Jacques Robin, l’homme qui relie

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Jacques Robin, né le 31 août 1919 à Nantes, est mort le samedi 7 juillet au matin à Paris. Il était peu connu du grand public et pourtant il a marqué profondément la vie intellectuelle, rassemblant autour de lui les esprits les plus originaux de l'époque sur de fortes intuitions, en premier lieu le sentiment de mutation et même de rupture anthropologique provoquée par notre entrée dans l'ère de l'information.

Il avait des idées très claires sur ce qu'il fallait faire, bien que trop en avance sur son temps sans aucun doute, puisque c'était un des pionniers de l'écologie-politique, un des premiers à défendre la nécessité d'un "développement humain" et d'un revenu garanti ainsi que de monnaies sociales et d'une économie plurielle ("avec marché" et non pas "de marché"). Il a participé à la diffusion de la théorie de l'information, de la cybernétique et de la théorie des systèmes dont il a défendu une approche humaniste privilégiant l'autonomie. Enfin, toute sa vie, il a plaidé avec obstination pour une indispensable transversalité des sciences et des cultures, attentif à la complexité des interactions entre biologie, culture et techniques.

Il suffit de citer les noms de quelques uns de ceux qui participaient aux groupes de réflexion qu'il avait formés depuis 1966, à l'origine avec Henri Laborit et Edgar Morin : Henri Atlan, Jacques Attali, André Bourguignon, Robert Buron, Alain Caillé, Cornélius Castoriadis, Jean Chesneaux, Jean-Pierre Dupuy, André Leroi-Gourhan, Félix Guattari, André Gorz, Stéphane Hessel, René Passet, Armand Petitjean, Michel Rocard, Joël de Rosnay, Jacques Sauvan, Michel Serres, Roger Sue, Jacques Testart, Patrick Viveret, etc. (il faudrait en ajouter bien d'autres).

Son parcours est assez atypique, lui ayant permis d'échapper à tous les dogmatismes. Il a rejoint les cellules de la SFIO pendant la résistance et s'engagera pour la paix et la construction de l'Europe après la Libération, influencé par Marceau Pivert. C'était surtout un grand européen mais il s'intéressait déjà à la démocratie participative et à l'autogestion ainsi qu'à la pensée de Wiener et Shannon dès les premières conférences Macy (1946). Professionnellement, il a participé à la direction d'un groupe pharmaceutique (qui deviendra Sanofi) après avoir exercé la médecine quelque temps et rencontré Hans Selye (découvreur du stress).

Tout a commencé vraiment avec la rencontre d'Edgar Morin et Henri Laborit avec qui il fonde le groupe des dix qu'il recevra chez lui pendant 10 ans (1966-1976), accueillant des invités prestigieux comme Jacques Monod, René Thom, Gérard Mendel, etc., participant à l'évolution des mentalités et la réflexion sur le monde contemporain, avec le sentiment d'un changement complet de paradigme, depuis la révolution informationnelle qui s'annonçait à peine, exigeant le renouvellement de toutes nos pratiques politiques. Il sortira de ces échanges quelques livres majeurs comme "La Méthode" d'Edgar Morin (Jacques Robin participant surtout au volume sur "La Vie de la Vie"), Le merveilleux petit livre de Joël de Rosnay "Le Macroscope" ou celui de René Passet "L'économique et le vivant", etc.

Depuis cette époque, il n'aura de cesse de défendre une approche transversale de la politique et des sciences. En 1982, à la demande du gouvernement Mauroy, il met en place le Centre d’étude des systèmes et technologies avancées (CESTA dont sortira Eureka). Il fonde aussi le Groupe Science Culture, sous la co-présidence d´Henri Atlan et Jacques Robin, avec Jean-Pierre Dupuy comme vice-président, et dont émanera le GRI (Groupe de Réflexion Interdisciplinaire) en 1983, dans le prolongement du "groupe des dix".

Le GRI animait des réunions autour de trois thèmes centraux : l´impact des technologies informationnelles, la question de l´évolution biologique, les concepts d'autonomie et de complexité. René Passet, Jean Pierre Changeux, André Bourguignon, Henri Atlan, Edgar Morin, Joël De Rosnay, Cornélius Castoriadis, Isabelle Stengers participaient entre autres à ces débats.

