La publication récente du Sophia de Kojève a permis de prendre la mesure de son incroyable stalinisme ainsi que de l'influence de Vladimir Soloviev sur son interprétation faussée de Hegel. Cela rend indispensable de faire le point sur leurs différences et par la même occasion de préciser ce qu'on doit garder de Hegel - et préciser ma propre conception de la dialectique historique - sans accepter le reste de mysticisme hérité de Jacob Boehme qui a pu justifier le confusionnisme des interprétations idéalistes ou théologiques, notamment en Russie où le pouvoir actuel se situe dans la lignée de Soloviev mais surtout de son continuateur le proto-fasciste Ivan Ilvine dont la perspective religieuse a beau s'opposer à l'athéisme de Kojève, on y trouve quelques échos. Ainsi dans "La philosophie de Hegel comme doctrine de la concrétude de Dieu et de l'homme" (1918), dont Koyré a préfacé la traduction allemande de 1946, Ilvine faisait de l'Avenir la Preuve de Dieu (la vérité ultime n'étant pas dans le passé ou le présent, elle se démontre dans l'avenir, Esprit Absolu qui est achèvement du divin qui se révélera à la fin des temps). Pour parler de la lecture que Kojève a faite de Hegel, il faut en effet remonter à Koyré (dont la soeur était la mère de Kojève, c'est un petit monde!) qu'il avait rencontré pour la première fois en 1923 à Berlin, dans des circonstances rocambolesques, et dont il n'a fait que prendre la continuation ensuite.
C’est alors que mon ami Alexandre Koyré commença son interprétation de la Phénoménologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (à la Sorbonne). Il parla du Temps hégélien, et ce fut pour moi, comme on dit, une révélation (entre-temps publiée mais restée occulte). Aussi bien ai-je accepté de poursuivre le cours lorsque Koyré a dû l’interrompre pour se rendre à l’étranger. (Le Concept, le Temps et le Discours, p 32)
C'est effectivement Koyré qui, à partir des manuscrits précédant la Phénoménologie, s'opposera dans "Hegel à Iéna" à une interprétation purement logique du système hégélien, pour en faire une anthropologie et une philosophie existentielle, faisant du temps le coeur de la dialectique, mais un temps compris comme négativité active du donné présent, et, sous prétexte que l'avenir est le temps privilégié de la liberté et de l'action humaine, il fera de l'Avenir la dimension première du temps, influencé par Heidegger, temps linéaire auquel Hegel oppose le retour ou le cercle. Tout cela se retrouve chez Kojève, participant à en fausser le sens dans une philosophie de l'action plus proche de Fichte. Il faut dire que si Koyré est connu surtout pour ses Études galiléennes et autres écrits sur l'histoire des sciences, où il insiste sur le fait que la révolution scientifique aurait été d'abord métaphysique et conceptuelle, il était aussi attiré par les mystiques sur lesquels il a beaucoup écrit, ayant même fait sa thèse en 1929 sur "La Philosophie de Jacob Boehme" (1575-1624), un véritable illuminé mais très prolifique ayant influencé toute la mystique ésotérique. Hegel dira, dans son Histoire de la philosophie, toute l'importance pour lui du "philosophe teutonique" qui inaugurerait la philosophie moderne, apparaissant comme un précurseur de la pensée dialectique (trinité et lutte contre le mal menant à une fin de l'Histoire triomphante de la sagesse divine, Sophia, puissance féminine réceptive de Dieu qui est sa connaissance de soi). Il reste beaucoup de cette théodicée chez Hegel, on en trouve des échos à la fin de la Phénoménologie ou de l'Encyclopédie, bien que entièrement rationalisée (sous l'égide d'Aristote plutôt) et débarrassée de sa mystique. Koyré réintroduit celle-ci à sa manière en survalorisant le rôle des hommes dans l'histoire jusqu'à prétendre que "c'est parce que le temps hégélien est humain qu'il est aussi dialectique, comme c'est parce qu'il est l'un et l'autre, qu'il est essentiellement historique" et tourné vers l'avenir, alors que pour Hegel l'après-coup, la réflexion rétrospective, le travail du temps, sont bien plus importants, le temps étant défini comme l'extériorité de l'Esprit. Cette filiation Boehme-Hegel-Koyré-Kojève explique pourquoi l'interprétation française de Hegel a été tellement centrée sur les thèmes de l'histoire et de l'aliénation, au détriment de la dialectique et de ses dimensions logiques.
Kojève avait, lui, fait sa thèse sur La métaphysique religieuse de Vladimir Soloviev (en 1926), sous la direction de Karl Jaspers. Or Soloviev qui rejette le logicisme désincarné de Hegel au nom de la spiritualité individuelle, s'inspire lui-même beaucoup de Jacob Boehme, en y ajoutant un destin privilégié de la Russie, héroïque et messianique, que le livre de Kojève, Sophia, reprend à son compte dans son soutien au stalinisme. On voit qu'il y a une accumulation d'influences tirant vers un mysticisme dont Hegel s'était détaché à Iéna mais qui imprégnait encore son oeuvre et que raniment ces interprétations régressives dont les divergences apparaissent dans leurs conceptions de l'histoire, du savoir et de l'action.
Il me semble que montrer précisément en quoi Kojève se différencie de Hegel à le transformer en penseur de l'action et du projet, on pourrait dire le trahit et le simplifie, permet de mieux comprendre ce qu'on doit garder de Hegel même si on refuse de substantifier un Esprit mystérieux - pour y substituer la sanction du réel, après-coup, au principe de l'évolution comme de l'apprentissage, des intelligences naturelles comme artificielles. L'Esprit immatériel était effectivement une réalité très obscure avant les Grands Modèles de Langage. L'intérêt d'une telle critique est aussi de montrer comme on se laisse facilement berner par de fausses évidences, comme les raisonnements peuvent être trompeurs et la logique folle, illustrant cette maladie du langage qui nous fait si facilement délirer, bien plus que les Intelligences Artificielles, jusqu'à nous lancer dans des guerres homériques ou de religions. Cependant, si les raisonnement sont faux, logiques sans être réels, ils ne parlent pas de choses purement inventées mais qui irriguent le corps social (religions, militaires, politique, littérature), qui ont une existence objective.
