Ce sont les fous qui font l’histoire

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   Kojève et la fin de l'histoire
Il est difficile de se déprendre de l'illusion que ce sont les hommes qui font l'histoire alors qu'il est pourtant si frappant de voir que, sur le long terme du moins et en dépit de périodes de régressions, l'histoire (et plus encore la préhistoire) suit des stades de développement très semblables entre civilisations - et qui ne seraient guère différents sur une autre planète. Il est malgré tout aussi évident que les hommes prennent une part active à l'histoire et aux conflits du temps. Il y a même quelques grands hommes, très peu nombreux, dont on prétend que leur rôle a été décisif, fondateurs de religions ou d'empires qui auraient "changé le monde" mais c'est prendre l'effet pour la cause, cette personnalisation de l'histoire étant du même ordre que de vouloir expliquer l'invention de l'école par l'idée folle de Charlemagne !

Le véritable agent de l'histoire est essentiellement cognitif et progrès technique (pierre taillée, pierre polie, âge du bronze, âge du fer, etc.), donc impersonnel. La part humaine serait plutôt celle de l'erreur dont on sait qu'elle est au principe de l'évolution avec la sélection par le résultat qui suit, imposant les véritables causalités matérielles après-coup. On entend souvent célébrer des innovateurs par la formule : "Ils ne savaient pas que c'était impossible et ils l'ont fait" mais la plupart de ceux qui suivent cette voie échouent bien sûr, ne restant que ce qui n'était pas impossible justement ! Par contre, alors que les sociétés originaires font beaucoup d'efforts pour ne pas transgresser la tradition, il est bien certain que, pour qu'il y ait histoire, il faut que de véritables fous furieux (ou quelques ambitieux) bousculent l'ordre établi pour le forcer à évoluer et se perfectionner.

Ensuite la ruse de la raison non seulement met l'intérêt particulier du grand homme et ses passions (sa folie) au service de l'universel mais fait triompher la vérité contre son erreur première. Ce n'est pas que le grand homme aurait une prescience qui serait en avance sur son temps, dont il n'a fait qu'épouser les contraintes, mais seulement qu'il vient au bon moment ou plutôt qu'il en est le produit, le porte-parole (on voit ces figures émerger du désastre).

Plus généralement, on peut dire que le sage n'agit pas, seuls les ignorants agissent. Alors que la compréhension de la complexité des enjeux semble bien inciter à la prudence jusqu'à paralyser l'action, les crétins osent tout (c'est à ça qu'on reconnaît les cons disait Audiard), faisant preuve de la plus grande arrogance à mesure de leur ignorance (plus on est ignorant et plus on croit aux solutions simplistes). On en a des exemples éclatants sur les réseaux sociaux et dans l'actualité où la connerie tient le haut du pavé, le discours de la raison ayant bien du mal à se faire entendre - comme souvent dans l'histoire.

La démonstration la plus flagrante du rôle de l'ignorance dans l'histoire nous a été donnée avec d'une part Obama, intellectuel brillant qui n'a rien pu faire ou presque, en dépit de son slogan présomptueux (Yes we can), et d'autre part Trump qui bouscule toutes les règles, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, prenant des risques insensés et faisant monter l'imprévisibilité. On peut y trouver des côtés positifs, mais ce ne sont pas forcément ceux que Trump s'imagine. Ainsi, en foulant aux pieds les anciens traités, il oblige à une refondation générale qui mènera inéluctablement, après une période de troubles, à l'adaptation de l'ordre mondial aux nouveaux rapports de force et donc à entériner le déclin relatif des USA (qui perdent leur statut d'hyperpuissance, même s'ils restent dominants). Cette affirmation de puissance n'est qu'un aveu de faiblesse. On peut juger que cet aveu était nécessaire mais c'est bien à l'insu de celui qui le prononce.

