De l’autonomie à l’écologie

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L'idéal d'autonomie, qui domine le champ intellectuel et politique depuis si longtemps, avait été mis par Castoriadis à la base de sa philosophie qui a toujours des partisans et revient dans l'actualité avec la publication de morceaux choisis sous le nom "Écologie et politique".

C'est l'occasion de reprendre la critique des fondements et de l'inconsistance, au regard d'une philosophie écologique, de philosophies de l'autonomie qui nous avaient tant séduits (chez Castoriadis comme chez Gorz, entre autres) mais qu'on retrouve paradoxalement de nos jours aussi bien dans le développement personnel ou le management que dans les idéologies révolutionnaires mais aussi sous des formes fascisantes, souverainistes, populistes, nationalistes et xénophobes, ce qu'on ne peut continuer à ignorer. De même, la prétendue "institution imaginaire de la société", qui fait de Castoriadis un peu l'héritier de Georges Sorel et du mythe de la grève générale, pourrait être tout autant récupérée par l'extrême-droite et ceci pour la forte raison que remplacer la nécessité matérielle par un conflit de valeurs arbitraires mène à la violence totalitaire, comme on a pu le montrer avec l'interprétation du marxisme par Gentile, le philosophe du fascisme.

Il y a un besoin indiscutable d'autonomie, qui est effectivement vitale comme on le verra, mais à l'idéalisme subjectiviste et moraliste au fondement des idéologies progressistes aussi bien qu'identitaires, on doit opposer le matérialisme écologique, la prévalence de l'extériorité et donc de l'hétéronomie dont il est illusoire de pouvoir se délivrer quand ceux qui le prétendent ne font que se ranger sous une autre pensée héritée, qui va de la tradition révolutionnaire au complotisme et l'antisémitisme. Il se trouve qu'en 1983 un petit livre reprenait une conférence de Castoriadis et Cohn-Bendit sous le nom "De l'écologie à l'autonomie" alors qu'il s'agira ici, tout au contraire, de passer de l'autonomie à l'écologie.

Le mythe de l'autonomie (subjectivisme)

Dans chaque culture il y a des mots surinvestis auxquels on adhère sans y penser, considérés comme s'imposant naturellement, le naturel se révélant pourtant entièrement culturel confronté à d'autres cultures ou à l'histoire. Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà - vérité d'aujourd'hui, des sciences, du Droit et du système de production, erreur des anciens, de la tradition, de nos parents. C'est le privilège de l'âge de pouvoir s'étonner à quel point ce qui nous apparaissait évident dans l'après-68 a pu se révéler de tels mots creux surinvestis comme, justement, celui d'autonomie ou une idéologie de la liberté absurde qui a donné lieu à bien des dérives (sexuelles notamment). Se battre pour une liberté concrète, juridique, n'a rien à voir avec un idéal de liberté absolue. Gagner son autonomie reste crucial en de nombreux domaines sans qu'on puisse viser une autonomie qui serait autofondatrice, créant sa propre loi, pur fantasme qui n'a aucun sens, pas plus que la prétention de penser par soi-même, alors qu'il n'y a d'autonomie possible qu'à intérioriser la loi et intégrer son autodiscipline, processus de civilisation qui est un progrès de la domestication, d'une réduction de la violence nous permettant de vivre ensemble.

La construction sociale de mots surinvestis comme ceux de patrie ou de peuple, signifiants sans signifié assignable, a donné curieusement l'illusion à des marxistes, se voulant pourtant matérialistes, qu'il suffirait d'y substituer d'autres signifiants comme ceux de "démocratie populaire" et de "travailleurs". On a vu ce que cela a donné. Sartre avait sans doute raison de voir une différence ontologique radicale entre sujet et objet mais il ne suffit pas de faire de nous le signifiant du signifié, comme si on créait notre propre langage et notre propre sens alors que nous sommes les produits de l'environnement culturel, de notre langage maternel et du sens commun. La sociologie et l'ethnologie prouvent qu'on ne choisit pas ses croyances. Croire le contraire est une erreur complète de notre représentation de nous-mêmes et des déterminismes sociaux : savoir qu'on est construit par la société ne donne pas accès à une auto-construction. Nous avons tout au plus à essayer de déconstruire après Socrate, la fausse évidence de nos concepts abstraits et généraux mais il est décidément toujours aussi difficile que du temps de Socrate d'admettre que nos représentations sont creuses et purement conventionnelles, ce qui serait pervertir et désespérer la jeunesse !