- Anthropologie
- Histoire (finie)
- La dialectique rétrospective
- Savoir Absolu
- Désir de reconnaissance, désir de désir
- La négation de la négation
- Ce qui reste
Anthropologie
La critique principale à faire de Kojève-Koyré est sans doute leur anthropologie philosophique qui a le défaut, comme toute anthropologie de faire de l'évolution humaine le développement d'une essence originelle, imaginant un développement autonome de l'espèce, isolée du reste, alors qu'elle n'est que le produit se son milieu et de l'évolution technique, n'ayant donc pas d'achèvement. Un tel achèvement n'a effectivement aucun sens dans une évolution qui a des causes extérieures écologiques sculptant les corps et les esprits jusqu'à transformer une espèce de gros chien en baleine sans égard à son origine terrestre. Or, Kojève a beau faire de l'Homme un Néant qui n'aurait pas d'essence naturelle mais serait négation de son animalité et du donné naturel (ce qui sera repris par Sartre), cela n'en fait pas moins une essence humaine particulière, exceptionnelle même, jusqu'à proclamer la fin de l'Homme quand la fin de l'Histoire l'aura dépouillé de cette négativité. Le ridicule saute aux yeux de cette conception de l'anthropogenèse où l'essence négatrice de l'Homme (qui se déploie dans le langage, le désir, la lutte et le travail) trouverait à s'épanouir à la fin de façon complètement satisfaisante pour disparaître aussitôt comme par enchantement. Cela produit des débats interminables sur l'Homme post-historique comme du sexe des anges mais, plus grave, toute anthropologie qui prétend définir l'humanité en exclut aussitôt tous ceux qui ne s'y conforment pas.
L'anthropologie est en soi une philosophie de l'histoire mais, contrairement à ce dont il espère nous persuader, ce n'est pas du tout hégélien. Certes Hegel fait de la pensée et du désir une néantisation, en même temps qu'une universalisation, mais au niveau historique il parle d'un développement de l'Esprit comme prenant conscience de la Nature et de lui-même, processus logique qui nous concerne bien intimement, comme prise de conscience de soi et de sa liberté, mais qui relève d'un processus historique largement indépendant de nous. En effet, pour Hegel la négativité ne se limite pas à l'Homme mais se retrouve aussi bien dans la Nature. Or c'est là que Kojève (Koyré) prend explicitement ses distances avec Hegel en rejetant toute dialectique de la Nature pour assumer le dualisme de l'Esprit et de la matière que Hegel situait dans une continuité dialectique, en dépit de ses négations successives. Du coup, Kojève doit donner à l'Homme une essence spécifique, lui attribuer une identité dans l'opposition de l'Esprit à la Nature, le faisant tomber justement dans la contradiction ! Si Hegel suppose bien une réconciliation finale difficile à croire, il ne tombe pas néanmoins dans les apories d'un retour à l'animalité (américaine) d'une humanité sans plus d'histoire et disparaissant dans son achèvement, véritable roman. Hegel parlait plutôt de fin du temps (historique) ce qui est tout autre chose, même si c'était déjà exorbitant, supposé ouvrir plutôt l'ère du Droit et des libertés objectives clôturant les errements des temps historiques. C'est sur quoi Kojève s'appuie mais pour le pousser à l'absurde.
En tout cas, la Phénoménologie de la conscience présente celle-ci, malgré son autonomie et une personnification douteuse, comme le résultat d'une dialectique qui ne dépend pas mais détermine l'action des hommes - qui sont les dupes de leur temps et de la ruse de la raison. Or, derrière les arguties théoriques, l'enjeu principal est bien l'importance de l'action individuelle, d'une auto-création de l'homme, d'un destin du monde qui dépendrait de chacun, conception héroïque et religieuse que tout dément. Cela recoupe aussi l'opposition du révolutionnaire volontariste avec la main invisible du marché (c'est-à-dire de la sélection après-coup et du feed-back). La plupart de ses successeurs voudront nier le fatalisme hégélien pour valoriser le prétendu pouvoir de chacun de peser sur l'avenir et la réalisation de l'idée, exigence existentielle des philosophies de l'action qui lui succéderont à partir de August Cieszkowski et Moses Hess jusqu'à Guy Debord, en passant par les mystiques russes et les fascistes comme Gentile. Afin de pouvoir réinvestir la volonté et l'action individuelle, l'activisme ne peut se satisfaire de la simple connaissance scientifique (du troisième genre) et la position surplombante du Savoir absolu.
C'est ce qu'on peut considérer non comme un dépassement de Hegel mais un retour à Johann Gottlieb Fichte (le Moi est l'Acte pur de s'auto-poser en niant le monde donné, le non-Moi, cette auto-position étant négation active. L'homme n'est pas sur terre pour comprendre le monde, mais pour le transformer selon les exigences de la raison et du devoir). Pour Martial Gueroult, Fichte appartient bien au passé révolu "croyant en l’infaillibilité du progrès humain, au triomphe final de la liberté et du bien". Ce retour à Fichte affecte pourtant aussi bien le marxisme, pas seulement avec "l'Etat commercial fermé" et policier repris par le stalinisme, que Kojève mêle avec désinvolture à Hegel, mais surtout à faire de l'hégémonie idéologique (voire la rééducation) ce qui remplace désormais pour les marxistes aussi bien les nécessités logiques que matérielles, ce qui est le sommet de l'idéalisme. La maxime du volontarisme, "Agis selon ta conviction", est pourtant une formule vide et dangereuse qui peut justifier n'importe quelle action, y compris l'arbitraire le plus total. Ces renversements inattendus sont la dialectique en acte et il est sûr que c'est un peu désespérant alors que l'idéologie techno-libérale dominante ne fait elle-même qu'insister sur le génie individuel auquel nous devrions toutes les innovations et l'accélération technologique actuelle qui a des causes bien plus structurelles.
Même si on refuse de substantifier l'Esprit, qui se révèle désormais dans les Modèles de langage (s'identifiant à l'apprentissage historique), la mise au premier plan des causalités matérielles ou extérieures fait de l'Histoire humaine le produit transindividuel des progrès du savoir, de la pression du milieu, du système de production et d'une sélection après-coup, où le rôle de l'individu est incontestablement complètement négligeable (y compris les grands hommes qui n'en sont que les instruments).
