- Permanence et diversité des religions
 Les religions sont une réalité massive impossible à ignorer puisque correspondant à un stade décisif de notre développement cognitif au même titre que les mythes. C'est d'abord en effet le produit du langage narratif, de sa grammaire permettant le récit du passé et se substituant au langage simplement phonétique qu'on peut dire encore animal, ne servant que de signal ou de désignation (nomination). Ce n'est pas qu'il était impossible avant de représenter des scènes de chasse en combinant images et gestes, mais le langage narratif ouvre au foisonnement des récits et de leurs univers parallèles, récits du lointain ou de l'invisible, monde du sacré opposé au monde profane (visible, matériel, immédiat), mais faisant exister un monde commun qui est un monde de l'esprit, de la culture, avec un langage commun à des groupes élargis qui en assurent la pérennité et la complexification. C'est sans doute la véritable fondation de notre humanité, plus que l'outil - et bien plus récemment, un peu plus de 100 000 ans sans doute jusqu'à 40 000 ans pour Alain Testart car il se produit une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (Avant l'histoire, p234). Ainsi, société, culture et religion ("l’état théologique ou fictif") seraient indissociables à partir d'un certain stade pour des êtres parlants qui se racontent des histoires.
Les religions sont une réalité massive impossible à ignorer puisque correspondant à un stade décisif de notre développement cognitif au même titre que les mythes. C'est d'abord en effet le produit du langage narratif, de sa grammaire permettant le récit du passé et se substituant au langage simplement phonétique qu'on peut dire encore animal, ne servant que de signal ou de désignation (nomination). Ce n'est pas qu'il était impossible avant de représenter des scènes de chasse en combinant images et gestes, mais le langage narratif ouvre au foisonnement des récits et de leurs univers parallèles, récits du lointain ou de l'invisible, monde du sacré opposé au monde profane (visible, matériel, immédiat), mais faisant exister un monde commun qui est un monde de l'esprit, de la culture, avec un langage commun à des groupes élargis qui en assurent la pérennité et la complexification. C'est sans doute la véritable fondation de notre humanité, plus que l'outil - et bien plus récemment, un peu plus de 100 000 ans sans doute jusqu'à 40 000 ans pour Alain Testart car il se produit une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (Avant l'histoire, p234). Ainsi, société, culture et religion ("l’état théologique ou fictif") seraient indissociables à partir d'un certain stade pour des êtres parlants qui se racontent des histoires.
Il n'est pas si facile en tout cas de se débarrasser des religions comme l'espéraient les républicains rationalistes et les marxistes - assimilant la religion à l'opium du peuple et l'oppression des dominés par le clergé mais qui auront vu le retour stupéfiant, comme si de rien n'était, de la religion orthodoxe en Russie après plus de 70 ans d'athéisme pourtant (il faut dire que la religion y était remplacée par le dogmatisme du marxisme-léninisme stalinien servant d'idéologie commune). Il ne faut pas se fier à notre France déchristianisée et son improbable laïcité républicaine, héritière de nos guerres de religions. Car les religions sont diverses et se tolèrent mal entre elles, servant de marqueurs identitaires. Il n'a pas manqué de tentatives de les réconcilier ni de déclarations oecuméniques, mais l'exemple de Leibniz montre qu'à vouloir réconcilier protestants et catholiques on n'arrive qu'à se faire détester des deux camps car on ne marchande pas avec la vérité, du moins avec ce qu'on croit tel et constitué en conviction "profonde" inébranlable, existentielle.
De même, ce qui fait obstacle à la récupération des religions par le rationalisme qui prétend en incarner la vérité, c'est le fait qu'elles touchent à la vérité justement et sont liées à des groupes sociaux, des civilisations. "La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu'il tient pour le Vrai" Hegel, p151. Il est significatif que cette récupération par des athées endurcis se formule presque de la même façon chez Auguste Comte, Durkheim ou Alain, débutant par la proclamation que toutes les religions sont vraies pour en donner des explications scientifiques assez différentes mais qui ratent l'essentiel.
