La montée de l'obscurantisme, de la haine et de la guerre, a de quoi provoquer dépression et sidération du côté des progressistes assistant soudain tout ébahis à la remise en cause de nos conquêtes passées. Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère mais ne devrait pas tant nous surprendre, comme si c'était la première fois que cela arrive alors que c'est une règle constante au cours du temps. Les progressistes se persuadent en effet facilement qu'on n'arrête pas le progrès qui est le mouvement même de l'histoire, matériellement (entropiquement et technologiquement) aussi bien que juridiquement. Il y a de bons arguments pour cela quand on regarde notre passé, avec de plus la certitude d'être juste et rationnel qui favorise une façon de penser continuiste de croyance au progrès, comme avant 1914... On a pourtant dû plusieurs fois déchanter, mais en se persuadant à chaque fois que ce serait la dernière, ce que dément à nouveau la malédiction actuelle d'un retour des années trente voyant, avec un mélange d'incrédulité, d'effarement, d'indignation et d'horreur, monter un peu partout le nationalisme autoritaire, l'intolérance religieuse et la xénophobie identitaire, au lieu de s'unir face aux urgences écologiques planétaires.
Quand on se situe dans la longue durée on constate bien pourtant que l'évolution ne s'arrête jamais et que non seulement nous ne sommes pas semblables aux premiers Homo sapiens mais nous ne le sommes pas même à nos grands-parents sur de nombreux plans ! Malgré l'écroulement inéluctable de tous les empires qui se suivent au cours du temps, et malgré tant de dévastations insensées, le recul historique donne bien l'impression d'une grande continuité dans les progrès incessants de la civilisation (où d'autres verront une décadence continuelle). En tout cas, ce progrès cumulatif est flagrant dans les technologies et les sciences, mais si cela produit aussi sur le long terme un progrès de la rationalité et du Droit, c'est beaucoup plus disputé et moins assuré sur le court terme où l'on observe à chaque époque de nouveaux aveuglements et dogmatismes ainsi que des retournements de situation brutaux, avec l'alternance entre guerres et paix, des cycles entre gauche et droite, progressisme et réactions autoritaires - l'un comme l'autre n'étant ni entièrement positif ni seulement négatives. En effet, le bien n'est pas sans mal, il peut même être cause d'un plus grand mal, et le mal le plus abject peut finir par produire aussi quelques biens en retour (Plus jamais ça). Cette dialectique, où le faux est un moment du vrai et les destructions "créatrices", n'est pas juste une grille d'interprétation plaquée sur le réel mais bien sa manifestation la plus constante dans les événements historiques comme dans l'évolution cognitive, notamment dans la succession des modes ou idéologies avec inversion des valeurs, passant d'un extrême à l'autre...
Il est assez clair que la fascisation des esprits et la prise de pouvoir un peu partout de la bêtise la plus crasse, se font en opposition dialectique à la période précédente et la rationalité démocratique (Sciences, Droit, économie) se définissant d'ailleurs explicitement comme anti-woke (anti-antiracisme, anti-écologie, etc). On le voit en particulier avec le retour de bâton d'un féminisme devenu pourtant incontournable dans notre modernité mais qui bouscule les sociétés traditionnelles et provoque une agression inédite contre les femmes - et pas seulement dans les pays musulmans qui clairement touchent au délire dans la volonté d'effacement des femmes et de refoulement du sexe. Il est cependant vraisemblable que cette fièvre réactionnaire qui n'a pas épargné les USA (ce qui devrait accélérer leur déclin?) se révèle un passage nécessaire pour rebâtir un nouvel ordre mondial universaliste, capable de faire face aux enjeux écologiques planétaires, avalisant définitivement l'unification du monde par les technologies numériques reliant la Terre entière. La régression réactionnaire n'a pas d'avenir, ce n'est donc pas la fin du progrès et on peut même penser que cela participe plutôt de sa consolidation à plus long terme.