"La part de l’œuvre globale de l’esprit qui échoit à l’activité de l’individu ne peut être que faible, il faut que celui-ci, comme la nature de la science l’implique déjà, s’oublie d’autant, devienne et fasse, bien évidemment, ce qu’il peut ; mais il faut d’autant moins exiger de cet individu, que lui-même doit attendre moins de soi et réclamer moins pour lui". (Fin préface de la Phénoménologie)
Histoire (finie)
La contradiction de l'anthropologie historique de Kojève, c'est de personnaliser le moteur de l'histoire ramené au désir de reconnaissance et à la lutte maître-esclave, tout en lui assignant une fin qui non seulement ne dépend de personne, donnée d'avance, mais annonce une fin de l'Homme et de la personne agissante ! Cette contradiction l'aura hanté toute sa vie malgré ses allures de sagesse définitive, ressassant les thèmes du Savoir absolu et de la Fin de l'Histoire supposée sinon achevée, du moins en cours d'achèvement - comme Hegel pouvait le penser déjà à la bataille d'Iéna. En fait, si peu achevée, que le supposé homme post-historique non seulement se fait attendre mais peine à prendre une forme crédible, pur fantasme détaché des réalités. La contradiction ne se limite pas en effet à la place de l'individu dans l'Histoire mais à faire de "L'État universel et homogène" à la fois ce qui est déjà effectif, sinon on ne pourrait pas le penser, mais ce qui devrait en même temps être un projet à réaliser, qui dépend de notre action. Le sage ayant compris la logique de l'histoire (menant à cet État), devrait oeuvrer à sa réalisation concrète, passant d'une philosophie de la réconciliation à une philosophie de la praxis révolutionnaire.
Pour Kojève et son anthropologie philosophique, le moteur de l'histoire peut être le langage (discours) qui néantit l'être et le révèle (comme essence) aussi bien que le désir de reconnaissance et la mort qui nous humanise, l'histoire étant la dialectique de la lutte (pour celui qui risque la mort pour se distinguer de l'animal) et du travail (pour celui qui a peur de la mort), dialectique qui part d'un déséquilibre initial entre Maïtre et esclaves. Délaissant la métaphysique de l'Esprit au profit d'une anthropologie existentialo-marxiste, l'histoire est présentée comme le produit exclusif de l'action humaine consciente, où l'individu est entièrement responsable de sa propre création. On voit mal comment ces actions individuelles peuvent s'articuler avec l'histoire globale. Pour Hegel, c'est très différent car le moteur de l'histoire est plutôt l'Esprit transindividuel qui se développe comme conscience de la nature et par une dialectique interne devient conscience de soi globale (pensée qui se pense). La négativité est d'abord ontologique (le temps) et logique (dialectique), avant d'être anthropologique (le désir humain). La seule chose qu'ils partagent, c'est la fin supposée de l'histoire dans une réconciliation finale surmontant la séparation initiale et aboutissant à l'universel (logique, droit). Sauf que, si l'Esprit a bien un "but" pour Hegel (la liberté concrète, la connaissance de soi), ce n'est pas un "projet", une intention consciente, c'est une téléologie immanente, comme chez Kant, ou plutôt émergeant de la dialectique temporelle, finalité qui se révèle dans l'histoire comme nécessité logique, effectivité. De façon très explicite, Kojève rejette le "comme-si" téléologique de Kant qui voyait une rationalité à l'oeuvre dans l'histoire, derrière le chaos des événements, pour y substituer l'action consciente effective des acteurs que tout dément...
C'est tout aussi explicite chez Hegel dans sa méditation de l'Histoire : les hommes et leurs projets conscients n'en sont que les instruments. Bien qu'il n'y ait d'action qu'individuelle (d'un organisme), cela n'en fait pas une création du monde qui continue sa course sans égard pour les individus - ou plutôt les déterminant et détournant leur énergie. Les individus agissent bien avec leurs passions, leurs projets, leurs idéaux et leurs buts conscients (comme le décrit Kojève) mais le résultat de leurs actions dépasse et souvent contredit leurs intentions subjectives. Ils croient oeuvrer pour leurs intérêts particuliers, mais servent, à leur insu, un dessein universel qui se réalise à travers eux, et malgré eux, comme si d'un mal sortait quelque bien (cf. la fable des abeilles et ce que Kant appelait déjà la ruse de la raison). En effet, l'universel qui est consubstantiel à la pensée ne dépend pas de notre effort, étant plutôt le résultat d'un processus historique et logique qui s'est réellement accompli (dans la confrontation) alors qu'il devient chez Kojève comme chez Kant ou Fichte, prescriptif, aspiration révolutionnaire, désir réalisé. Hegel répète au contraire que le rôle du philosophe se réduit à comprendre le réel après-coup et le décrire ("ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel"), ce que Kojève transforme en : Le philosophe comprend le sens de l'histoire en cours et peut donc agir pour réaliser sa fin (l'État universel et homogène).
Il faut souligner d'ailleurs que le désir de reconnaissance convoqué par Kojève comme explication ultime de l'Histoire intervient le plus souvent comme résistance à l'universel (de façon plus ambigüe pour les wokes) et c'est le conflit des luttes identitaires, leurs contradictions, qui devrait mener à la synthèse réconciliatrice universalisante reconnaissant les particularités. Ce qui vient contredire aussi l'héroïsme révolutionnaire magnifié par Sophia comme lutte pour l'universel et réalisation de ses idéaux, c'est la revalorisation par Hegel de la tyrannie napoléonienne clôturant l'Histoire, ce que Kojève avalisera pour Staline, mais qui est inconsistant avec une auto-création ou l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Il faudrait, disent-ils, un pouvoir tyrannique pour imposer l'universel, vécu comme étranger par les volontés singulières, devant les soumettre à la Loi et détruire leurs attachements particularistes (nationaux, religieux, ethniques, culturels) faisant obstacle à l'avènement de l'État universel. On avouera qu'alors le désir de reconnaissance n'y est pour rien.
