La méprise sur l’universel de la morale et de la science

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L'universel peut désigner des concepts très différents qui font l'objet d'une confusion constante très dommageable entre ce qui est nécessaire, obligé, éternel, et ce qui est simplement général, commun à notre espèce ou notre univers, entre la logique pure et l'étendue, plus précisément entre l'universel de la morale ou de la science et l'universel cosmopolite de l'anthropologie si ce n'est l'humanisme de "tous les hommes". On parlera ainsi d'une compétence universelle pour une juridiction étendue à la terre entière, ou d'un suffrage universel supposé ouvert à tous les citoyens bien que les femmes en aient longtemps été exclues, etc. La nuance entre ces différents sens peut paraître négligeable alors qu'on n'est pas du tout sur le même plan et surtout que la confusion des sens n'est pas sans conséquences politiques funestes, empêchant l'adhésion à l'idéologie universaliste appelée par l'unification planétaire écologique, économique, technologique, scientifique, médiatique, épidémique, etc.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les conceptions de l'universel des différentes philosophies, religions ou idéologies se trouvent bien avoir des implications politiques très concrètes, nourrissant entre autres les passions identitaires, revendication mal venue de sa particularité pour ce qui relève de l'universel. Si les causalités matérielles sont bien déterminantes en dernière instance, sélectionnant les idéologies dominantes, cela n'empêche pas que les idées les plus abstraites peuvent structurer des représentations idéologiques antagoniques - un peu comme la querelle des universaux au Moyen-Âge.

Il y a donc au moins deux sortes d'universels, celui des mathématiques, universalité de droit valable en tout lieu, et celui des classes (ensembles, genres) ou des lois de l'univers considéré, universalité de fait (comme la gravitation universelle) qui pourrait différer ailleurs, dans un autre univers. Ainsi, pour Aristote tous les noms communs et mots de la langue sont des "universaux", car ils s'appliquent à plusieurs, à l'opposé des noms propres désignant un singulier. On voit bien que ce n'est pas du tout du même ordre que l'universalité de la géométrie qui ne procède pas de l'observation mais de la déduction. Il est significatif qu'on trouve pourtant cette confusion des universels présente dès l'origine dans l'exemple fondateur du syllogisme qui commence par l'affirmation "Tout homme est mortel". Ce qui est vrai, incontestablement, et même de tous les animaux, mais ce raisonnement par induction ne prouve rien, sinon notre conscience de la mort et la certitude de ne pouvoir y échapper, ce qui ne veut pas dire son impossibilité (les transhumanistes y travaillent). En tout cas, cette universalité constamment vérifiée n'est pas la même pour autant que celle de la déduction purement formelle qu'on en tire ensuite (Socrate est un homme, donc Socrate est mortel), ne faisant que tirer les conséquences nécessaires d'une définition ou d'une induction qui n'est jamais à l'abri d'un contre-exemple (un cygne noir). Pour être constitutive, l'imbrication de l'induction et de la déduction n'en favorise pas moins la confusion entre leurs deux types d'universel.

On peut essayer de tracer l'incidence très concrète de ces différences de sens dans la morale. Ainsi, bien avant les évangiles, le rabbin Hillel (-110/+10!) résumait la Loi au principe : "Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui", morale de réciprocité radicalisée avec le christianisme dans l'impossible "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Encore faut-il identifier l'autre comme notre prochain. Certes pour la religion universelle (catholicon) de l'Empire Romain tous les hommes se valent, au yeux de l'Empereur comme de Dieu ne faisant point acception des personnes. "Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme" Galates 3:28. C'est l'universel comme dépouillement de toutes ses particularités sociales mais qui reste comme un noyau dur de l'espèce, peuple de Dieu uni dans la même foi et, encore chez Lévinas, réduit à l'anthropologie du visage auquel s'ajoute le sentiment de culpabilité (du côté des neurones miroirs de la sympathie, à laquelle s'ajouterait la conscience d'être mortel).

A première vue, Kant semble dire la même chose avec son impératif catégorique : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle". Il se situe pourtant sur un tout autre plan, celui de la logique pure pratique et non de la communauté ou d'une loi religieuse héritée. C'est ce qui a permis de comprendre le caractère universel de la morale pour l'être parlant, au-delà des croyances, et ce que la morale doit à la simple logique, celle de l'universalisation - qui n'est pas du tout de même nature que notre besoin d'être aimé par exemple, lui aussi à peu près universel sans doute mais sous l'autre mode.