En 1985 le GRI publiait une lettre d'information mensuelle, la Lettre Science Culture du GRI. Elle se voulait un espace d'information critique sur les multiples interactions entre science et culture. Armand Petitjean, Ilya Prigogine, Basarab Nicolescu et bien d'autres y écrivaient. Bioéthique sociale, auto-organisation, théorie de l'autonomie, partage des richesses et des activités, systémique, sémantique générale, crise de la psychiatrie, systèmes politiques en étaient les principaux thèmes discutés.

En 1987, le GRI deviendra le GRIT (Groupe de Réflexions Inter et Transdisciplinaires), en janvier 1990 la Lettre Science Culture deviendra Transversales Science Culture, lettre bimestrielle qui se transformera en 2002 en revue trimestrielle avant de se convertir en lettre électronique avec le site de Transversales.

C'est en 1989 qu'il publiera son oeuvre majeure "Changer d'ère" où il fait une synthèse de ses recherches.

"Nous sommes à ce tournant de l'histoire humaine où la technoscience asservit la culture aux impératifs de notre système industriel, marchand, militaire. Elle voue les privilégiés de l'Occident à l'accumulation sans fin de moyens de puissance et de jouissance, et condamne à travers le monde des masses croissantes d'exclus à la frustration, au chômage, à la misère"

"Après avoir analysé les interactions biologie-culture-technique, j'ai exploré des pistes de réflexion et d'action dans les domaines clés de l'économie, des comportements, de la démocratie et de l'éthique, et tenté de définir les conditions de réalisation du grand dessein auquel nous sommes conviés : sortir enfin de l'ère néolithique".

Malgré ses grandes qualités, ce livre ne suffit pas à rendre compte de l'influence de Jacques Robin qui avait le don de relier les hommes et les idées, véritable catalyseur constamment animé d'un esprit de curiosité et de recherche avec une justesse d'appréciation qui ne s'est jamais démentie, ouvert à des pensées qui pouvaient sembler plus radicales que les siennes (Castoriadis, Guattari). Beaucoup vous le diront, le rôle crucial qu'il a tenu, c'est de s'intéresser à leur travail, de les avoir encouragés à le poursuivre et de les avoir confrontés à d'autres pensées en mouvement.

Pour ma part, j'ai découvert Jacques Robin en l'an 2000 où il m'a apporté son soutien à l'occasion de la création d'EcoRev', soutien qui ne s'est jamais démenti depuis et qui m'a été d'un grand secours à un moment où il n'était pas aussi bien vu qu'aujourd'hui de parler de révolution écologiste ! Nous nous sommes rapprochés encore pendant l'expérience avortée des "Etats Généraux de l'Ecologie Politique" (EGEP) et j'ai fini par rejoindre le GRIT fin 2001 où j'ai fait plus ample connaissance avec la théorie de l'information m'attachant à donner plus de rigueur à ses intuitions, notamment sur le concept d'information et sur le lien entre l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain, aboutissant en janvier 2006 à mon livre "L'écologie-politique à l'ère de l'information" (aux éditions è®e). J'ai écrit aussi, à son incitation, "Le monde de l'information" qui devait paraître ce mois-ci, mais dont la parution a été différée sine die...

Nous étions très liés et il est bien difficile de témoigner de sa personnalité attachante qui a rassemblé tant d'amis autour de lui et qui nous manquera tant. Il m'a fait beaucoup écrire, me donnant des livres à critiquer, des thèmes à creuser. Ce qui m'a le plus touché chez lui, en plus de son dynamisme et de son insatiable appétit de connaissances, c'est sa capacité d'accepter la critique, m'encourageant sans cesse à développer mes idées mêmes quand elles étaient en contradiction apparente avec les siennes...

Ce que je lui dois le plus, c'est d'avoir compris en quoi la rupture de civilisation que nous connaissons trouvait son origine dans l'opposition de l'ère de l'information et de l'ère de l'énergie, systématisant les réflexions d'Henri Laborit (dans "La nouvelle grille" notamment). Son insistance sur la matérialité de l'information, matérialité paradoxale puisque l'information est immatérielle, m'a permis de comprendre surtout la raison profonde de la différence entre l'ère de l'énergie, où la cause est proportionnelle à l'effet, et l'ère de l'information où l'on perd toute proportionnalité entre travail et production, où les processus sont non-linéaires mais reproductibles, où le travail devient précaire et flexible, où la coopération des savoirs remplace la concurrence de tous contre tous...