La référence à Gramsci désormais sur tout l'échiquier politique témoigne d'un idéalisme trompeur se persuadant qu'il suffirait de conquérir l'hégémonie idéologique par la dénonciation de "la fabrique de l'opinion" par une propagande étatique et publicitaire implacable contrôlant nos esprits. Castoriadis tombait déjà dans le panneau de cet idéalisme qui impute à l'idéologie la perpétuation de l'ordre établi : "le système tient parce qu'il réussit à créer l´adhésion des gens à ce qui est", ce qui est soit une tautologie, soit perpétuer l'erreur de s'imaginer que le subjectif décide de l'objectif et non l'inverse ! Ce ne serait ainsi qu'une question de volonté, magnifiant l'individu qui change le monde par la force de son esprit et de ses certitudes...

L'autre incantation magique découlant de ce subjectivisme intégral, est l'appel à la créativité supposée du peuple, du nombre, des individus et d'une intelligence collective introuvable quand c'est la bêtise qui s'affiche partout... On a été jusqu'à encourager chacun à imaginer le monde dans des nuits à dormir debout ne menant à rien sinon à étaler son ignorance en répétant des discours à la mode. D'ailleurs, le simple fait de la mode dément cette capacité créative fantasmée, y compris dans les arts soumis aux canons de l'époque. Il n'y a pas de véritable création mais seulement l'exploration d'un nouveau style dans une succession historique qui a sa propre logique. C'est très vexant mais, il faut bien le reconnaître à la fin, nous sommes effectivement les perroquets de notre époque, y compris dans ses prétentions critiques, on s'en aperçoit sur le tard, dans la déception de l'après-coup qui devrait plutôt nous inciter à nous taire - plus en tout cas que tous les bavards médiatiques - sur des processus qui nous dépassent et se passent bien de nous (procès sans sujet disait Althusser).

On est consterné quand Castoriadis n'hésite pas à prêcher comme un Pic de la Mirandole ou n'importe quel gourou : "Il faut casser la déterminité, et revoir que l’être est création, que la psyché et le social-historique sont eux-mêmes des créations". Oui, mais création de qui ? de l'Humanité ? Pas du tout, ces créations, ou plutôt émergences, sont des productions entièrement contraintes par le contexte et non l'expression d'une liberté miraculeuse. Cette exigence de s'abstraire des déterminismes sociaux, non seulement de les compenser ou les réduire, peut être considérée comme délirante mais se retrouve dans toutes les religions et correspond effectivement aux idéologies aussi bien démocratiques qu'autoritaires, se faisant un devoir de rejeter toute sociologie, qui n'a décidément pas bonne presse, pour nous rendre entièrement responsables de notre situation et notre passivité de victime.

Effectivement, subjectivisme des valeurs et créativité débordante, que partagent les avant-gardes, débouchent logiquement sur un pur activisme condamnant toute passivité assimilée à une servitude volontaire. Rien de plus séduisant là aussi, et qui peut s'appuyer sur Aristote valorisant l'activité, mais l'actualisme de la philosophie fasciste de Gentile, cité plus haut, ne procède pas autrement alors que le matérialisme marxisme présentait l'intérêt de sortir en principe de cet idéalisme mortifère comme du romantisme révolutionnaire pour s'appuyer sur des processus et faits objectifs. Où se confirme que les errements idéologiques et les erreurs philosophiques ne sont pas innocentes, ayant souvent des conséquences pratiques tragiques.