- Psychologisme (Alain, universel)
Ainsi, pour Alain, les raisons seraient surtout psychologiques, renvoyant la religion à une nostalgie de l'enfance, quand les adultes étaient des géants, et comme des dieux pourvoyant à leurs besoins ou répondant à leurs prières. C'est manifeste avec Dieu-le-père du christianisme mais beaucoup moins pour l'Islam ou le Bouddhisme. On voit plutôt comme des sentiments archaïques peuvent investir des figures divines. Il faut dire que le parti pris d'Alain était aussi de considérer que "Tout est vrai dans les doctrines" (p26) des différents philosophes, il suffit de le chercher plutôt que de se précipiter à critiquer. Ce n'est donc qu'un cas particulier de l'appliquer aux religions. "Si tout ce qu'on dit est vrai, s'il n'est besoin que d'y remettre la vie, et exactement de savoir ce qu'on dit, il est clair que toutes les religions sont vraies" p76. Cette interprétation qui s'en tient au contenu réduit en fait la religion à un enseignement moral comme les contes sont supposés le faire pour les enfants (mais la morphologie des contes, souvent cruels, montre que c'est leur structure qui est le plus fondamental). C'est pourquoi Alain prend pour principe que "la religion est un conte, qui, comme tous les contes, est plein de sens. Et l'on ne demande point si un conte est vrai". Et bien justement si ! Ce qui les oppose aux contes, qu'on ne doit pas croire, c'est que les religions exigent au contraire qu'on les prenne au sérieux et qu'elles soient la vraie religion, révélant la vérité (la "bonne nouvelle" de l'évangile), qu'on ait foi en elles et non pas qu'on en ait une simple connaissance intellectuelle.
Je me suis aperçu que l'interprétation allégorique promue dans "l'invention de Jésus" (qui en montrait la construction mythique) tombait en fait sous la même critique d'intellectualisme passant à côté de la nécessité pour la religion d'une foi qui sauve (à l'opposé du gnosticisme réduisant la vérité au savoir). L'interprétation allégorique de la religion comme récit mythique relève de l'évidence rationnelle mais consiste à chercher l'enseignement d'une vérité universelle (ésotérique) derrière ses paraboles fictives particulières (exotériques) qui la distinguent des autres religions. C'est chercher l'esprit de textes qu'il ne faudrait pas prendre à la lettre (la lettre tue, on ne le voit que trop). Sauf que c'est rater ainsi la raison sociologique de la diversité des religions (des peuples berbères se sont convertis au judaïsme pour se différencier du christianisme romain), ainsi que la fonction de la religion comme garant de la Vérité et de la Loi, dont la psychanalyse a montré toute l'importance. C'est aussi ce que ratait Aristote en expliquant le besoin religieux par l'expérience intérieure du sacré, de la dévotion, de l'enthousiasme, de la crainte et du respect qui nous saisissent devant la divinité, devant ce qui est supérieur aux hommes, raisons purement individuelles mais qui seraient communes (si le sentiment est individuel, le sacré est social). Cela ne suffit pas à faire une religion ni autre chose qu'une simple superstition.
- Durkheim (sociologie, relativisme)
Les explications psychologiques ne suffisent pas à rendre compte de la fonction sociale des religions, mieux appréhendée par Durkheim dont cependant le relativisme minimise trop l'incompatibilité des vérités religieuses, car c'est bien l'autorité supérieure de la vérité qui s'oppose à la laïcité, à la reconnaissance d'une vérité différente de la sienne, au compromis des croyances. L'utopie de réunir toutes les religions (car elles défendraient toutes les mêmes valeurs universelles, celles de la société) se heurte aux différences culturelles et dogmatiques impossibles à réconcilier, qui sont des différences d'appartenance, et vouloir substituer la science aux religions est confondre science et vérité, ce que beaucoup font, Auguste Comte revendiquant même cette confusion entre science, politique et religion. Le besoin de croyances partagées est plus fort que la simple raison, les sciences ne pouvant s'y substituer, ses résultats étant toujours provisoires et faisant l'objet de controverses incessantes (c'est d'actualité).