Le plus étonnant, c'est qu'en dépit de toutes ces objections (de Koyré aussi), la fin de l'histoire dans l'Etat universel et homogène évoquée par Kojève trouve une résonance avec notre monde qui semble à la fois y tendre et y résister. On voit bien, cependant, que ce n'est pas une fin portée par une idéologie mondialiste mais le constat matériel de l'avènement d'un Etat mondial, d'une économie et de réseaux globalisés. Pour autant, on ne peut dire que la lutte pour la reconnaissance serait apaisée, portant désormais sur l'émancipation universelle des femmes, ni qu'il n'y aurait plus de négativité, plus de luttes, plus de guerres, plus d'actions transformatrices, et il paraît absurde d'imaginer que l'homme devienne un animal satisfait, vivant dans une sorte de post-histoire pacifique, pure utopie comme de la fin du travail, passage à la limite.
Impossible de le suivre, en effet, sur une fin où il n'y aurait plus rien à faire. Ne seraient-ce que les défis écologiques qui ne nous laisseront pas tranquilles, pas plus que les évolutions futures de la technique ouvrant des champs de négation et de transformation nouveaux. On est loin de la grande stagnation qu'il imagine et même pas à l'abri, une fois une probable unification consolidée, de l'apparition de tendances centrifuges, de nouvelles divisions intestines qui apparaissent (clivages générationnels, économiques, culturels) qui tendent à reconstituer de l'intérieur de nouveaux pôles de décision ou de suscitation qui détermineront de nouvelles luttes. La dialectique ne s'arrête pas, quoique Kojève prétende (et Hegel aussi), elle revient par où on ne l'attend pas et ne pouvait l'imaginer.
La dialectique rétrospective
En ramenant la dialectique à la négation, et en faisant de l'Homme l'acteur de l'Histoire qu'il mènerait à sa fin, Kojève escamote ce qui fait le coeur de la dialectique chez Hegel, son caractère rétrospectif de passage de l'en soi au pour soi, qui n'est pas sans remords, ainsi que la divine surprise de voir le négatif se composer avec le positif, l'unilatéralité intégrer l'altérité rejetée pourtant d'abord vigoureusement ("la philosophie naît d'abord de l'expérience de l'apostériorique... En ce sens le penser n'est pas moins ingrat" Ency. p85). La dialectique hégélienne signifie effectivement qu'on sera contredit, détrompé, culpabilisé, comme on le voit bien dans sa généalogie de la morale qui suit la lutte pour la reconnaissance d'un Je qui est un Nous mais dont les bonnes intentions se trouvent piégées à chaque fois, se retournant contre lui et se retrouvant dans la position opposée de celle défendue. Cela a certainement un côté désespérant, limitant si radicalement notre savoir de l'avenir qu'on ne pourrait rien en dire, personne ne pouvant sauter par-dessus son temps. Bien sûr, beaucoup s'y essayent quand même mais personne ne peut penser l'obsolescence avec le temps de sa propre idéologie. Ce qu'on sait, on le sait après-coup, devant le résultat, un fois la partie jouée où c'est la ruse de la raison qui gagne et se joue de nous. C'est là où Hegel lui-même escamote cette dialectique en en prononçant la fin qui ne nous contredira plus et permet un savoir définitif, illusion cependant de chaque moment rétrospectif tirant les leçons de sa situation précédente. Cette fin prématurée de la dialectique n'empêche pas qu'il en a donné des illustrations précises où la synthèse à chaque fois provisoire intègre la négation rejetée d'abord, moment de retour sur soi et de pacification qui clôture un conflit avant d'en relancer d'autres. Il est intéressant de savoir que Fichte aboutissait dans sa Doctrine de la science de 1804 à une conception proche de cette logique rétrospective en montrant à la fois la nécessité de traverser les deux moments antérieurs de ses Doctrine de la science précédentes, et même de les traverser avec l'illusion, à chaque fois, d'avoir atteint au point de vue définitif.
Kojève se situant lui aussi à la fin de l'histoire croit pouvoir écarter la malédiction dialectique, remplacée par une négativité entièrement pilotée par la conscience intentionnelle de l'homme et son désir de transformer le monde selon son projet universel. Les hommes sont non seulement supposés savoir ce qu'il faut faire mais capables de le réaliser par la lutte et le travail, comme on fabrique des marchandises. On peut dire que la Révolution Française a trompé son monde, comme le fera 1917, nourrissant les idéologies d'une transformation volontariste comme si les révolutions n'étaient pas une suite d'événements imprévus qui contraignent les acteurs bien au-delà de leurs premiers objectifs. On retrouve en tout cas cette primauté de l'avenir chez Kojève, qu'on peut dire naïve et sans remord rétrospectif. Il résume ainsi son "volontarisme" :
"L'Homme, qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné, mais Action créatrice (= négatrice du donné). L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir, qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but" (Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné, et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre (Werk). (Kojève. Introduction... p 533)
L'étonnant, c'est que cet hégélo-marxisme qui n'est ni hégélien, ni marxiste ait séduit autant de gens (y compris moi-même). C'est une belle histoire, un peu à la Pic de la Mirandole, qui nous remet au centre. La réalité humaine est supposée se constituer dans l'action qui transforme le monde, sa négativité y apparaissant paradoxalement entièrement positive, supposée réaliser ce qu'elle voulait, la fin n'étant pas affectée ni remise en cause par la dialectique devenue le récit de la liberté humaine se projetant dans l'histoire et donnant ainsi une place privilégiée et immuable à l'Avenir, alors que l'avenir effectif n'est jamais tout-à-fait l'avenir projeté, la fin se transformant toujours rétrospectivement. La confusion vient, là encore, de ce que Hegel croyait pouvoir parler de cet avenir au passé, à partir de la fin de l'Histoire, alors que pour Kojève, se contredisant là-dessus, elle resterait à achever (mais échappant à toute dialectique).
Répétons que, pour Hegel, le mouvement de l'Esprit/du Concept est essentiellement rétrospectif. La "chouette de Minerve" ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit. La philosophie ne comprend l'histoire qu'une fois que l'oeuvre du temps est accomplie. La Vérité est dans le Résultat, non dans l'Intention : La signification réelle d'une action ou d'une époque historique n'apparaît qu'après coup, une fois que le processus s'est déployé et a porté ses fruits. Le mouvement dialectique n'est pas une marche consciente vers un but connu. C'est un processus erratique et heurté où chaque étape ne révèle ses contradictions et sa vérité qu'une fois qu'elle a été vécue et dépassée. Au lieu d'être une simple projection vers l'avenir, le travail du temps est maturation et révélation a posteriori qui nous corrige. Au lieu que le moteur de l'histoire soit l'action consciente des hommes, c'est bien l'extériorité du temps lui-même ("Le temps est le pur soi extérieur" p305).