Qu'est-ce que l'autonomie (écologie)

Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant. Plus il s'enrichit en complexité et entretient par là même des relations multiples avec son environnement, plus il accroît son autonomie en se créant une multiplicité de dépendances. L'autonomie est à la mesure de la dépendance. Jacques Robin, Changer d'ère, p204

Une fois dissipées les brumes de l'idéologie, il reste à mieux caractériser ce que l'autonomie signifie vraiment au lieu de la prendre comme un donné originaire bien connu - même si l'autonomie est effectivement originaire puisque c'est une caractéristique du vivant et de son écologie, ne signifiant absolument pas une séparation, l'indépendance d'une monade isolée. En effet, l'écologie étant la négation de la séparation, de l'u-topie d'un organisme hors du monde, d'un point de vue écologique, l'autonomie n'est pas tant une exigence subjective qu'une nécessité objective, vitale, la fonction écologique de l'autonomie étant de faire le nécessaire (le choix rationnel) par un apprentissage adaptatif qui favorise ou accélère les processus d'auto-organisation ou de réaction à l'information. C'est ce que Edgar Morin appelle l'auto-éco-organisation au principe d'écosystèmes d'organismes interdépendants. L'autonomie se réduit strictement ici à l'intériorisation des dépendances extérieures, leur assimilation (Canguilhem), leur prise en charge individuelle, si possible à notre avantage (principe du libéralisme). D'une certaine façon, on peut même dire que l'écologie n'est rien d'autre que ce qui relie autonomie et dépendances. C'est d'ailleurs ce que dit l'auto-nomie pour les Grecs (et Aristote) pour lesquels l'auto-nomie est maîtrise de soi, capacité à se gouverner (au contraire des enfants, des femmes et des esclaves!). Commander c'est obéir.

Non seulement les notions de « dépendance » et d'« autonomie » ne sont pas opposées mais elles sont indissociables et c'est parce qu'on est autonome, qu'on l'est devenu dans notre jeunesse, qu'on peut perdre son autonomie quand on vieillit. On ne veut pas le voir mais l'autonomie implique un renforcement des dépendances, comme l'autonomie d'un véhicule rend dépendant de son carburant ou l'amour peut être totalement libre et totalement dépendant à la fois (André Gorz, autre chantre de l'autonomie, était complètement dépendant de sa femme jusqu'à l'accompagner dans le suicide final). Si gagner en autonomie est essentiel, pour autant cela n'a donc pas grand sens de prétendre aller jusqu'à "refuser l'hétéronomie" dont on reste entièrement dépendants (il n'y a pas d'accès direct à l'être). L'idée de table rase, de tout reprendre à zéro est absurde. Nombreux sont ceux qui poursuivent un idéal d'autonomie et de liberté inatteignable. Ces absolus illusoires ne peuvent qu'échouer et détourner des véritables enjeux (crises économiques, climat, pandémie, autoritarisme). Certes, le manque d'autonomie est insupportable, ne pouvoir faire ce qu'on veut faire, ce qu'on croit qu'il faudrait faire. Cela ne fait pas de l'autonomie un but en soi mais permet, selon le principe de subsidiarité, de faire appel à l'autonomie des acteurs, à leur engagement et leur capacité d'initiative pour mieux coller au terrain et réagir sur le champ.

Il faut ajouter qu'au-delà de l'autonomie animale ou personnelle, il y a une autonomie qui n'est pas naturelle mais résulte d'une production sociale de l'autonomie (éducation, protections sociales ou liens de dépendance, Etat de Droit). Louis Dumont remarquait que les sociétés hiérarchiques ou mafieuses basées sur la dépendance des personnes donnaient une certaine protection et indépendance des choses en cas de coup dur alors que dans les sociétés libérales l'indépendance des personnes se paye en dépendance des choses (à laquelle tente de remédier la sécurité sociale). On peut se délivrer ainsi de dominations et de contraintes sociales mais pas de la soumission aux lois, libertés objectives qui ne sont pas l'infantilisme de La Boétie mais la domestication rationnelle sans laquelle il n'y a pas de société viable ni de capacité d'action collective. Non, les guerres de religions ne sont pas préférables à l'ordre établi et les garanties du Droit.