La sociologie n'a pas bonne presse, trop vexante à exhiber nos déterminations dans ce qu'on croyait libre et jusqu'à nos sentiments intimes. C'est à ce refoulement qu'on doit le relatif oubli dans lequel est tombé Durkheim (et Maurice Halbwachs) qui a réussi pourtant à donner une vue unifiée des phénomènes religieux dans "Les formes élémentaires de la vie religieuse" bien que les assimilant un peu trop aux croyances animistes alors que leur différence n'est pas seulement de degré, passant de l'immanence à la transcendance. A l'évidence, en tout cas, les religions ne sont pas une réalité psychologique individuelle mais bien un fait social global, un phénomène collectif avec ses rites, un dogme imposé et non choisi (tel prince, telle religion) même si des croyants ou mystiques se veulent plus croyants que leur Eglise et en relation directe avec leur dieu. Comme "une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n’aurait pu durer" lui aussi va jusqu'à affirmer que "il n'y a donc pas au fond de religions qui soient fausses. Toutes sont vraies à leur façon : toutes répondent, quoique de manière très différentes, à des conditions données de l'existence humaine".
De façon très hégélienne, la religion ne serait même que l'image qu'une société se donne d'elle-même, et le sentiment religieux la transfiguration du sentiment d'appartenance à cette société. Durkheim définit ainsi la religion comme "système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent" (p.65). "Les phénomènes dits religieux consistent en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent à des objets donnés dans ces croyances", croyances que ces rites associés viennent simultanément exprimer et renforcer, se manifestant en tout premier lieu par une séparation fondamentale entre le sacré et le profane. Le paradoxe, c'est que ce constat d'une croyance universelle soit d'un incroyant et d'une froide raison scientifique. "Il ne peut y avoir de société qui ne sente le besoin d'entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité" (p610), en s'appuyant sur "une sorte d’électricité qui se dégage de leur rapprochement et les transporte à un degré extraordinaire d’exaltation" (p317).
Durkheim va assez loin dans l'explication sociologique, culturelle, extérieure, de nos représentations qui ne se limitent pas à la religion car prenant naissance dans le langage commun qu'il nous faut apprendre et qui nous soumet à ses dogmes ou catégories, véhiculant une vision du monde particulière, c'est-à-dire un certain découpage du réel, qui nous lie au groupe élargi des locuteurs de la même langue :
Dans le mot, se trouve donc condensée toute une science à laquelle je n'ai pas collaboré, une science plus qu'individuelle ; et elle me déborde à un tel point que je ne puis même pas m'en approprier complètement tous les résultats. Qui de nous connaît tous les mots de la langue qu'il parle et la signification intégrale de chaque mot ? p621
La société ne peut abandonner les catégories sans s'abandonner elle-même [...] C'est l'autorité même de la société, se communiquant à certaines manières de penser qui sont comme les conditions indispensables de toute action commune. La nécessité avec laquelle les catégories s'imposent à nous n'est donc pas l'effet de simples habitudes dont nous pourrions secouer le joug avec un peu d'effort ; ce n'est pas davantage une nécessité physique ou métaphysique, puisque les catégories changent suivant les lieux et les temps ; c'est une sorte particulière de nécessité morale qui est à la vie intellectuelle ce que l'obligation morale est à la volonté. (p24-25)
Ce qui se veut un dépassement de Kant, contestant que ses "formes a priori de la sensibilité humaine" soient universelles et appliqué ici aux différentes religions, ramène la diversité des croyances à de simples différences de style au fond assez indifférentes, voire bénéfiques pour la diversité culturelle. Ce que Durkheim évacue dans ce relativisme culturel revendiqué, qui se veut ouvert à toutes les religions au nom de la science, c'est pourtant bien la prétention des religions de dire la vérité et de constituer le fait d'y croire ou non en enjeu existentiel.