Il y a toujours eu des conflits, des violences, des guerres - notamment au nom de croyances et de vendettas chez les chasseurs-cueilleurs, avant de s'attaquer aux stocks des agriculteurs puis de constituer des empires. La vie n'a jamais été ce dimanche de la vie ennuyeux imaginé par certains anthropologues rousseauistes, les temps de paix ne durant pas plus d'une génération la plupart du temps. L'évolution est toujours violente, ce n'est pas un long fleuve tranquille suivant un chemin tout tracé, simple développement de ce qui était au départ, mais au contraire le résultat de la pression du milieu, de la confrontation avec ses contradictions internes et un réel extérieur, avec des phases de développement et de décroissance (un peu comme le métabolisme alterne catabolisme et anabolisme). "La loi des milieux naturels et humains n'est pas l'équilibre qui les fige, mais le déséquilibre par lequel ils évoluent" (René Passet, Les grandes représentations du monde et de l'économie à travers l'histoire, p901). C'est pourquoi on peut dire que ce sont les fous qui font l'histoire ou les extrêmes, en introduisant le désordre dans l'ordre ancien pour en constituer un nouveau, le mettre à jour, mais le monde ne dure que par les modérés, comme le soulignait Valéry, c'est-à-dire par la rationalité. On ne peut en rester à un point de vue unilatéral et figé comme si tout était joué d'avance et bien connu de nous. Il faut penser à la fois un progrès cumulatif relativement continu sur le long terme et une inévitable dialectique à plus court terme où règnent les conflits, les déconvenues et les effondrements. C'est ainsi que l'histoire avance dans le bruit et la fureur, en premier lieu donc les guerres qui façonnent les empires, force brute qui gouverne toutes choses (du moins a toujours force de loi en dernier ressort) et qu'on ne peut par conséquent ignorer mais qui, par contre, nous ignore et se moque bien de nous. Evidemment, ce n'est pas un savoir efficient et plutôt opposé à l'action. Il est impossible d'adopter ce point de vue de Sirius, cette connaissance supérieure (du troisième genre) dans une actualité qui oblige à choisir son camp et non à reconnaître les vertus de l'ennemi et de supposés lendemains qui chantent. Invoquer la dialectique pourrait n'être ici effectivement rien d'autre qu'une façon de ne pas accepter la défaite en pariant sur un avenir bien incertain où le perdant d'aujourd'hui demain sera de nouveau triomphant...
Il faut en passer par la défaite pour changer, se remettre en cause, abandonner ses utopies et ses outrances. En tout cas, il apparaît profondément fautif d'identifier le sens de l'histoire hégélien à un processus continu dépourvu de dialectique et du tragique de l'existence. Dans un contexte plus dramatique que le notre, une des origines de la dialectique (qui en a plusieurs) a été pour Hegel la grande déception de son enthousiasme pour la révolution française quand elle débouchera sur la réaction thermidorienne et l'Empire. Cela le plongea dans une profonde dépression avant de comprendre que finalement l'empire napoléonien ne restaurait pas la royauté de droit divin mais propageait les principes rationnels de la Révolution avec le Code Civil. Cette ruse de la raison implique là aussi que nous sommes les jouets de l'histoire plus que ses acteurs mais certainement pas que tout est perdu quand on a perdu une bataille. Par contre cela implique la nécessité pour toute force de rencontrer une force opposée qui l'arrête dans son élan pour corriger ses excès et rappeler ses limites. Ainsi, on ne peut nier que la critique de la libération sexuelle aura cette fois-ci permis de remettre au premier plan un consentement sans lequel il n'y a pas de libération. Les choses ne sont pas simples mais contradictoires et réflexives, feedback du réel dans le savoir. Si Hegel cite volontiers Héraclite comme l'inventeur de la dialectique, c'est quand même surtout de son condisciple Schelling qu'il héritera une conception dialectique de la vie ("La vie naît de la contradiction dans la nature, mais elle s'éteindrait d'elle-même si la nature ne demeurait pas en lutte avec elle"), présence non seulement de l'effort mais de la mort au coeur de la vie tout en sauvant le sens, l'espoir d'un progrès qui se nourrit de ses épreuves et intègre la résistance au changement, "ralentissement" assurant une certaine stabilité au changement lui-même, le consolidant donc. Sauf qu'une conception trop abstraite de la dialectique nous fait là encore oublier le moment négatif de déchirement, les périodes sombres de désespoir et toute la souffrance endurée, au nom d'une issue finalement positive et dans une sorte de théodicée un peu trop béate où tout ce qui arrive est bon par principe et nous rapproche de nos buts comme de la fin de l'histoire rêvée. Au contraire la dialectique nous assure que ce que nous pensons et croyons savoir sera contredit et mis en accusation. "Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre" (Phénoménologie p40).