Après le mythe de l'autonomie d'action (à la fois assez large et forcément limitée), il faut s'en prendre au mythe de l'autonomie de pensée (à la fois principielle et illusoire) qui en est bien distincte mais, tout comme on imagine une autonomie d'action absolue à partir du renversement d'une domination, de même on imagine une autonomie de pensée à sortir de la religion ou d'anciens préjugés. Hélas, la critique de la religion et des tyrannies ne suffit pas à donner accès à la vérité et la démocratie. On le voit bien à l'ère des réseaux où la critique du système prend des formes complotistes délirantes. La confiance des Lumières dans la raison était excessive et manquait d'auto-critique, il ne suffit pas d'idées claires et distinctes ni, comme nous l'enjoint Kant, de sortir de notre minorité et d'oser savoir (sapere aude) pour ne pas croire à des conneries comme la désignation d'un bouc émissaire. Contrairement à l'opinion commune, les progrès de la science, gagnés pas à pas contre nos évidences premières, après de longues polémiques, ne dépendent pas du tout de nous, d'une révélation individuelle alors qu'elle est identique dans tout l'univers. Les véritables savoirs, qui sont pour Socrate ceux de l'artisan, savoirs pratiques qui se règlent sur leur objet, confrontés à l'hétéronomie de la matière, à la dureté du réel et à la reproduction scrupuleuse de la technique apprise, ne sont pas non plus inventés, en effet, mais appris et entièrement dépendants de l'époque comme du niveau de développement.

Autonomie et démocratie

On arrive au principal, la confusion de l'autonomie et de la démocratie. C'est, en effet, en politique que la revendication d'autonomie et d'indépendance est la plus pernicieuse, charriant bien des illusions par l'opposition simpliste entre eux et nous, créant une fausse impression d'unité. On trompe les citoyens des démocraties en leur faisant croire à l'autonomie et la souveraineté dans un monde interconnecté (le Brexit l'éprouve). Déjà, dans "Le politique", Platon montrait que la souveraineté, définie par le pouvoir de transgresser les lois pour le meilleur, pour adapter comme l'artisan leur généralité aux circonstances particulières, ne pouvait être que le fait du trop rare prince-philosophe, ayant acquis la science de l'art politique, alors qu'en démocratie le règne de la multitude où "le pouvoir y est éparpillé entre mille mains", empêchait l'unité de la volonté - ce qui est, comme il le souligne, malgré tout bien préférable à un mauvais souverain et aux habituels pouvoirs tyranniques. Sinon, l'autonomie du pilote ou du général, lui permettant d'innover et de réagir rapidement, n'est pas celle d'un choix arbitraire ni de préférences individuelles mais de coller au terrain et d'appliquer ses connaissances, très loin d'une souveraineté du peuple imposant sa soi-disant volonté générale. C'est d'ailleurs la leçon des révolutions qui prétendent à chaque fois donner le pouvoir au peuple, comme si cela avait un sens, et ne faisant la plupart du temps qu'appeler de nouveaux dictateurs (césarisme). Pour relativiser le principe d'autodétermination des peuples qui semble si évident et la base même du droit international, il faut rappeler qu'il a pu être utilisé par Hitler (et Poutine, etc) pour annexer des territoires et n'a souvent mené que du colonialisme aux colonels, loin de l'autonomie supposée.

Le mythe de la démocratie et de la libération des peuples n'a pas manqué de partisans convaincus depuis la Révolution Française et le printemps des peuples. Si les luttes pour l'autonomie, la démocratie, le communisme ont (relativement) échoué, ce n'est pas qu'il manquait de grands esprits ni de volontés décidées de se délivrer des nécessités et dominations, mais qu'il y avait erreur sur la politique et la démocratie. La citation ci-après de Castoriadis l'illustre de façon presque caricaturale dans sa conception idéalisée de la démocratie grecque transformée en poursuite de l'autonomie et d'une auto-fondation de la cité, de la communauté des citoyens, alors qu'il ne s'agissait pas du tout de cela, la démocratie et l'autonomie locale n'étant pas une question de volontarisme ni de valeurs égalitaires mais bien d'efficacité et de paix sociale.