Savoir Absolu
Inséparable du thème de la Fin de l'Histoire, la conception du Savoir absolu de Kojève est bien connue pour son côté tout aussi extrémiste et provocateur. Cela lui permet de s'attribuer avec arrogance le titre de Sage, du moins d'en prendre la position épistémologique pour juger du monde dans sa rationalité objective. Il faut bien dire que c'est ce postulat d'une fin de l'Histoire effective donnant accès au Savoir absolu qui lui a permis de comprendre Hegel et qui s'est révélé productif, validé par son succès et avec des apports notables malgré ses prétentions intenables. Il faut sans doute une part de folie pour se lancer dans la pensée mais sans laquelle on n'oserait rien. Cela n'empêche pas de critiquer ses exagérations et de les distinguer du concept de Savoir absolu chez Hegel, concept d'ailleurs abandonné par la suite au profit de l'Idée absolu, du développement dialectique du concept jusqu'à se reboucler sur son immédiateté première. Il y a bien malgré tout un acquis définitif du Savoir absolu à la fin de la Phénoménologie mais un savoir qui intègre ses limites, notamment temporelles ("Le savoir ne se connaît pas seulement soi-même, mais encore le négatif de soi-même ou sa limite" p311). C'est plutôt, comme chez Fichte, un savoir sur le savoir, l'Esprit conscient de soi comme Esprit et liberté, s'étant compris comme résultat d'une dialectique historique rationnelle. Ce n'est pas pour autant, avoir réponse à tout comme le définit Kojève de façon absurde, avoir accès au savoir de Dieu, croyant avoir épuisé le savoir et accéder à une conscience de soi complète - sans inconscient ni aveuglements. Tout au contraire, le Savoir absolu est aussi le savoir de ses limites.
Il y a bien à la fin de la Phénoménologie, écrite au milieu de la bataille d'Iéna, un certain retour à l'enthousiasme révolutionnaire et l'eschatologie d'une fin du temps, qui seront tempérés ensuite devant le constat que "tout continue", mais la possibilité du Savoir absolu a clairement comme condition la fin de l'Histoire, un peu vite prononcée mais dont il faudrait être sorti pour en parler au passé. Kojève accentue la contradiction en prophétisant une fin de l'Homme proprement dit une fois qu'il n'y aurait plus rien à découvrir, plus de négativité, plus de lutte, plus de projet historique transformateur, pure abstraction voire conte pour enfants. Il pousse le paradoxe jusqu'à l'absurde, se réjouissant de choquer notre bon sens. Une fois l'État universel et homogène atteint, l'homme cesserait d'être ce "néant négateur" qui définit son humanité. Il retourne à l'animalité ou devient une "machine satisfaite". Le Savoir Absolu kojévien n'est pas une plénitude spirituelle, mais l'annulation de ce qui définit l'humain. C'est une fin au sens de terminaison plus que d'accomplissement.
Or, comme on l'a déjà fait remarquer, on se situe par structure toujours à la fin de l'Histoire (jusqu'ici) et ce que le Savoir absolu ne peut connaître, c'est la suite, notamment les nouveaux défis écologiques, les évolutions de la technique, les découvertes futures, etc. Il n'y a rien d'original à croire notre savoir complet et qu'il n'y aurait désormais plus rien de nouveau, ce que croyaient déjà les Sumériens au sommet de leur gloire. Il est tout aussi frappant, qu'en Physique, après Newton et Maxwell, il semblait qu'il ne restait plus de mystère en ce monde avec un système achevé. Ce que résume la citation (très simplifiée) attribuée à Lord Kelvin en 1900 "Il n'y a plus rien à découvrir en physique aujourd'hui, tout ce qui reste est d'améliorer la précision des mesures" mais cela juste avant que la relativité et la physique quantique ne rabaissent nos prétentions... De même, là encore, après une période d'intense expérimentations et théorisations, et malgré l'incompatibilité entre ces deux théories, on a fini par prétendre que la physique était close, n'ayant connu aucun renouvellement majeur pendant des dizaines d'années, solidement installée entre le Big Bang et le modèle standard des particules. Ce n'est pas qu'il n'y avait cette fois une prolifération de nouvelles théories du Tout, mais rien de décisif et apte à bouleverser la somme de connaissances amassées jusque là. Rien sauf le progrès des instruments qui découvraient soudain ce que toutes ces théories n'avaient pas imaginé et obligeant à remanier le système !
Certes pour Kojève les sciences sont exclues de la parole, leur énergologie ne pouvant faire que mesurer, compter et géométriser, mais l'exemple de la succession de leurs paradigmes rejoint l'exemple des figures de la moralité qui suffisent, encore une fois, à prouver qu'on ne peut pas imaginer d'avance le futur qui nous dément (ce que d'ailleurs Kojève a dû vivre pour son engagement stalinien).
Désir de reconnaissance, désir de désir
Le rôle central donné par Kojève à la dialectique du Maître et de l'esclave est tout aussi notoire comme noyau de l'anthropogenèse (le Maître surmontant la peur de la mort et l'animal en soi) ainsi que de la place de l'individu dans l'Histoire, base de sa contestable interprétation hégélo-marxiste-heideggerienne, combinant lutte et travail avec l'angoisse de la mort. Même si Hegel fournit effectivement ce sur quoi s'appuie Kojève, son interprétation diffère radicalement pourtant de celle de Hegel pour qui la dialectique du Maître et de l'esclave est plutôt une sorte de parabole ne pouvant recouvrir une situation historique, la place de la mort y étant aussi beaucoup moins décisive et univoque, "la vie n'étant pas moins essentielle que la liberté" (§433). C'est ici que Kojève donne libre cours à l'influence de Heidegger, Soloviev et de sa culture slave (valorisant dans sa jeunesse le suicide comme preuve de la liberté suprême).