En fait, l'embêtant avec la dialectique, c'est que ça marche trop bien, sur trop de plans différents, "réduite à un schéma sans vie" ayant perdu tout contenu et caractère concret pour ne plus être qu'une "nuit où toutes les vaches sont noires". Il n'y a pas bien sûr qu'une seule dialectique tout comme il n'y a pas qu'un seul cycle. Il faut insister sur le fait qu'il y a plusieurs dialectiques aux logiques et causes différentes qu'il ne faut pas se précipiter à confondre ni toujours réduire à la triplicité (la dialectique ayant plutôt cinq temps dans la Logique). De même le concept de négation est trop général et abstrait pour s'appliquer de la même façon aux dialectiques idéologiques (sociologiques, politiques) et matérielles (économiques, écologiques, etc). Parler de négation a l'intérêt de pouvoir retrouver arithmétiquement le positif par la négation de la négation, mais c'est assez trompeur et travestit une négation qui est toujours partielle, ce pourquoi il est bien préférable de parler d'aufhebung (de transformation, de correction ou de dépassement) à condition de ne pas gommer sa négativité, sa part de reniement et de douleur dans l'opposition au passé. Cependant, la simple négativité, même pensée comme négation de l'entropie, ne rend pas compte de la spécificité des cycles biologiques, écologiques, sociaux passant de l'expansion au déclin ou à l'explosion et qu'il faut examiner de façon plus concrète.
Ainsi, le retour à un cycle de violence dans de nombreuses régions a relancé l'intérêt pour la théorie statistique de Peter Turchin, appelée cliodynamique, qui annonçait ce retour aux alentours de 2020, cycles à peu près centenaires qui commenceraient par l'enrichissement et le développement initial de la classe moyenne et des élites - avec la montée de la corruption - jusqu'à rencontrer une limite qui appauvrit les classes populaires et surtout déclasse les nouveaux venus ne pouvant plus accéder à l'élite en voie de réduction, attisant leur esprit de révolte ainsi que les tensions contre une "surpopulation" surnuméraire, avant le temps du déclin et de la désillusion renonçant à la révolte pour toute une génération sacrifiée qui s'y est cassé les dents.
Malgré une part de vérité de cette explication, il ne faut pas tomber dans le simplisme d'une cause unique, juste reconnaître l'existence de déterminismes cycliques. En effet, ce schéma, relativement proche des cycles écologiques prédateurs/proies, n'est pas tout-à-fait du même ordre que les cycles économiques de l'inflation (cycle de Kondratieff) ou ceux des "bulles spéculatives", et encore moins que les cycles idéologiques, mais ils peuvent se combiner (un peu comme les vagues scélérates où s'additionnent des vagues de différentes longueurs d'ondes). Les basculements dans l'autoritarisme réactionnaire et le chaos géopolitique relèvent bien d'une telle combinaison de facteurs et de la conjonction de différentes dialectiques. Où l'on voit, par exemple, que pour justifier son agression impérialiste, la Russie a très vite trouvé des causes idéologiques de défense des sociétés traditionnelles, en rupture avec le progressisme de la modernité (LGBT etc.), progressisme trop facilement attribué à son ennemi occidental diabolisé alors qu'il est partagé un peu partout ailleurs comme produit de la rationalisation et de la technologie. L'histoire se joue sur plusieurs scènes mais ce n'est pas l'idéologie ni le volontarisme dictatorial réclamé par les extrêmes qui sont déterminants, seules comptent vraiment à la fin les puissances matérielles, puissance économique et militaire liée aux puissances du marché, de la techno-science et des libertés (d'information et d'action) - qui rencontrent tout autant leurs contradictions. Savoir absolu de notre ignorance qui doit nous tenir en éveil et nous assure du moins que nous ne sommes pas au bout de nos peines ni de nos surprises...