La philosophie et la démocratie sont nées à la même époque et au même endroit. Leur solidarité résulte de ce qu’elles expriment, toutes les deux, le refus de l’hétéronomie ̶ le rejet des prétentions à la validité des règles et des représentations qui se trouvent simplement là, le refus de toute autorité extérieure (même, et particulièrement, « divine ») et de toute source extra-sociale de la vérité et de la justice, bref la mise en question des institutions existantes et l’affirmation de la capacité de la collectivité et de la pensée de s’instituer elles-mêmes explicitement et réflexivement. Pour le dire autrement : la lutte pour la démocratie est lutte pour un véritable autogouvernement. La visée de l’autogouvernement n’accepte aucune limite externe, l’autogouvernement véritable entraîne l’auto-institution explicite.

La grandeur de la démocratie consiste à reconnaître ce fait philosophique fondamental : il pose et dit le droit à partir de rien.

Proclamer la « fin de la philosophie », c’est affirmer la fin du projet social-historique de la liberté ou de l’autonomie [...] Finalement, parler de la fin de la philosophie, c’est parler de la fin de la démocratie (comme projet) et de la politique (comme activité lucide visant l’institution de la société).

Cette présentation biaisée de l'histoire peut paraître assez convaincante, sauf qu'elle n'a rien à voir avec la véritable histoire. Sans parler du fait que la démocratie a toujours existé dans des petits villages égalitaristes, la démocratie athénienne, qui est l'institution d'une démocratie inégalitaire (isonomie), ne résulte pas du tout de luttes pour l'autonomie - même si des révolutions contre des tyrans la rétabliront ensuite, non sans dérives (notamment religieuses). La démocratie de Solon à Clisthène est un système octroyé par des aristocrates (tout comme Périclès), visant un équilibre social (évitant la stasis, la discorde ou la guerre civile), plus qu'une autonomie acquise de haute lutte. C'est encore moins une sortie de la religion, malgré le déclin des royautés de droit divin au profit de pouvoirs militaires depuis la fin de la civilisation mycénienne. Les enjeux étaient tout autre, notamment pour décider de la guerre en impliquant ceux qui la font. Les origines du miracle grec sont très matérielles (y compris l'introduction des voyelles dans l'écriture).

De même, avant les stoïciens, on ne peut faire de la philosophie une quête d'autonomie (de pensée) quand elle consistait à reconnaître son ignorance et qu'elle était quête de vérité et de justice sous la conduite d'un maître. L'idéal d'autarcie est bien présent mais au niveau de la cité (quoique contradictoire avec des cités commerçantes). De plus, il n'y a pas eu tellement de philosophies démocratiques, il paraît donc absurde d'aller prétendre que "Proclamer la «fin de la philosophie», c’est affirmer la fin du projet social-historique de la liberté ou de l’autonomie [...] Parler de la fin de la philosophie, c’est parler de la fin de la démocratie (comme projet) et de la politique (comme activité lucide visant l’institution de la société)". Ce qui relie la philosophie à la démocratie est bien plutôt le régime de la discussion publique, ce qui est autre chose. La revendication actuelle d'autonomie évoquerait d'ailleurs plutôt Nietzsche que Descartes, s'avouant simple volonté de puissance, volonté de volonté qui tourne à vide. Il y a certes dans les systèmes philosophiques des tentatives de refondation du monde sur notre propre raison mais qui reprennent beaucoup des pensées héritées. La prétention de se fonder sur soi-même est tout simplement délirante et identifier la démocratie au débat rationnel et l'autoréflexion s'éloigne trop du spectacle lamentable qu'elle donne si souvent.

Il ne s'agit pas de noircir le tableau des démocraties qui restent les meilleurs des régimes (le pire des régimes à l'exception de tous les autres) mais de ramener les procédures démocratiques à leur réalité et leurs causes matérielles, non à des valeurs arbitraires alors que liberté, égalité, fraternité s'imposent objectivement, concrètement, donc de façon très spécifique et limité à chaque fois. Ce n'est pas une vertu morale apprise, comme on s'en persuade, mais la simple raison qui nous attache à ces exigences jamais satisfaites – de vérité, d'autonomie, de justice.