Chez Hegel, le thème de la reconnaissance est ancien, repris de Fichte mais sous les trois modes de l'amour (relation affective, interpersonnelle), de la rivalité (estime sociale, classe sociale) et du Droit (reconnaissance universelle). Ce qu'il cherche, c'est à rendre compte de la socialisation par "la conscience de soi en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi" (p155), c'est-à-dire "un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi" (p154) mais, pour cela, son refus d'une unité immédiate, qui doit toujours surmonter la contradiction première, le contraint à partir de la division initiale, de la non-reconnaissance séparant les deux côtés (le reconnu et le reconnaissant) pour engager une dialectique historique et en devenir conscient - le vrai étant seulement la contradiction surmontée
Ce processus présentera d’abord le côté de l'inégalité des deux consciences de soi, il présentera la rupture de l'égalité et le passage aux extrêmes, qui, en tant qu’extrêmes se sont opposés, l’un des extrêmes étant seulement celui qui est reconnu, et l’autre celui qui seulement reconnaît. p157-158
On peut vouloir transposer cette lutte à mort pour la reconnaissance aux conflits identitaires mais qui ne sont plus du niveau individuel de l'être-pour-la-mort heideggerien et n'ont pas le même sens. Dans la version précédente de 1805, cette lutte pour la reconnaissance opposait d'ailleurs plutôt l'offenseur et l'offensé. Or, dans ce cadre, c'est bien l'offensé qui, opposant le savoir qu’il a de lui-même au savoir que l’autre a de lui, pouvait mettre sa mort en jeu en menaçant de se suicider - et non pas le glorieux dominant qui risquait sa vie. Dans la version précédente encore, de 1803, il faisait de l'appartenance à la classe des Maîtres simplement un fait de nature, un état de fait qu'il a voulu reconstituer à partir du sujet et d'une origine mythique égalitaire (l'état de nature de Hobbes) qui enclenche un processus dialectique, moral et politique, jusqu'à une réconciliation finale.
Pour Kojève, c'est une autre histoire puisqu'il prenait au mot la constitution de la conscience de soi comme esprit supérieur à l'animal par la mise en jeu de sa vie biologique, ce qui réservait la dignité humaine au Maître pendant que l'esclave prenait en charge la vie biologique, même si sa soumission, le contrôle de soi et de son travail se révéleront plus décisifs à long terme que la domination et sa lutte sanglante, initiant une dialectique historique libératrice. Plus encore que pour Heidegger, la mort est pour lui une révélation métaphysique en même temps que sa confrontation constitue un test de la liberté et serait à la fois l'origine de l'Histoire et le fondement de la philosophie (méditation de la finitude). Il ira même jusqu'à imaginer un récit invraisemblable où le Maître n'aurait épargné son adversaire, pour l'asservir, qu'en cédant aux supplications de sa femme ! Toute l'histoire n'est plus ensuite que la lutte pour la reconnaissance, qui passe par la domination et le travail pour aboutir à la révolution reconstituant l'égalité. Les causes de l'Histoire et des révolution sont pourtant bien plus matérielles même si elles peuvent prendre la forme de révoltes contre les dominants et pour la reconnaissance (quand ce n'est pas le contraire). En fait, Kojève téléologise et historicise une passion ontologique pour en faire le fil conducteur d'un récit universel où tout le reste disparaît, comme dans tout idéalisme.
Il y a de quoi être surpris a posteriori de la fortune de cette fable auprès d'un large public cultivé, mais il faut dire que cela a permis à Kojève de formuler le désir humain comme désir de désir, ce que Lacan reprendra et qui ne se trouve pas tel quel dans Hegel mais reflète assez bien sa conception du désir, sans avoir besoin d'y mêler aucune lutte à mort. La structure même du désir de désir implique cependant que le désir ne soit pas premier, projet préalable, mais réaction au désir de l'autre, une passion (passive) un peu comme dans la Rhétorique d'Aristote où les passions sont interprétées comme la volonté de rectifier l'opinion fausse des autres sur nous-mêmes (conformément à la version hégélienne de 1805). Le désir de reconnaissance n'est pas un "choix" ni un "projet", c'est un besoin constitutif de la conscience de soi qui ne peut exister pour elle-même qu'en étant reconnue par une autre. C'est une dépendance structurelle, une passivité fondamentale qui ne se réduit pas à une expérience fondatrice mais relève de l'intégration morale du Je dans un Nous, et qui, au lieu d'atteindre son but le contredit à chaque fois. En voulant faire du "désir" de reconnaissance le moteur de l'histoire humaine, Kojève, contrairement à Hegel comme on l'a vu, voudrait réduire l'histoire à un projet tourné vers l'avenir, avenir magnifié devenu la temporalité prépondérante et spécifiquement humaine, toutes choses contestables. Ce serait ainsi le désir individuel qui motiverait la lutte politique par le projet d'une reconnaissance future alors que la peur de la mort, qui pousse à l'esclavage, serait peur de ne pas avoir d'avenir, son travail étant bien ce qui transforme le monde en vue d'un résultat futur...
Sauf que l'Histoire n'a rien d'une production artisanale en série et le projet initial change en cours de route sans jamais toucher son but, temps des remords et des regrets que les révolutions connaissent très vite. Tout cela ne tient pas. Il faut se garder de ces abstractions et simplismes séduisants qui n'ont aucun rapport avec les dialectiques concrètes et ne font que figer la pensée. Comme on l'a remarqué plus haut, il y a au moins une contradiction massive à vouloir faire de la lutte pour la reconnaissance ce qui aboutit à la reconnaissance universelle, c'est le fait que l'universel ne peut émerger de ce conflit que par la négation de ces prétentions particularistes. Or les résistances identitaires (anti-woke, religieuses, nationalistes) sont l'expression même et prévisible du désir de reconnaissance dans sa forme primitive et ses impasses. Elles sont la "négativité" qui refuse de se laisser dissoudre mais tournées vers le passé. Certes, leur conflit n'est pas un accident de parcours, mais le processus même par lequel l'universel finit par s'imposer – en les usant, en les dépassant, ou en les écrasant. On peut donc toujours dire qu'elles ont accouché de l'universel mais par leur déroute...