La rupture est totale avec l'ancienne conception de la morale liée aux moeurs et l'appartenance à un groupe ou une culture. On sait à quel point il est souvent difficile de faire la part entre les coutumes et les prescriptions religieuses. Kant permet justement de voir, derrière cette diversité des morales et des lois, un principe fondateur universel qui ne dépend plus des moeurs cette fois, de l'attitude générale, de ce qui se fait ou pas, ni de la transmission familiale, mais découle simplement du principe de non-contradiction entre la fin et les moyens, ce qui ne tient ni à notre bonne volonté, ni à nos croyances ou notre excellence. La morale n'est pas universelle parce qu'elle s'applique à tous (l'ennemi, le criminel, le fou ?) mais parce qu'elle résulte de la simple raison et du langage, de la nécessité de ne pas agir de façon contradictoire mais en être raisonnable, en interlocuteur fiable qui est soumis à l'argumentation, la justification de ses actes, afin d'être reconnu comme responsable, non-fou - quelqu'un pouvant tenir parole. La sympathie peut aller bien au-delà mais c'est autre chose. Pour comprendre le renversement de perspective, qu'on songe que "tout le monde" ou presque s'imagine que si Dieu n'existe pas tout est permis. Ce que Kant démontre, c'est que c'est faux : on n'est pas moral par peur de la sanction ou de la honte, ni par haute naissance ou grand caractère, ni par esprit de soumission mais juste d'être un parlêtre, un être de raisons.

Cela veut dire que la morale ne tient pas à notre humanité, notre race, notre culture particulière, notre histoire, "nos" valeurs, nos croyances, notre planète. Le coup de force est considérable arrachant la moralité à la religion et la communauté pour en faire un universel de la raison. On n'en a pas toujours reconnu la radicalité mais tout de même, cette universalisation nous détachant de nos origines particulières a suscité immédiatement des résistances. D'abord de son élève Herder inaugurant la défense identitaire de la diversité des cultures et opposant l'auto-détermination des peuples à un universel trop uniformisant - idées qui restent très présentes, on l'avouera. Pour lui, l'universel s'incarne nécessairement dans une culture singulière qui en vaut une autre mais tient à sa différence (supposée une monade fermée juxtaposée à d'autres monades!) - et certes l'habitude est une seconde nature.

Fichte radicalisera encore cette opposition au cosmopolitisme kantien en allant jusqu'à faire de l'universel un concept romain étranger à la langue germanique. On ne peut lui contester que l'universel effaçant les particularités nationales a toujours été du côté des empires, au moins depuis la tentative de réforme religieuse monothéiste d'Akhenaton, et c'est bien ce que Fichte constatait dans les conquêtes napoléoniennes, reprochant à Napoléon de faire servir l'universel (du code civil) à ses buts particuliers - là où Hegel verra au contraire la ruse de la raison faisant servir ces buts particuliers à l'universel...

L'universel reste universel. Ce n'est pas parce que l'universel est instrumentalisé qu'on pourrait y opposer sa propre particularité, qu'elle soit traditionnelle ou tournée contre d'autres particularités (dont l'universel ne serait qu'un masque). Il faut rappeler que c'était justement un des fondements du nazisme, et de leur juriste dévoué Carl Schmitt (si apprécié par l'ultra-gauche), de tout réduire à l'opposition ami-ennemi. Kojève a bien montré dans son ouvrage sur le Droit que cette logique du chacun sa vérité n'est pas tenable car, au moins dans la justice interne à chaque camp, le juge qui arbitre ne peut s'appuyer que sur des raisons universelles. Cela n'empêche nullement de dénoncer le détournement de l'universalisme abstrait par les dominants, ni ne doit empêcher de défendre l'universalité des droits effectifs qui découle de l'universalité de principe. Seulement, l'universel n'est plus alors une donnée préalable, étant devenu un objectif contre les inégalités actuelles. C'est ce qui justifie notamment des discriminations positives pour les corriger ou un "revenu universel", sans qu'on ait affaire à un particularisme opposé à l'universalisme comme les dominants osent le prétendre, dans la confusion une nouvelle fois du droit et du fait (antiracisme ou antisexisme prétendus raciste ou sexiste!).