Ce que ce point de vue scientifique évacue, c'est le tout autre rapport de la science à la vérité et aux convictions que les religions, convictions personnelles qui n'ont rien à faire en science. Depuis Galilée, la physique suffit à montrer comme nos convictions (aristotéliciennes) sont systématiquement réfutées par l'expérience, le réel quantique ou relativiste débordant nos capacités de représentation. La recherche scientifique est par définition anti-dogmatique, remettant constamment en cause des dogmes établis, soumis à vérification et en constants progrès. Les dogmes religieux étant sacrés, se veulent, eux, immuables et définitifs comme révélation divine, ce qui en fait des marqueurs identitaires stables. C'est bien la dimension sociale qui prime dans les religions, ce que le sociologue reconnaît mais sans voir que cela rend impossible de substituer la science aux religions. La science ne peut jouer le rôle de garant de la vérité encore moins d'appartenance à sa communauté. Il y a maldonne quand elle le prétend.
Ce n'est pas la même chose avec la morale et l'ambition de tirer de la socio-logie une morale scientifique. "C’est de la science sociale que relèvent les problèmes qui jusqu’ici appartenaient exclusivement à l’éthique philosophique. Nous les reprendrons à notre tour... Seulement, nous essaierons de la traiter scientifiquement". Cours de science sociale, 1888, p106. Cela n'est pas aussi impossible que d'en tirer une religion, et participe de la dilution de la philosophie dans les sciences, mais, justement, la religion ne se limite pas à la morale.
- Religions, politique et dogmatisme
Les religions sont tellement riches que ce n'est pas leur dimension politique, identitaire qui saute aux yeux en premier malgré sa manifestation récurrente dans notre actualité, on reste fasciné par le contenu foisonnant qui s'y greffe, cultivant la nostalgie de l'enfance et la crainte morale (méfiance des incroyants), suscitant de hautes spéculations et productions artistiques, assurant toutes autres sortes de fonctions et de rites sociaux, gratifiant les fidèles de vécus mystiques et de bonnes pratiques - tout cela étant prétendu la pure expression de la vérité divine. Le lien au pouvoir est pourtant assez clair dès qu'on y porte le regard. D'abord, comme on l'a dit, d'être religion imposée (par la cité, le prince ou l'empire). Cela devrait suffire. Rousseau lui-même pensait indispensable une religion civique unissant les citoyens d'une démocratie. La crainte de Dieu se trouve ainsi relayée très concrètement par la crainte de la force ! Cela ne veut pas dire que la religion se limite à être l'instrument du politique car elle acquiert la plupart du temps une certaine autonomie par rapport au pouvoir, jusqu'à s'y opposer ponctuellement en mettant une limite à son arbitraire. La religion incarne, en effet, le respect du dogme et des tables de la Loi, fonction religieuse complétant les fonctions militaire et productive structurant les sociétés (pas seulement indo-européennes). Cette fonction du respect des dogmes peut être assimilée à celle du respect des contrats, si important militairement aussi bien qu'économiquement. Ainsi, l'Islam débute par un contrat militaire entre tribus disparates, fondateur de l'Umma, et le dollar se met explicitement sous la garantie de Dieu (In god we trust) plus que du gouvernement. L'institution du Droit est une fonction essentielle des religions mais qui sert aussi de justification de l'ordre établi et notamment, il faut le souligner, des conquérants (juifs, musulmans, colonialisme). C'est ce qui a fait le succès des religions des vainqueurs, preuve par l'histoire, la durée, la domination, de la nécessité de l'unité idéologique du peuple colonisateur de populations locales diverses.