La négation de la négation
Une des différences principales avec Hegel qui devrait sauter aux yeux, c'est une dialectique qui est uniquement négative chez Kojève. Même s'il parle bien de synthèse, il n'en fait pas une négation de la négation mais un simple progrès ou un moyen terme positif, positif qui vaut toujours cependant comme "négation du donné naturel et social" ! La négation est chez lui complètement indéterminée, désignant tout et son contraire, tout en se parant paradoxalement de la positivité d'un projet à réaliser, "Projet d’une Action négatrice (= Libre, consciente et volontaire) censée être efficace (c’est-à-dire « créatrice » ou « révolutionnaire »)" Kant, p 101. Même le travail de l'esclave devient purement positif à être désigné comme une négation transformatrice de la nature. La contradiction éclate à la "fin de l'histoire" qui pourrait être le moment de la synthèse, d'une négation de la négation (négation partielle du projet initial) mais devient un point d'arrêt brutal de ce mouvement rejetant dans l'animalité, évitant toute contradiction. Même s'il a tenté ensuite de conjurer cette conséquence funeste, cela illustre à quel point cela n'a pas de sens de vouloir définir l’humanité par une obscure "négation" (spécifiquement humaine) de l’être et d’abord de l’être animal. Ce qu'on perd ainsi, c'est le principe même de la dialectique hégélienne, cette négation de la négation qui permet la progression mais ne laisse pas la négation indemne.
L'absence de la négation de la négation chez Kojève peut se justifier par le fait que l'Histoire est supposée finie, sa négation dernière étant désormais sans réplique, délivrée d'une dialectique contrariante, mais toutes les dérives de Kojève par rapport à Hegel se tiennent et sont cohérentes avec la différence de son système et du sien, qui repose essentiellement, sous couvert d'insistance sur la négativité, sur la volonté d'être les acteurs de l'Histoire sans plus de contradictions, à l'abri d'une négativité future qui toucherait nos idéaux négateurs. Le "je" qui désire n'est plus une conscience passive ; il est une négativité pure qui se projette activement pour transformer le monde et autrui afin d'assouvir son désir en sachant ce qu'il fait. Hegel dit clairement le contraire et qu'il ne faut y voir rien de personnel. C'est le temps lui-même qui met en mouvement le Concept (l'Esprit) qui s'extériorise, se renie, se divise et se récupère, indifférent aux vivants comme aux morts, simples étapes logiques incontournables qu'on ne comprend qu'après-coup, au moment de réviser nos projections.
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Pour rendre à la négation de la négation le premier rôle, c'est là que j'innove en faisant de la négation de la négation le principe de la négativité du vivant qu'on peut dire défensive, contre la négation première de l'extériorité du temps lui-même (comme pression entropique, catastrophe, goulot d'étranglement) qui est le moteur vital qui contraint à l'adaptation et à la re-négation. L'après-coup n'est pas seulement la compréhension philosophique, mais le processus matériel même par lequel une forme est sélectionnée ou rejetée après avoir été mise à l'épreuve du réel. J'opère donc un retournement qui relie la négativité, et le travail, non pas à la destruction de l'objet mais au contraire à la négation de l'entropie qui nous ronge et ne s'arrête jamais. Dans ce cadre, le moteur de l'Histoire n'est pas notre humanité, entièrement forgée par notre milieu, mais la suite des catastrophes vitales, écologiques qui nous ont forcés aux évolutions techniques et culturelles, sélectionnant les survivants. Il faut ajouter quand même que la négation de l'entropie n'est pas seulement négative et correctrice, limitant les dégâts, elle est tout autant positive, constructive, organisationnelle, complexifiante, sanctionnée par la sélection après-coup - On a raison de tenter le coup même s'il y a plus d'échecs que de réussites au grand marché de la vie.
Spécifier la négation comme négation de l'entropie la dépouille de son abstraction mathématique et du caractère mystique d'un Esprit totalisant. Le moteur de l'Histoire est bien l'extériorité, le temps lui-même, mais donnant lieu à un développement de la forme soumise à des lois, imposant sa logique dialectique après-coup. Cela permet de rejoindre Hegel sans substantifier l'Esprit ni penser une fin possible de l'entropie et de sa négation. Pas plus que l'évolution, ce processus néguentropique n'a de but final (il n'est pas téléologique) mais il a une direction sur le long terme de l'évolution cosmique, animale, technologique : celle d'une (possible) complexification croissante, d'une accumulation d'informations et d'ordre, d'une diversification des formes et des relations. Bien que n'étant jamais à l'abri de la destruction et de retours en arrière, chaque "réussite" est un petit saut local et contingent dans cette direction.
Si le Réel est "Dialectique", ce n'est pas par le "désir" de l'Esprit de se nier pour mieux se retrouver et prendre conscience de lui-même, c'est à cause de la dialectique entropie/néguentropie qui est à l'origine de la vie et de l'évolution qu'on peut définir comme apprentissage de l'extériorité. Ce tâtonnement cognitif progresse dans l'expérience par négations successives des connaissances précédentes de plus en plus affinées, précisées, distinguées, reformulées où la négation de la négation précédente est le principe même de l'apprentissage confronté aux erreurs de débutants. L'Esprit s'il personnifie l'apprentissage est bien l'Esprit qui dit non et peut renier tout ce qu'il croyait savoir pour accueillir de nouvelles connaissances. Mais l'Esprit, c'est aussi le monde du récit, monde commun au-delà de la présence immédiate et sans lequel il n'y a pas de société humaine mais qui peut nous mentir et nous illusionner, inadéquat de toute façon dans sa linéarité à rendre compte de la temporalité historique, de ses contradictions internes, ses limites, ses angles morts que l'expérience inévitablement contredit. La dialectique cognitive n'est certainement pas le fruit du désir mais du manque, du défaut de tout apprentissage qui doit progresser pas à pas en dépassant les dogmatismes qui l'aveuglent et en remettant en cause les récits dominants. Il faut répéter que la causalité n'est pas en nous mais dans l'interaction avec la réalité extérieure. La vérité se révèle au discours mais avec lenteur, se dégageant petit à petit de ses projections et représentations que les sciences dénoncent comme toutes fausses, mais nécessitant leur réfutation, une à une - non sans en créer de nouvelles.
