Répétons-le, ce n'est pas par ses outrances que René Girard peut nous tromper mais bien en collant au plus près de la vérité du désir. Sa force est de s'appuyer sur la "vérité romanesque" pour réfuter le "mensonge romantique" et montrer la structure mimétique du désir. Il est certain que nous devons tenir compte du témoignage de la littérature et des mythes. On verra pourtant qu'il n'importe pas tant de constater que le désir s'origine dans l'Autre, mais comment chacun se positionne dans le jeu entre la Loi, l'objet et le rival.
Ainsi la question de la violence fondatrice ne semble pas acceptable sous cette forme et nous lui préférerons le sacrifice fondateur qui nous touche plus profondément que la rivalité imaginaire ou la force des coups. La violence n'est pas dans l'émotion animale mais dans la rupture des liens, la violation de la Loi, du pacte de parole. Ce n'est pas seulement la communauté qui se déchire et s'entre-tue mais surtout la perte des différences, du sens, de l'orientation des désirs, un effondrement du monde qui suppose un ordre préalable. Certains tabous pourraient être interprétés aujourd'hui comme une "réduction des coûts de transaction", tout comme les règles de politesse. On peut même dire que toute norme réduit les conflits, mais on ne doit pas donner crédit à l'illusion d'un monde imaginaire de rivalité bestiale, saturé de désir avant tout langage symbolique. C'est plutôt la Loi elle-même qui génère cette "panique" et son image inversée dans un chaos destructeur. La subjectivité y étant complètement impliquée, on tombe toujours sur ces questions dans la fascination et la méconnaissance qui ne sont pas seulement la fonction du sacrifice mais tout autant du désir, de la dette et de la communication en général. Il faut être attentif au fait que les lois, même divines, peuvent toujours être transgressées et, de ce fait, génèrent le désir et l'imaginaire transgressif autour duquel tout va se jouer désormais. C'est là où intervient la violence qui doit périodiquement briser la Loi pour la régénérer, faire la guerre pour goûter la paix et refaire communauté au nom d'une Loi au-dessus des intérêts privés. Le sacrifice occupe une fonction similaire aux fêtes et aux repas, moment de réconciliation autour d'un meurtre sans doute puisqu'on y tue souvent le veau, le cochon ou l'agneau mais le blé ferait aussi bien l'affaire. On ne peut dire qu'il y a toujours violence (contrairement à la fondation de nos nations et Empires par la guerre ou l'équilibre de la terreur). Le meurtre ne signifie pas tant une violence que la prise d'une vie qui passe dans l'au-delà symbolique, et réclame une vengeance qui unit la communauté dans le partage de sa dépouille, le banquet grec ou gaulois. On peut tout-à-fait soutenir que le meurtre est la plus grande des violences mais d'une part il n'y a pas toujours meurtre, et d'autre part il faut distinguer la violence comme désordre, transgression qui peut régénérer la Loi en montrant sa nécessité, de la violence comme réponse à la violence et à l'indifférenciation ou perte de la Loi, à distinguer aussi du meurtre fondateur qui réunit une communauté dans la même menace, ainsi que du sacrifice qui signifie la valeur du désir et la circulation de la dette.
Tout ceci s'articule au sens, au langage plus qu'à l'imaginaire. Croire que le désir se résume à la rivalité avec l'autre voilà qui permet de l'imaginer sans limites tout en se donnant un objet solide, mais il y a un hic, c'est que le désir de l'homme n'est pas naturel, son objet n'est pas fixe, ni assuré et pas plus la rivalité, de l'un ou de l'autre. Le désir résulte plutôt déjà de la Loi, du langage, du sacré qui peut être la cause de la violence déchaînée. Le désir est d'abord, comme le don, sacrifice, séparation, perte engagée dans l'échange et c'est ce que la violence occulte dans son extériorité qu'il suffirait de ramener à une rivalité apaisée, si ce n'est à l'amour chrétien. Ce n'est pas que la rivalité soit absente de ce que Lacan appelait la jalouissance, ni l'agressivité imaginaire, mais toujours déjà pris dans les jeux de langage où la rivalité actuelle renvoie à la répétition d'une rivalité mythique, celle de la constitution du désir dans l'Oedipe. L'objet du désir est bien un fétiche et le désir désir de l'Autre mais non dans l'immédiateté animale et bien plutôt comme désir mythique au prix d'une jouissance sacrifiée. Il est vrai par contre que le désir n'étant pas visible, c'est toujours l'autre qui apparaît autonome et le désir (narcissique) vise à s'emparer de cette autonomie mythique (perdue) pour se poser prématurément comme autonome au regard des autres.