De même, contrairement à ce qu'on a pu croire, on ne peut opposer sa propre différence (sa vérité alternative) à l'universel de la science et de la technique qui ne se ramènent pas non plus à une culture comme une autre. Ce n'est pas une question de choix entre l'universel et le particulier, entre le mondialisme et le nationalisme, le capitalisme et le communisme, l'Occident et l'Asie. Il n'y a pas une science occidentale et des sciences nationales, une science bourgeoise et une science prolétarienne malgré tous les bons arguments qu'on avait pu trouver. Bien sûr, là encore, cela ne veut pas dire qu'il n'y aurait pas d'instrumentalisation de l'universel (par l'Empire) ni de contaminations idéologiques, mais qui ne touchent pas directement les résultats ou sont démentis par l'expérience (il faut parfois du temps!). La difficulté, c'est que, si les sciences sont universelles à la fois dans leurs méthodes et leur validité (dans tout l'univers), cela ne veut pas dire pour autant que l'universel de la science puisse prétendre à une vérité définitive, seulement à un état du savoir en construction et sa vérification effective. Par l'accumulation des connaissances, les sciences ont une évolution autonome qui ne dépend de personne, affinant leurs résultats ou reformulant leurs lois (on peut dire comme pour la morale que la part humaine dans les sciences est la part de l'erreur comme disait Poincaré). Non seulement les sciences ne sont pas autant qu'on le croit les produits de notre génie mais l'universel de la raison n'empêche pas que, bien plus que le bon sens, ce soit la bêtise qui est générale. C'est même ce que démontrent les sciences et techniques, réfutant à chaque fois nos représentations et croyances préalables au point qu'on peut dire qu'au lieu d'être notre expression ou création, elles nous déshumanisent en désenchantant le monde - mais n'en sont pas moins universelles (par cela même).

On voit tout l'intérêt d'articuler précisément l'universel de la raison à l'universel juridique, social, planétaire, voire à l'histoire universelle, dans ses différentes déclinaisons. De fait, reconnaître la place fondatrice de l'universel logique dans la morale et les sciences pourrait être indispensable pour assumer l'universalisation en cours et contrer notamment la remise en cause de l'Etat de Droit au nom de particularités nationales. Il s'agit encore pour un futur technologique interplanétaire de sortir de la religion, des traditions héritées comme seul fondement, au profit d'un universel moral et scientifique que nous partagerions même avec d'hypothétiques extra-terrestres dans tout l'univers, sans rien de commun pourtant (ni gènes ni origine) à part la raison. Ce passage de la croyance à la raison, de l'homme religieux communautaire (transmission) à l'homme de science universel (expérimentation), constitue une tâche de longue haleine, qui est depuis le début la tâche de l'histoire de la philosophie et n'est donc pas achevée 2 500 ans après, encore encombrée de religions, de nationalismes, de racismes, bien que ces vestiges du passé soient de plus en plus troublés par l'universel concret de la technique qui nous change et nous homogénéise malgré nous.

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5 réflexions au sujet de “La méprise sur l’universel de la morale et de la science”

  1. Magnifique!

    Ce texte rejoint des préoccupations qui sont miennes, ces temps-ci. J'ai plusieurs choses à dire:

    1> D'abord: " les causalités matérielles" sont-elles en dernière instance déterminantes?

    2> L'universel éthique et scientifique, seul consistant j'en suis d'accord, heurte de plein fouet la doctrine catholique. Mais c'est justement parcequ'elle n'est universelle ni éthiquement ni scientifiquement. L'universel est dans l'orthodoxie et le christianisme oriental. Petit retour au concile de Chéronèe, en 338 AC.

    1> La gauche a commis une erreur en confondant la rupture avec le spirituel, qu'elle a cependant conservé dans une belle Aufhebung (voir le "christianisme" implicite du PCF (Friot)), à la haute période. Je parle ici des camarades et non des appareils.

    Elle a donc besoin de sortir de son matérialisme causal. Mieux, elle le doit, au nom du respect pour l'universalité scientifique, et en particulier logique. Il lui faut donc tenir compte de deux théorèmes logiques:

    a> Le théorème de Paulette Février.

    Il s'énonce ainsi: Toute théorie physique à états respecte les trois lois logique d'Aristote (E>ICT).
    Or la mécanique quantique (on est dans les années quarante) viole le principe du Tiers-Exlu (T) à cause de la complémentarité Onde-Corpuscule de Bohr.
    Donc la mécanique quantique n'est pas une théorie à états (nonT>NonE)

    Par conséquent, le noyau conceptuel de la causalité (espace- temps, mouvement) est non-pertinent dans la nouvelle physique et dans l'ontologie.

    b> Le théorème de Watanabe (1966)

    Il s'énonce ainsi: un système purement mécanique (causal) ne saurait constituer un automate. On le surnomme parfois Théorème du vilain petit canard.

    L'étude des tables logique d'un système doté d'un couple perception-instruction révèle que le système rencontre des ambiguïtés logique du côté de la perception qui rendent son action non pertinente ou aléatoire.