Il venait tout juste de publier "L'urgence de la métamorphose" co-écrit avec Laurence Baranski (Editions Des Idées et Des Hommes à l'origine), livre destiné au grand public et dont il devait commencer à faire la promotion...

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14 réflexions au sujet de “Jacques Robin, l’homme qui relie”

  1. C’est bien triste. J’entre moi-même dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « troisième âge » et j’ai l’impression d’assister à la fin d’un monde. Les meilleurs esprits s’en vont ou se taisent (ce qui est pire encore !)

    Les idées les plus éculées sont présentées comme des nouveautés. Tout ce qui est un peu nouveau et pourrait être porteur d’avenir est déclaré aujourd’hui « ringard ». On marche sur la tête!

  2. Cet assourdissement de ce qui peut réellement être créatif semble issu de la crainte de l'avenir, la plupart voulant sauver sa peau, les conditionnements antérieurs prennent le dessus comme solutions. Quand celles ci auront pour la n-iéme fois échoué qu'en sera-t-il ?

  3. Je rend hommage à cet homme visionnaire, humaniste et de grande ouverture d'esprit, qui ma guidé dans mes propre recherche. Espérons que son combat pour une économie plurielle avec marché puisse enfin voir le jour.

    Merci encore Monsieur Jacques Robin.

  4. Le lien de Jean fonctionne, merci bien. Je viens de changer d'ordi pour cause de mort de l'ancien( 5 ans d'âge). Maintenant, je suis avec un PC neuf( 1000 euros le ticket d'entrée, dur à avaler) sous Vista qui déconne déjà, surtout pour la gestion des fenêtres( ouverture, fermeture, réduction), ça a l'air mariole ce Vista Windows. Je vais peut être finir par revenir à XP ou aller vers Linux( gros labeur).

    Pour le bourdon de Jean, j'espère que ça se passera au mieux malgré la difficulté. Si ça peut l'aider, il n'est pas le seul. Par les temps qui courent c'est quasiment sain d'être spleen. On en sort plus idiot, moins idiot ou pas du tout, ce qui est une façon d'en sortir.

  5. Nous sommes encore des néolithiques que les risques forts de la disparition prochaine de l'humanoïde n'épargneront pas pour autant. Un mort à peine né en quelque sorte, ce qui confirmerait le paradoxe de Fermi sur les extraterrestres éventuels(fr.wikipedia.org/wiki/Par... opposé à l'équation de Drake.
    ( fr.wikipedia.org/wiki/Ext... L'idée de ceci est que l'accumulation de connaissances donc des pouvoirs opératifs mène à la totale destruction, ce qui expliquerait toute impossibilité de rencontres extraterrestres sur le long terme probabilisées par Drake.

    Pas réjouissant et si ça se confirme nous ne serons plus là pour en apprécier la confirmation.

    Dans ce cas Epicure n'avait pas tort, jouissons au sens noble épicurien de ce qui reste pour peu de temps.

  6. Il y a eu les obsèques et c'est les vacances...

    Sinon le principe de Fermi est probable, sauf qu'on peut penser que ça ne marche plus si on commence à essaimer vers d'autres planètes et Mars semble désormais à notre portée.

    Je ne pense pas pour autant qu'on puisse se satisfaire à jouir comme des porcs. L'épicurisme, c'est la philosophie des petits propriétaires du monde romain (d'après Hegel). En fait, on fait toujours comme si la jouissance de la vie était une position de repli et de retrait alors que Lacan a montré que c'est le surmoi qui nous pousse à la jouissance comme à un devoir, devoir de jouir de la jouissance suprême ! Le problème, c'est qu'on ne peut s'arrêter de penser, qu'on ne peut s'abstraire de la reconnaissance des autres et de notre responsabilité envers les générations futures.

    Même promis à la disparition et à la mort, la vie reste une affaire sérieuse à laquelle nous devons donner un sens malgré le désastre. C'est même dans ce naufrage que notre existence prend tout son sens de maintenir vivante une flamme que tout menace. C'est dans la nuit de l'hitlérisme triomphant qu'il faut se redresser pour porter le flambeau alors que tout espoir semble perdu... Paradoxe qui nous fait plus humains dans la défaite que dans les triomphes plus ou moins illusoires !

  7. - Pour le principe de Fermi, il y a sans doute des failles. La possibilité d'une colonisation de Mars par "géoconformation" comme exprimé dans les ouvrages de science fiction est envisageable, plus que de sortir du système solaire ou de la voie lactée.

