en réflexions. Je me demande cependant si, au fond, c'est moins le volontarisme que vous critiquez que l'absence de démocratie réelle (y compris bien sur sur le plan des décisions économiques).

    Certains exemples que vous mettez en avant sont explicites. Le volontarisme dont vous parlez me semble plutôt décrire une structure pyramidale de délégation démocratique, c'est à dire l'état de déficit démocratique que nous vivons aujourd'hui.

    Vous aviez vous-même souligné dans le texte précédent concernant la catastrophe écologique, que ce qui nous manque relève moins de limitations techniques (par exemple la possibilité d'étendre l'énergie photovoltaïque) que les décisions politiques.

    Or, n'est ce pas finalement l'approfondissement de la démocratie contre le volontarisme pyramidal (ce qui n'entre pas en contradiction avec un volontarisme local) qui est à même de prendre en considération la complexité réel ?

    • Tout dépend de ce qu'on appelle démocratie. Je plaide depuis longtemps pour une démocratie cognitive mais qui n'est qu'un doux rêve pour l'instant. La démocratie fait plutôt partie du problème, aussi bien en n'arrivant pas à réguler l'économie et prendre les mesures qui s'imposent mais tout autant en tombant dans la démagogie ou le démocratisme fascisant avec des partis et institutions archaïques qui refusent de s'adapter aux nouvelles conditions. D'ailleurs, au lieu de parler de démocratie ici, on pourrait tout simplement parler de l'opinion car ce sont les opinions qui sont diverses et n'arrivent pas à s'accorder, la question est plus cognitive qu'institutionnelle.

      Plus généralement je ne crois à la démocratie qu'à l'échelle locale. Plus les masses sont importantes et moins on a de prise dessus. Le volontarisme est bien l'ennemi car c'est un aveuglement, un refus de la réalité avec laquelle il faut au contraire composer et ne pas surestimer la puissance de l'esprit pour modeler le réel à sa guise. Ce volontarisme est cependant très récent, datant de la Révolution Française et donc de la démocratie nationale (volonté légitime de pousser la démocratie politique jusqu'à la démocratie sociale). Au niveau local le volontarisme est beaucoup plus positif car il connaît le terrain mais il peut y être aussi la cause de nombreux échecs. Je fais partie de ceux qui croient qu'il n'y a pas 36 solutions mais rarement plus d'une (notamment en économie), ce n'est pas une question d'opinion ni de vote, la difficulté étant de savoir laquelle et de s'entendre là-dessus. On n'est vraiment pas fortiche pour cela (qui est censé être l'objet même de la philosophie témoignant de son échec) alors on fait n'importe quoi et on voit ce qui marche...

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