La croyance ne suffit pas à faire une religion comme on peut le voir avec la sorcellerie qui est combattue par les pouvoirs car elle n'est pas socialisée mais se présente comme un affrontement entre sorciers. Il ne suffit pas de prêter une intention, une volonté à tout ce qui nous arrive et lui donne un sens, ni de personnifier l'esprit du monde. C'est pourquoi l'animisme n'est pas en soi une religion. Dans les religions il faut croire au dogme officiel et se mettre sous l'autorité d'une vérité révélée comme le Dieu de Descartes garantit les vérités mathématiques. Les sciences n'ont pas cette garantie, seulement de leur effectivité, l'une ne peut pas prendre la place de l'autre puisque l'une est dogmatique, tendance originelle, l'autre anti-dogmatique et qu'on peut dire inhumaine mais beaucoup plus récente.
Le dogmatisme ne suffit pas pour autant à faire religion. Ce n'est pas pour rien, en effet, que les religions demandent non seulement d'avoir foi dans leurs dogmes, et tout ce qu'on ne peut comprendre ni voir, mais bien au-delà exigent un acte de foi dans ce qui paraît absurde (credo quia absurdum), de purs oxymores (vie après la mort, homme-dieu, vierge-mère, etc.), impossibles à accepter pour un non croyant. On ne souligne pas assez ce non-sens au coeur des religions et qui fait la fierté de ceux qui se croient capables de comprendre ce qui paraît si évidemment dénué de sens. Il faut céder sur la raison. Après cela on peut croire n'importe quoi, s'assurant de la fidélité aveugle au groupe, ce qui souligne à quel point la religion est d'abord un fait social d'appartenance avant que d'être une doctrine.
- Auguste Comte
Auguste Comte, aujourd'hui bien oublié, précède Durkheim et Alain (qui le reconnaissait comme son maître) mais s'il est intéressant de s'attarder sur lui pour finir, c'est d'une part qu'il est exemplaire de la confusion des vérités voulant mettre la science et sa religion au pouvoir, et d'autre part qu'il est le grand inspirateur du culte laïque répandu par les instituteurs de la république et sans lequel on ne comprend pas tous nos débats sur la laïcité aujourd'hui. C'est, enfin, que la confusion doit être dénoncée entre science et politique comme entre science et religion devant la tentation hygiéniste ou écologiste d'un gouvernement des savants sous prétexte qu'on a incontestablement besoin des lumières de la science (mission bien remplie par le GIEC), mais tout comme de vouloir mettre les religieux au pouvoir, l'utilisation politique de la science mène inévitablement à sa manipulation, sa corruption. Cette confusion peut être attribuée justement au fait de prétendre à une vérité scientifique, d'appeler vérité une loi certes vérifiée mais qui n'est qu'une approximation souvent et n'a rien d'un principe fondateur. Au jour le jour, les études publiées se contredisent régulièrement. Plus rarement, certes, de grandes découvertes arrivent même à contredire d'anciennes théories bien établies, étrange "vérité" pour ce qui n'est qu'un savoir en progrès.
D'ailleurs, Auguste Comte n'ignore pas l'historicité des sciences mais il croit pouvoir appeler tout de même "vérité scientifique" un savoir solide, vérifié, bien que daté. La vérité est pour lui un savoir fiable, sur lequel on peut compter, tel qu'il l'avait appris à Polytechnique, même s'il admettait explicitement que cette vérité scientifique pouvait évoluer avec le progrès des sciences (un peu comme la vérité devenue sujet historique pour Hegel). "L’esprit humain commence à peine à comprendre que la vérité puisse ne pas être immuable". C'est pourtant ce que doit être la vérité religieuse, éternelle, qui n'est pas réfutable par l'expérience ni ne peut connaître de révolutions scientifiques. Il est d'ailleurs significatif qu'Auguste Comte n'ait pas reconnu le changement de paradigme de la science de son temps, rejetant les probabilités qui allaient envahir tout les champs scientifiques, car leur vérité lui semblait trop hasardeuse.