    Mais avant de créer un nouveau système écologique humainement viable sur Mars, encore faudrait il que l'humain puisse déjà limiter et inverser la propension aux dégâts écologiques et sociaux actuels. Dans le cas contraire, il ne ferait que probablement transposer sur Mars les mêmes schémas.

    - L'épicurisme, non pas au sens commun de jouir en porcin, était plutôt de trouver une joie avec une forme de sobriété.
    Epicure était plutôt dans la sobriété, à ce qui s'en dit, que dans l'orgie.
    Le dérangeant, c’est que la posture du sage (souvent fantasmagorique) me semble assez désuète par les temps actuels, même si toutes sortes de revues ou mouvements orientaux, intéressants par certains aspects, proposent une rénovation de cette sagesse antique au sujet desquelles il est compréhensible d’en attendre un mieux.

    C'est, j'en conviens, malgré tous les nobles aspects, assez limité. D'autant plus qu'avoir un "jardin" de tranquillité est de moins en moins accessible. Même si il m'apparaît indispensable de faire des pauses ou diètes de ce qui nous environne.

    Ce qui est là n'est pas évitable, tout juste différable selon divers atermoiements, quelques soient les retraites que l'on s'aménage.

    Les éclaircissements de Lacan sur cette jouissance impérative sont un apport critique manifestement révolutionnaire. Souvent, on ne se doute pas de ce qu'on adule et de ce qu’on nous prescrit de jouir.

    Dans l'incendie, tenter la réflexion est une, ou la, façon de possiblement enrayer le cours des évènements désastreux qui nous écartent de la quiétude dont il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas au rendez vous. Mais l'heure n'est pas tout à fait à la tranquillité, à moins d'avoir une prédisposition à la cécité. Finalement, il faut sauver les meubles, pas que les siens.

    Même si c’est certainement indispensable, l’urgence écologique est génératrice de mots d’ordre qui sont une sorte de prolongement du pouvoir de masse. Difficile d’en sortir de cette vieille histoire.

    Enfin, ce blog et le lien vidéo m’a permis de connaître la réflexion de Jacques Robin dont l’intelligence était d’une grande vivacité, avec une anxiété concernant l’avenir. Un ami l’ayant rencontré lors d’un déjeuner avec Gérard Wormser, voici ce qu’il m’en dit : « Ce fut un déjeuner passionnant, avec un de nos plus grands penseurs, au savoir encyclopédique. Un homme jeune d'environ 80 ans... surprenant, passionné. »

  8. Merci pour ce témoignage !

    Sinon, je vous assure qu'il est encore tout-à-fait possible de se retirer du monde et de cultiver son jardin, je suis moi-même dans un endroit magnifique et très isolé mais cela ne suffit pas du tout à notre satisfaction, ni à se désintéresser de ce qui se passe autour de soi ou du sort de la planète !

  9. SAlut,
    pour réagir au témoignage d'Olaf: c'est marrant, je dois probablement avoir rencontré son ami chez Jacques...
    En effet, je me souviens très bien avoir rencontré Gérard Wormser aux Dialogues en Humanités de mars-avril 2005, suite à quoi il avait rencontré Jacques à Paris: puis lui avait demandé de venir s'exprimer à un séminaire plutôt informel avec ses étudiants-chercheurs à la Sorbonne. On y était allé ensemble (c'est l'époque où on planchait sur le bouquin).
    Ensuite, ou peut-être avant, à quelques jours de son intervention, Jacques avait emmené Gérard Wormser & son ami au Cigale-Récamier; et ensuite ils étaient remontés à son appartement. Je ne sais plus dire si j'assistais au déj ou non, je ne crois pas en fait, je dois être arrivée juste à la fin, j'ai juste souvenir de nous 4 autour de la table basse, et je me rappelle qu'on discutait d'un mode de publication libre et collaboratif avec Gérard Wormser... Il nous avait laissé quelques revues.
    A la prochaine...

  10. Il n'y a pas secret défense, l'ami de longue date en question est Philippe Chenevière, un zébulon( rien de péjoratif...) du conseil. Il lui est arrivé d'être cité dans des articles publics. Ceci dit, je ne lui ai pas demandé son visa pour le mentionner dans ce blog dont la valeur interrogative me semble correspondre aux siennes.

    Pour la tranquillité au jardin, je pense que ça n'exonère pas des inquiétudes mais aide peut être à mieux les appréhender.

    Eviter beaucoup de submersions, c'est pas peu.

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