    Il faut, pour qu'il y ait automate vrai, qu'un "opérateur" non mécanique opère un tri des états ambigus, sélection qui, une fois communiquée au pôle instructif rendra l'action de l'automate adaptée ou pertinente. Par exemple l'automate pourra éviter les zône chaudes et pénétrer dans les zône fraîches, en vue de combattre un incendie par exemple. Il en va de même, bien sûr pour les vivants.

    Conclusion de 1> Le matérialisme est faux. Kurt Gödel.

  2. 2> Particularité catholique:

    a> La rédemption catholique fonctionne ainsi (Catéchisme de 1992). La désobéissance d'Adam au jardin a offensée Dieu. Ne pouvant tirer vengeance (JUSTICE!) de l'homme fini, il engendre l'homme parfait, parfaitement innocent, parfaitement intelligent, parfaitement beau, pour pouvoir tirer justice (VENGEANCE!) de lui. Le fils alors se charge du pêché de l'homme, il devient odieux aux yeux du Père qui se réjouit et tire satisfaction de son supplice et de sa mort dans la déréliction.

    L'homme est tenu complètement à l'écart du processus, il reçoit passivement la rédemption du Christ, à condition toutefois qu'il soit baptisé, et qu'il ne soit pas réprouvé de toute éternité. Il faut attendre la fin des temps pour être fixé.

    2> Mais cette doctrine ignore le Concile de Chéronée et ses conclusions, pourtant traduites du Grec au Latin pour les quelques évèques romains présents.
    Que dit le Concile? Le fils est consubstanciel au Père, ils sont de même nature, mais l'homme est également consubstanciel au fils, et transitivement au Père. Baptisé ou non, croyant ou non, futur ou passé, grand pêcheur ou Saint mystique, tout homme partage la nature du Christ. Christ est homme et l'homme est Christ. Ceux qui sont restés fidèles au Concile de Chéronée sont les Orthodoxes et les Eglises d'Orient, tandis que l'hérésie est catholique.

    Concluion sur 2>: Le christianisme oriental porte une universalité éthique, il est spirituel et non pas strictement religieux. Mais il porte aussi une universalité scientifique. Les théologiens catholique comprennent à la rigueur comment le Christ peut être consubstanciel au Père, après tout Dieu peut tout. Mais comment un homme présent en un temps et un lieu particulier, pourrait-il faire un avec l'humanité entière dispersé dans l'immensité de l'espace-temps. Il leur manque une ontologie mystique, c'est à dire une ontologie hors-état. Il leur manque une physique que les évèques hellénisants, à Chéronée, possèdent de façon implicite.

  3. On n'est vraiment pas sur la même longueur d'onde, je parle de sortie de la religion quand vous voulez tout y ramener. On peut certes dire que le christianisme est la religion de la sortie de la religion, de l'incarnation de l'Homme-Dieu, mais cela dure depuis deux millénaires déjà, nourrissant des fanatismes meurtriers, il est temps d'en finir avec ces histoires infantilisantes à dormir debout. Il est encore nécessaire d'écraser l'infâme. Il y a certes encore à élaborer l'homme de la science prenant la place de l'homme de la religion (prochain texte) et ne pouvant se résumer à un scientisme sommaire, faisant l'impasse sur le dualisme fondamental du sujet et de l'objet, mais je ne pense pas donc qu'un dialogue soit utile pour cela avec des religieux qui nous tirent en arrière.

    Sur la question récurrente du matérialisme (que je précise toujours dualiste), il me faut répéter que ce n'est certes pas la matière qui cause, il y a bien dualisme de la matière et de l'information, du signifié et du signifiant, du réel et de la théorie, cela n'empêche pas que ce sont les causes matérielles qui ont le dernier mot et donnent la victoire à l'idéologie la plus puissante (seuls les prophètes armés gagnent disait Machiavel même si on peut y opposer quelques contre-exemples comme Gandhi). Si le communisme avait été plus efficace que le capitalisme (comme on a pu le croire au moment de la crise de 1929), il ne se serait pas écroulé. La force des USA n'est pas son idéologie (le soft power) mais sa puissance économique, de même que la montée de la Chine tient entièrement à sa croissance économique et non à sa culture millénaire. Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde mais l'évolution technique. Il y a bien aussi une évolution des idées (qui ne dépend pas plus de nous) mais, comme dit Marx, on ne juge pas un homme à l'opinion qu'il a de lui-même. Ce qui compte, c'est le résultat matériel (après-coup), la reproduction, la dynamique du système et de ses flux. Il nous faut reconnaître non pas la transcendance d'une figure divine que nous avons formé à notre image mais la transcendance du monde, d'un réel qui nous échappe toujours comme d'un universel logique valable dans tout l'univers et ne dépend pas de nos croyances ni de notre religion ni de notre histoire.

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