Ce qui reste
Au terme de cette démolition en règle, il pourrait sembler qu'il n'y a rien à retenir de Kojève. Il faut s'en garder. Certes, on ne peut plus se parer de sa superbe, jouer au sage au-dessus de tout, encore moins accepter les soubassements mystiques de son athéisme. Il faut avouer que ça faisait classe d'être kojévien, on savait tout avec une grande clarté et on était de vrais révolutionnaires, soldats de l'universel et de la raison (en tout petit nombre). Il y a une vraie séduction de son style affirmatif et on aimerait bien continuer à y croire. Il est d'autant plus important d'en dénoncer les dérives ignorées de nous trop longtemps alors qu'elles portaient des conséquences lourdes, et d'abord de nous tromper sur l'essentiel.
Il y a malgré tout de fortes vérités qui méritent réflexion. En premier lieu ce qu'il a formulé comme désir de désir, repris par Lacan et qui reconfigure tout ce qu'on avait dit sur le désir jusque là, sans laisser d'échappatoires. Comme on l'a remarqué aussi plus haut, même si on ne peut le supposer achevé à la fin de l'Histoire, la constitution en cours d'un Etat universel et homogène est à considérer sérieusement alors que la fragmentation menace ainsi que des confrontations dévastatrices. Sinon, dans ce qui n'a pas été abordé ici, il faudrait citer, dans son Esquisse d'une phénoménologie du droit, sa promotion de l'équité comme synthèse de l'égalité et de l'équivalence, ou ce que son Histoire raisonnée de la philosophie païenne a pu apporter sur de nombreux points (la distinction de l’Être-donné, la Réalité-objective et l’Existence-empirique, ou les trois discours pratique, théorique, philosophique).
Même si, comme dans la science, il y a une nécessité du système (§14) pour donner et tester une cohérence globale, il me semble que l'histoire de la philosophie nous apprend qu'il ne faut pas trop tenir compte du système d'un philosophe, ni de ses démonstrations logiques, mais seulement des thèmes qu'il a mis au jour et nous occupent toujours, des instruments qu'il a pu forger et peuvent nous servir. On a rencontré ici deux exemples marquants de ce constat : Jacob Boehme, à la mystique délirante mais produisant un appareil dialectique très riche que reprendront les idéalismes allemands ou russes, et puis Fichte, figure oubliée à cause de son obscurité et de sa métaphysique intenable ou ses dangereuses positions politiques, mais qui hante les philosophies de l'action, ayant créé de nombreux concepts irriguant la philosophie postérieure (pas toujours positivement). Avec Hegel aussi, on peut laisser tomber le système, ou plutôt son illusion de clôture définitive, ainsi que les envolées finales sur l'Esprit qui se contemple lui-même, mais il n'est pas raisonnable de se priver des "vérités qui tombent de Hegel comme la farine du moulin" (Alain, p37) dès qu'on applique sa dialectique, surtout quand on en subit dans le réel la dure négativité,
L'article insistant sur toute une lignée de penseurs russes ayant tiré Hegel vers une interprétation mystique et autoritaire, il me semble utile de citer ce que disait Mussolini en 1924 pour voir comme ces thèmes étaient partagés à l'époque (qui revient) et ne leur étaient pas réservés, aspirations qui ont dû être discréditées par leurs horreurs seulement.
On voit aussi la dimension spirituelle qui avait séduit Ilvine avant qu'il ne condamne son paganisme, sa violence et l'écrasement de la personne.
Comme je souligne l'importance de la dialectique de la moralité pour comprendre la dialectique hégélienne, il est utile de mettre ici ce petit condensé :
Après la confrontation à la nature extérieure (observation), nous en sommes au point où la conscience de soi n’est plus la certitude de la réalité immédiate, sensible, et de son objectivité, mais se rapporte essentiellement à une autre conscience de soi comme vérité sur soi-même, re-connaissance. "Elle est alors l'esprit qui a la certitude d'avoir son unité avec soi-même dans le dédoublement de sa conscience de soi et dans l'indépendance des deux consciences de soi. Cette certitude doit maintenant s'élever à la vérité".
La conscience de l'unité avec les autres prend d'abord la forme du traditionalisme. Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions étrangères aussi bien qu'il renonce à se réaliser véritablement. Du coup, sous les critiques des intellectuels, l'unité avec les autres se réduit dès lors à l'égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité de la jouissance est sa fin, consommation du désir qui s'épuise dans la répétition. Avec l'exaltation de la chair, "c'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit" mais ne peut empêcher que revienne à la conscience la présence angoissante de la mort. Par son côté universel, la conscience surmonte cette menace et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste comme de la mort dans l'universalité. Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme loi du coeur s'oppose au monde sans plus de raisons que de lui imposer une logique subjective (bonne volonté) qui ne rend pas compte d'elle-même. Ce rejet de la réalité extérieure au nom de pures utopies par une conscience individuelle qui se croit supérieure au monde relève d'un délire de présomption qui peut aller jusqu'à la "folie des grandeurs" et la paranoïa. Si la loi du coeur advient à se réaliser un tant soit peu et se cogne sur le réel, elle perd de son assurance, de sa légitimité face à tous ses ratés et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du diable sur de pures intentions. La leçon à tirer de ce délire de persécution est le rejet des prétentions de l'individualité à imposer son arbitraire au cours du monde. C'est plutôt contre cette individualité que va désormais s'appliquer son zèle par la discipline de la vertu. Le cours du monde auquel s'oppose la vertu est justement le règne de l'égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais rejetés. Mais la vertu ne se réalise qu'à la mesure des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation mais dans son effort et sa foi. Le mérite se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé d'autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus l'effort et la foi concernent l'individualité dont la discipline voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites et sans pouvoir modérer l'orgueil de l'ascète comme une boursouflure vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres. La vertu est jugée à ce qu'elle fait. Les oeuvres pourtant sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes. Le but est dès lors tout entier dans le chemin mais l'oeuvre ne vaut plus alors que comme occupation et non plus comme accomplissement. La tromperie, l'escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition sociale ce qui finit par imposer la loi morale, dans son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion. Du coup, ce qui importe à nouveau c'est bien encore la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s'impose est bien celle de l'impuissance de toute théorie générale à rendre compte des choix pratiques particuliers, tombant dans l'arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais de la pratique, devenue politique et qui en détermine la perspective.
Version longue : Misère de la morale