Ce qui a permis le glissement des vérités scientifiques aux vérités religieuse, c'est sûrement la place qu'Auguste Comte laissait au dogmatisme dans la science et son enseignement. Il considérait en effet, non sans raisons, le dogmatisme comme l’état normal de l’intelligence humaine, "disposition à croire spontanément, sans démonstration préalable, aux dogmes proclamés par une autorité compétente". Cette confiance naïve est la condition de la transmission d'informations et de l'enseignement (y compris des sciences) qui se fait inévitablement de façon dogmatique, oubliant son histoire, le processus dans le résultat. "Une fois ces lois, ces faits mis en évidence, leur vérité ne doit plus être discutée". En science, comme en religion, "l’hérétique est celui qui a une opinion" (Bossuet), conception de la science pour ingénieurs qui ne font que l'appliquer, pas pour des chercheurs mettant ces dogmes à l'épreuve.
Surtout, il avait beau prôner le dépassement de la théologie et de la métaphysique par le savoir positif scientifique, le fondateur de la sociologie rêvait lui aussi d'unité sociale et voulait laisser toute sa place au coeur, pas seulement à la froide raison, reconnaissant la nécessité de la religion pour l'harmonie sociale afin de forger une mémoire collective en renforçant la solidarité émotionnelle. "Le mot même de religion indique l’état de parfaite unité qui distingue notre existence, à la fois personnelle et sociale, quand toutes ses parties, tant morales que physiques, convergent habituellement vers une destination commune" (Catéchisme Positiviste). Même à ne pouvoir qu'y échouer, il ne faut pas croire que pour cela, les religions pourraient se contenter d'enfumer les esprits, devant s'appuyer aussi sur de fortes vérités, effectives (notamment morales), et des institutions solides (notamment charitables) pas seulement sur ses professions de foi irrationnelles ou les mystères sacrés, ni même sur les rites communautaires.
Il va sans dire que cette aspiration à l'unité (unis par une vision commune du monde) est un dangereux fantasme, qui a été au principe des divers totalitarismes depuis la Terreur, ne produisant qu'une division encore plus hostile de la société, l'unité se faisant uniquement contre un ennemi commun ou bouc émissaire (la catastrophe écologique ne pourrait-elle être l'ennemi qui nous unit?). René Girard a sans doute eu raison d'insister sur la figure du bouc émissaire et l'importance du sacrifice dans les religions pour ressusciter la communion des fidèles mais ces meurtres symboliques, qui rendent vivants leurs rites et nous rendent complices d'une dette collective, ne sont pas exclusifs des religions qui ne font que s'en servir pour réaffirmer l'unité du groupe et l'adhésion à ses croyances fondatrices sans lesquelles le sacrifice n'a pas de sens. De même, un ennemi menaçant ressoude immédiatement une nation, sans plus de questions, mais, par contre, à vouloir une uniformisation identitaire, religieuse, d'un grand pays, on ne peut que susciter une multitude d'oppositions et de séparatismes avec une montée contre-productive de la répression totalitaire. L'unité nationale d'action ne coïncide pas avec l'unité religieuse de pensée. Or, pour les religions, il est clair que c'est bien la vérité dogmatique qui est en jeu, l'unité de croyances et de valeurs d'une population, obligeant à croire à des histoires fantastiques ou des oxymores absurdes. Et on doit bien constater, en dépit des protestations de René Girard, que cela produit souvent plus de violences et plus extrêmes, qu'elle n'en évite (pas seulement dans les théocraties qui l'illustrent abondamment).