Dans le mythe d'une institution imaginaire (révolutionnaire) de la "société" qui se fonderait sur elle-même et une autonomie u-topique, hors du monde, Castoriadis reste clairement dans la métaphysique et un relativisme des cultures, des valeurs, des imaginaires (tout comme chez Herder) aux dépends à la fois de l'universel et des causalités extérieures, de la pression du milieu qui en fait une culture datée, lui donne son caractère historique. "Je pense que chaque culture, toutes les cultures ont une valeur égale, ou mieux incomparable ; que, bien entendu, chaque collectivité, chaque nation, chaque peuple a à trouver sa voie". Cette justification de l'auto-détermination des peuples dans leur diversité paraît aller de soi et n'a guère été interrogée mais n'est pas tenable jusqu'au bout.

Le problème est simplement de supposer qu'il y aurait un peuple, même réduit à l'auto-affirmation identitaire de son appartenance (comme chez Fichte), ce qui n'arrange rien, ni qu'il pourrait y avoir une véritable unité collective (excluant ceux qui n'en sont pas) sinon contre un ennemi commun, alors qu'il y a juste des habitants ou citoyens dans leur diversités et dissensions qu'il faut arriver à faire vivre ensemble par des procédures électorales se substituant aux confrontations violentes. S'il n'y a ni peuple, ni unité collective, il ne peut y avoir non plus d'auto-gouvernement, ce qui est une blague vite détournée par quelque dominant ou corrompu. Sauf à un niveau très local, et encore, on ne voit dans les démocraties que l'expression de partis opposés départagés par le vote - ce qui n'est déjà pas si mal.

Il doit être bien clair que ne pas adhérer aux idéologies de la liberté ou de la démocratie, à leur imaginaire fantasmatique, ne peut viser qu'à défendre leur réalisation effective et lutter pied à pied pour les étendre. La question n'est pas de notre passion de la liberté mais du réel qu'elle rencontre. S'il faut être fondamentalement anarchiste et démocrate, il faut bien tenir compte de ce qui y fait obstacle, des rapports de force et contraintes matérielles tout comme de la connerie humaine hélas incontournable (dogmatismes, préjugés, boucs émissaires, conspirationnisme). Si céder aux séductions de l'idéal est trompeur et contre-productif, il ne saurait être question de renoncer à notre autonomie et la volonté d'être actif, ni même à essayer d'être créatif et de nous distinguer, mais d'éviter d'en faire trop et en reconnaître non seulement les limites mais qu'il peut être préférable dans d'autres situations d'abandonner un peu de notre autonomie ou de s'abandonner à la passivité du spectateur ou de l'exécutant, de s'adapter enfin à l'extériorité, ce qui n'est pas déchoir de notre humanité ni aliénation de notre liberté.

Ce n'est pas non plus négliger la part de l'imaginaire qui oppose les représentations, les récits des camps ennemis. La subjectivité et l'intentionalité sont bien structurantes, on peut parler d'un constructivisme phénoménologique mais seulement jusqu'au moment où il se réalise et rencontre le réel, l'effectivité pratique. C'est le retournement final de la logique hégélienne où l'esprit théorique qui voulait commander au monde se résout à l'action pratique qui épouse les possibilités du moment et le mouvement de l'histoire. L'idéologie révolutionnaire surestime beaucoup trop le pouvoir qu'elle veut prendre et son autonomie du reste du monde. S'il ne s'agissait que de s'agiter pour rien, pour au moins dénoncer les injustices et l'intolérable, mais il arrive souvent qu'on ne fasse qu'empirer les choses et soutenir un régime autoritaire en croyant mettre le peuple et la justice au pouvoir (la religion ou l'idéologie).

Autonomie et production (information)

Le problème de l'autonomie, c'est que nous ne sommes pas seuls au monde et qu'il y a une multiplicité des autonomies (pas seulement des autres gens ou nations, mais de l'économie, du Droit, du pouvoir, des sciences et techniques, etc). Norbert Elias allait jusqu'à expliquer le sentiment de liberté de l'individu par la multiplication des contraintes qui pèsent sur lui et entre lesquelles il doit arbitrer sans cesse, faire des choix (choisir, c'est renoncer). De nos jours on dénonce de plus en plus l'autonomie des GAFA qu'on va chercher à brider par le Droit mais qu'il ne suffit pas de condamner, de même qu'on peut déplorer la mondialisation et vouloir l'équilibrer par la relocalisation mais pas faire comme si on pouvait s'en abstraire, l'intégration de l'économie mondiale depuis la chute du communisme réduisant drastiquement (pas absolument) l'autonomie des pays.