Si l'histoire est bien faite par des fous, ce n'est pas que l'histoire leur donnerait en quoi que ce soit raison, leur bilan étant le plus souvent catastrophique même si des progrès peuvent en sortir à plus long terme. Reconnaître leur rôle pourrait passer pour l'éloge de la folie, c'est ce dont il faut bien se garder puisque ce rôle consiste surtout à susciter des réactions contraires aboutissant à l'opposé de ce qui était visé (tout comme l'agitateur servira le plus souvent à renforcer l'ordre policier). Ils ne font que déclencher une dialectique pouvant certes aboutir finalement à un progrès, mais donner raison à ces fanatiques pour sortir de l'inaction serait assez paradoxal puisque passant par le pire avant un positif hypothétique. De toutes façons, par définition, cela ne dépend pas de nous et de nos raisons, mais seulement des fous !

Sous prétexte qu'elles seraient la condition de l'action historique, il n'y a pas à valoriser des idéologies irrationnelles au nom d'un activisme imbécile voulant accélérer l'histoire - comme si c'était toujours une bonne chose quand on sait qu'elle avance réellement par ses mauvais côtés et sa négativité destructrice ! Passe encore quand on croyait que nous allions vers une fin de l'histoire utopique où se réconcilierait la pensée et l'être, mais ce n'est plus crédible, la fin de l'histoire se réduisant en définitive à ne plus y croire justement. Par contre, on peut s'attendre à ce qu'il soit parfois inévitable de participer à la folie ambiante quand on doit se ranger du côté de la foule. On ne peut pas rester en marge de l'histoire encore moins se mettre du côté de la défense de l'ordre établi. Il ne suffit pas de comprendre les causes de l'injustice pour s'en satisfaire et abolir la division entre l'être et le devoir être. Les révoltes ne sont pas sans cause et le plus souvent nécessaires, donc à soutenir, l'erreur vient de leurs idéologies les menant à la défaite. Qu'une fois la lutte idéologique engagée, on se trouve obligé d'y participer d'une façon ou d'une autre ne doit pas mener à nourrir les illusions.

L'action historique qui change la donne a donc toujours une part d'irrationnel du côté de ses acteurs et une part objective qui leur échappe mais triomphe toujours à la fin. On sait que pour Kojève, c'est Napoléon qui inaugure la fin de l'histoire identifiée à l'Etat universel et homogène en gestation depuis. Voilà pour la part objective - où manque l'évolution technique au moins comme Francis Fukuyama a fini par s'en apercevoir. C'est le côté subjectif de cette fin de l'histoire qu'abordent les citations de Kojève qui vont suivre, annonçant ce qui serait une sorte de fin de l'Homme en tant que néant, négativité opposée à la nature, avec la fin de l'action politique et du temps historique au profit du règne de la science (des experts), quand la pensée théorique se plie aux réalités pratiques et n'est plus négatrice, n'a plus besoin de risquer sa vie (ce que Queneau appelait le dimanche de la vie mais a fait s'engager Kojève dans l'action pratique comme haut fonctionnaire).

Si elle ne semblait pas trop absolue, cette fin de l'histoire, qui est supposée abolir le temps historique, serait ainsi la fin de l'erreur et de l'ignorance. On en est loin encore quand on voit la bêtise ambiante, la nullité des intellectuels et la difficulté à combattre les fake news. Impossible de s'accorder sur de nombreux sujets et d'éradiquer l'erreur, les croyances complotistes, climatosceptiques, religieuses, idéologiques. Il y a peu de chances qu'on y arrive complètement un jour futur mais on peut effectivement s'appuyer sur les scientifiques et il est raisonnable de penser que la disposition des données et l'Intelligence Artificielle (pas très intelligente pour l'instant) puissent aider à faire reculer un certain nombre de ces fausses vérités. Le règne de la science attendu n'est pas, en tout cas, celui de la passivité et de l'inaction mais des recommandations scientifiques, comme le Giec pour le climat, action pratique qui n'a pas de portée historique ou idéologique mais plutôt conservatrice, de préservation de nos conditions de vie. Sauf, que si l'Homme est une erreur de la nature, l'erreur en acte pas seulement en pensée, il pourrait bien être transitoire et finir par être éliminé ? à moins qu'il ne parvienne à une conscience de soi planétaire et une intelligence collective qui peinent à prendre forme...