De toutes façons, les choses ont bien changé par rapport à l'époque des tribus primitives, des cités antiques ou du printemps des nations (qui ne s'identifiaient plus à leur prince). L'unité de l'Empire universel de la marchandise et du numérique ne repose pas sur l'unité des esprits mais sur l'unité planétaire. Il y a déconnexion depuis quelque temps déjà du politique avec l'idéologie et la religion dans l'Etat universel (l'Etat de Droit planétaire, l'ONU, l'OMS, l'OMC, et la coordination des banques centrales), on peut dire que cela commence avec la dissidence protestante. Les tentatives de reconstituer cette unité, dont l'absence est cruellement ressentie, ne peuvent qu'échouer lamentablement ou mener au pire. C'est un fait (scientifique), la cohabitation dans nos villes et nos pays n'est plus fondée sur la philia, l'appartenance communautaire, ni sur une vérité partagée mais sur le simple respect des lois. Nous sommes à un nouveau stade de l'universalisme et de la population. Reste l'appartenance pour chacun à des groupes, des idéologies, des religions, mais qui, dans leur diversité, ne se confondent plus avec la société, ne l'organisent plus (voir la description de la sortie de la religion par Marcel Gauchet dans "Le désenchantement du monde"), ce qui d'ailleurs aurait plutôt tendance à en renforcer l'irrationnel qui ne se confronte plus à la pratique.
C'est la confusion de la science avec la vérité puis celle de "la religion comme sociologie" qui ont mené Auguste Comte, à la suite de son maître Saint-Simon, à vouloir élever la science à la religion, faire de la science un pouvoir spirituel. "La science réelle devait d'abord aboutir à la saine philosophie, capable ensuite de fonder la vraie religion". Le résultat est une religion positiviste qui mimait de façon un peu ridicule la religion catholique mais englobait à la fois un système commun de croyances et des pratiques rituelles et sociales réunissant les adeptes autour du culte de la société. Cette religion utilitaire, revendiquant sa fonction sociale, croyait cependant pouvoir se passer de Dieu : "Tandis que les protestants et les déistes ont toujours attaqué la religion au nom de Dieu, nous devons au contraire écarter finalement Dieu au nom de la religion" en mettant à la place l'Humanité existant réellement mais c'était là encore manquer la garantie de la vérité et des contrats, de l'unité du groupe, et une religion sans Dieu (comme le bouddhisme certes) est une religion sans prière ni pardon, sans le Dieu sensible au coeur justement, sans interlocuteur divin qui nous répond et nous juge, sans un autre monde au ciel des idées, enfin, qui justifierait celui-ci.
- A chacun sa vérité
En effet, si le croyant peut maudire les dieux, les trouver cruels, la foi du moins non seulement permet mais lui fait un devoir de célébrer les beautés de notre monde malgré ses injustices et ses souffrances. Seul un philosophe chrétien comme Pierre Magnard peut écrire "Penser c'est rendre grâce", car si l'on doit son existence à Dieu, nous lui devons la gratitude des enfants pour leurs parents, en dépit de tout, et de montrer notre joie, quand la pensée critique ne mène qu'à la révolte et au désespoir ne pouvant donner crédit à la pensée positive des imbéciles heureux.
Les nouvelles scientifiques étant pires de jour en jour, elles ne laissent plus beaucoup de place à l'émerveillement comme au temps du progrès triomphant. On n'en a donc pas fini avec les religions même si elles devraient changer radicalement à l'ère de l'information, de wikipédia et de google où ce qui manque encore, on le constate depuis un moment, c'est bien la garantie divine de la vérité que les scientifiques sont bien incapables de fournir aux politiques avec leurs querelles intestines (scientifiques ou politiques). La reconstitution d'un dogme scientifique prend du temps, les consensus successifs ne se stabilisant qu'après-coup, a posteriori et pour un temps indéterminé avant de nouvelles révolutions scientifiques, ce qui rend illusoire un gouvernement des savants comme de vouloir faire des scientifiques les nouveaux prêtres de l'humanité. Il est très important, et pas du tout accessoire, de prendre la mesure de l'incompatibilité entre les différents régimes de vérité de la science, de la politique et de la religion, ce qui plaide pour une véritable séparation des pouvoirs et l'autonomie de ces différents champs, difficile laïcité qui ne peut être la religion de la science.
Voir aussi Dieu et la science et La science et la vérité.
 
					 
               
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