De même, ce n'est pas parce que nous ne sommes plus dans des "sociétés disciplinaires" que notre autonomie est aussi grande qu'on pourrait l'imaginer dans nos "sociétés de contrôle" mais cette obsession de l'autonomie ne descend pas du ciel. Comme toujours, ce qui nous semble si naturel dans l'idéologie de l'autonomie est le reflet de notre réalité sociale et du système de production. Le besoin d'autonomie de l'individu a beau être puissant, l'idéologie de l'autonomie procède bien des exigences des évolutions de la production à l'ère de l'information où l'autonomie devient complètement essentielle. Pour Deleuze, avec son outrance coutumière, l'information est assimilée à un mot d'ordre et au contrôle, ce qui est comique alors que l'information est au principe de l'autonomie du vivant et de son orientation dans son milieu extérieur, indispensable pour déterminer sa propre conduite de façon autonome justement.

Certes, ce monde de l'information nous fait éprouver à quel point notre autonomie, pour être bien réelle, est très limitée et dépendante de son milieu social et matériel. Il y a même avec le libéralisme une autonomie subie qui nous culpabilise et n'a rien de drôle, menant à une fatigue d'être soi croissante, ce dont témoignent les thérapies de l'autonomie et tout ce qui relève du développement personnel dont on est envahi et qui remplace les (fausses) promesses de l'utopie sociale, comme des luttes contre l'aliénation, cette fois par le bonheur sur commande d'une discipline plus ou moins abêtissante ou de l'emprise psychologique. Pour l'autonomie, on repassera. L'autonomie heureuse n'est donc pas si naturelle nourrissant plutôt la nostalgie régressive des dépendances familiales. Non, l'autonomie nous est imposée par l'existence matérielle et sociale et, pour cela, par l'idéologie aussi qui voudrait l'identifier à notre humanité alors qu'on est à peu près tous voués à la perte d'autonomie avec l'âge...

De l'autonomie à l'écologie

Cette réévaluation de l'autonomie, de ce qui fait sa nécessité contre son idéalisation trompeuse, doit mener à la réinscrire dans son milieu, à passer d'une autonomie individualisée à une philosophie écologique, aux contraintes et causalités extérieures où l'autonomie n'est plus une fin en soi mais au service de finalités externes, plus ou moins imposées, où la multiplicité des organismes et processus autonomes oblige à prendre en compte leur écologie et leurs interdépendances. Répétons-le, il ne peut être question de minimiser notre besoin d'autonomie, autonomie à laquelle on tient plus que tout, acquise dans l'enfance et qu'on perd dramatiquement en fin de vie pourtant. Il est question seulement de la relativiser, de la sortir de la subjectivité et de son arbitraire pour la restituer à son environnement naturel, social, technique, idéologique.

La pandémie actuelle est d'ailleurs là pour nous rappeler qu'il n'y a pas d'organisme isolé, faisant apparaître bien sordide la focalisation sur notre petit destin personnel et les ambitions de carrière devant les décès de masse, un peu comme la guerre dont Hegel expliquait la nécessité "comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles", l'angoisse devant le Maître absolu et la finitude de nos vies nous rappelant à notre existence spirituelle, universelle et morale, au-delà des corps périssables et de nos instincts animaux.

Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s’évaporer l’esprit, il faut de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent du Tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit dans ce travail imposé donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là éthique, il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans la force. Phénoménologie II 23

Pas besoin de guerre cependant pour éprouver notre fragilité, on le voit à chaque catastrophe suscitant des élans de solidarité collective. Cette épreuve de la dureté du réel, de son caractère étranger, hostile, menaçant, nous sort d'une auto-référence subjective qui tourne à vide, ne trouvant aucun point d'appui. Le réel existe qui fait irruption dans nos vies et dérange tous nos plans, met un terme au beau roman qu'on se racontait (mais cette vie déjà vécue nous plongeait dans un terrible ennui), il nous prive du bonheur auquel on aurait droit depuis l'enfance et nous sort du monde de l'esprit dans son mauvais côté imaginaire, celui des belles histoires qu'on se raconte et de nos croyances naïves comme celle d'une autonomie livrée à notre subjectivité capricieuse et qui nous séparerait du reste du monde.

Au lieu de l'auto-admiration narcissique d'une prétendue indépendance d'esprit - revendiquée aujourd'hui par une droite décomplexée, transgressant le politiquement correct (on ne peut plus rien dire), mais qui ne fait sinon qu'adopter les codes de la marginalité et de ses préjugés ou théories foireuses - nous pouvons poursuivre d'autres finalités (collectives) que celle d'une autonomie rebelle à tout, mettre plutôt notre rébellion et notre autonomie au service de ces objectifs, que ce soit pour améliorer, embellir le monde, le réparer, sauver des espèces, des écosystèmes, aider les autres, être solidaires, lutter ensemble, combattre les dominations et les injustices, créer des organisations, des dispositifs utiles, etc. L'autonomie des acteurs y est bien indispensable mais n'est plus qu'un moyen au service de nos fins (collectives).

Ce n'est pas dire qu'il n'y aurait pas pour chacun un devoir de liberté essentiel, devoir d'être libre qui se confond avec le devoir moral tout simplement (et non avec le principe de plaisir), devoir moral combinant l'autonomie de l'intention à l'hétéronomie de la loi morale. Sans liberté pas d'amour, sans l'autonomie de l'interlocuteur, pas de dialogue possible ni de témoignage fiable, ni de responsabilité. Par structure nous devrions effectivement tous être des anarchistes convaincus dans notre tête, à condition pourtant de ne pas prendre nos désirs pour la réalité et nier le poids de nos déterminations ainsi que les échecs des expériences libertaires. Il nous faut bien reconnaître les contradictions des multiples autonomies et l'extériorité du monde, l'impossible sur lequel on se cogne et l'urgence qui nous mobilise sur des enjeux bien réels de notre temps, avec des possibilités limitées (politiques, économiques, écologiques) dont notre rôle est d'essayer de tirer parti - toutes choses objectives relevant de la nécessité et des recherches scientifiques plus que de la liberté ou de notre subjectivité plus ou moins bien intentionnée, avec ses idéologies morales qui pavent notre enfer de leurs promesses illusoires.

L'enjeu politique principal à notre époque de globalisation des réseaux et de gouvernance mondiale face aux risques pandémiques, écologiques et climatiques, est bien en tout cas de revenir sur ce concept d'autonomie et sa critique quand l'inspiration libertaire initiale est récupérée par l'extrême-droite aspirant à des démocraties majoritaires autoritaires et xénophobes (illibérales et identitaires) qui prétendent décider de tout par-dessus l'Etat de Droit et défendre leur souveraineté contre la séparation des pouvoirs et le reste du monde. Concrètement, et de manière très précise, la critique de l'autonomie et sa compréhension écologique, permet d'opposer explicitement à ces démocratures uniformisantes, une démocratie des minorités respectueuse de leurs droits où, il s'agit d'impliquer les populations concernées et susciter leurs initiatives, au lieu de poursuivre une démocratie directe souveraine où la majorité déciderait de tout d'en haut sans rien y connaître. C'est sans doute renoncer à l'exigence morale hors d'atteinte de changer le monde du tout au tout, de sortir du système (de production), mais ne pas empirer les choses au moins et sauver ce qui peut l'être, peut-être ?

PS : On s'est inquiété avec raison si je réduisais le réel au matériel, ce qui n'est pas du tout le cas, l'utilisation des mots matériel et matérialisme est une facilité, une image, une métaphore pour parler d'un réel extérieur incontournable qui est aussi bien logique, symbolique, etc. Le réel, c'est l'impossible sur lequel on se cogne.

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