Il faut dire que l'Homme proprement dit, c'est à dire l'Homme opposé à l'Être un et homogène spatial, ou l'Individu libre historique que Hegel appelle moi personnel (Selbst), est nécessairement Erreur et non Vérité. Car une Pensée qui ne coïncide pas avec l'Être, est fausse. Ainsi lorsque l'erreur spécifiquement humaine est finalement transformée en vérité de la Science absolue, l'homme cesse d'exister en tant qu'Homme et l'Histoire prend fin. La suppression de l'Homme (c'est-à-dire du Temps, c'est-à-dire de l'Action) au profit de l'Être-statique (c'est-à-dire de l'espace, c'est-à-dire de la nature) est donc la suppression de l'erreur au profit de la vérité. Et si l'Histoire est certainement l'histoire des erreurs humaines, L'Homme lui-même n'est peut être qu'une erreur de la Nature qui "par hasard" (liberté?) n'a pas été immédiatement éliminée. 432

En effet, je ne crois pas qu'on puisse définir le Réel proprement dit, autrement que comme l'a fait (entre autres) Maine de Biran : le Réel, c'est ce qui résiste. Or on a parfaitement tort de croire que le Réel résiste à la Pensée. Il ne résiste même pas à la pensée fausse ; et quant à la pensée vraie, elle est précisément une coïncidence avec le Réel. Le Réel résiste à l'Action, et non à la Pensée. Par suite, il n'y a vraiment de "Réalisme" philosophique que là où la philosophie tient et rend compte de l'Action, c'est-à-dire de l'Histoire, c'est-à-dire du Temps. 432-433

Hegel identifie l'Espace et l'Être-statique-donné, ce qui est banal et très cartésien. Par contre, l'identification du Temps et du Selbst (Moi-personnel), c'est-à-dire de l'Homme, est nouvelle. Mais c'est là la conception hégélienne de l'Homme = Action = Négativité. Hegel oppose ici le Moi (=Temps) à l'Être (=Espace). L'Homme est donc Non-être, Néant. Opposer le Temps à l'Être, c'est dire que le temps est néant. Mais si l'Homme est Temps, il est lui-même Néant ou anéantissement de l'Être spatial. Et nous savons que pour Hegel c'est précisément en cet anéantissement de l'Être que consiste la Négativité qui est l'Homme, qui est l'Action de la Lutte et du Travail par laquelle l'Homme se maintient dans l'Être spatial en le détruisant, c'est-à-dire en le transformant par la création de nouveautés inédites en un véritable Passé, inexistant et partant non-spatial. Et c'est cette Négativité, c'est-à-dire le Néant néantissant en tant que Temps dans l'Espace, qui fait le fond même de l'existence spécifiquement humaine, c'est à dire vraiment active ou créatrice, voire historique, individuelle et libre. C'est ce Néant aussi qui fait que l'Homme est passagé dans le monde spatial : il y naît et il y meurt en tant qu'Homme. 431-432

L'article suivant critique Kojève sans que cela remette en cause ce que dit celui-ci.

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2 réflexions au sujet de “Ce sont les fous qui font l’histoire”

  1. Il y avait aussi cette fameuse tirade :

    "La connerie à ce point-là, moi, j'dis qu'ça devient gênant."

    J'ai écouté récemment les propos de Pontalis et Green :

    https://www.youtube.com/watch?v=tKEI6dtIPVk

    https://www.youtube.com/watch?v=eTRqSTSLMhU

    Ils semblent dénier l'intérêt des neurosciences, à leur époque c'était compréhensible, ça me le semble moins maintenant.

    https://www.youtube.com/watch?v=NJ_U5rS9sus

    Ceci dit, des ahuris comme Trump rebattent les cartes, d'une façon comme un chien fou dans un jeu de quilles avec tous les risques inhérents.

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