La lecture de la Bible est intéressante, décidément inépuisable de Buber, Benjamin ou Lévinas jusqu'à Girard. Le recours au texte sacré n'est pourtant pas innocent et par son ultime recours permet de fonder onto-théologiquement une clôture du sens, comme déjà donné, qui est négation du désir dans son incertitude, sa mise en question de l'être, le sacrifice de soi qu'il exige et qui définit l'amour. On accordera donc à Lévinas que la Bible réduit la Loi à la responsabilité du prochain, dans la fragilité de son visage, alors que pour Girard le prochain n'est que le rival, l'amour étant second qui surmonte la culpabilisation de l'Autre. Il est raisonnable de voir dans la Bible, comme le montre Girard, une réflexion sur le sacrifice qui va du bouc émissaire au sacrifice de soi mais il s'illusionne sur ce qui serait ici la révélation chrétienne alors qu'on trouve la même évolution en Egypte, en Chine, en Inde, en Perse. Le sacrifice a presque partout tendance a devenir simplement représenté, symbolique, de plus en plus intériorisé comme sacrifice de soi, conversion intérieure.
Le véritable caractère du sacrifice n'est pas dans sa violence mais dans la séparation, le douloureux arrachement, et la métaphore, la substitution symbolique, le transport du sens, le bouc émissaire, la communication au-delà. Plus que violence, la destruction de l'objet est passage au symbole. S'il y a bien un fétiche, c'est quand on le sacrifie, de même qu'un mort devient sacré car il porte un sens immuable dans l'au-delà. C'est pourquoi ce n'est pas la violence du sacrifice qui compte mais son caractère anti-naturel et définitif, son caractère symbolique et donc métaphorique. On ne peut sacrifier que le meilleur et le sacrifice désigne ainsi ce qui vaut pour tous. La destruction des biens dans le potlatch a la même signification et le principe de la métaphore, comme de la valeur et du désir, c'est qu'on peut toujours trouver un autre objet de substitution pour représenter la valeur. On pourrait dire, du rôle du sacrifice dans les engagements pris solennellement, qu'il s'agit "d'augmenter les coûts de transactions pour rendre plus coûteuses les défections". En tout cas il est sensé signifier le prix qu'on y attache, le sérieux des mots et l'équivalent d'une écriture, de la signature d'un contrat. Le sacrifice ne met donc pas fin, sinon momentanément, aux rivalités qu'il oriente plutôt et avec plus de force vers le même objet, renforçant fascination et méconnaissance mais renforçant du même coup la Loi qui intériorise la violence dans ses règles. Ainsi, on peut dire du sacrifice comme métaphore qu'il fonde le fétichisme, l'objectivation, "la confusion de la carte et du territoire", du mot et de l'objet, en même temps qu'il oriente la circulation des désirs et de la dette dans une Loi instituée par ce sacrifice. Il faut insister sur le caractère de langage du sacrifice, de symbolisation qui détruit son objet, opérant la séparation nécessaire à l'échange mais signifiant aussi l'intensité du désir et la bonne foi du sacrifiant.
La critique du sacrifice et du fétichisme est une histoire aussi vieille que le sacrifice. On peut aller plus loin que le christianisme en ce sens, mais il est vrai qu'il est habité, depuis la destruction des idoles, de cette critique de la confusion du symbole et du sens dont l'incarnation sera l'exception sacrifiée. S'il ne semble pas qu'on puisse partir de l'imaginaire pour reconstituer le sacrifice, mais bien du langage et de la Loi, cela ne veut pas dire que l'imaginaire n'y a aucune part mais qui est simplement secondaire, rapport à la Loi avant d'être rapport au rival. Ainsi, il faut être prudent sur les vertus ambivalentes du symbolique et de la Loi, aussi bien du côté des anarchistes que des adorateurs de l'ordre pouvant déchaîner en déferlement imaginaire car la Loi est obstacle et modèle plus que la rivalité encore. Le caractère contradictoire de la Loi par rapport à la violence apparaît clairement avec la vengeance, le prix du sang, les représailles, l'échange des morts. On comprend bien que la menace de mort réduit les meurtres d'un côté mais, en même temps, assure la répétition d'une vendetta sans fin. On peut simplement dire que la Loi canalise la violence, lui donne des règles (oeil pour oeil). Quand à l'absence de Loi, qui ne peut être totale pour un être parlant, c'est encore pire même si cela ne mène pas toujours à l'explosion de violence mais au moins à la réduction des libertés. La question est délicate, nous le verrons, puisqu'elle engage chacun et que la Loi est à la fois bien et mal, ordre et transgression, indispensable et arbitraire. Il faut l'examiner dans son caractère historique concret et actuel du passage de la Loi à la concurrence généralisée.
L'état de nature sensé précéder le sacrifice n'est donc que pure hypothèse alors que ce serait plutôt notre réalité actuelle que cet état mythique reflète dans la perte de la Loi et la rivalité généralisée qui se déchaîne, non comme violence mais comme marché, ce qui est une différence de taille. Il ne suffit pas de constater la sécularisation générale, le désenchantement du monde, le travail du scepticisme de délégitimation du sacré, car ce n'est pas un phénomène nouveau mais commun à la plupart des décadences. Ainsi les religions perse ou chinoise on pu dégénérer en bureaucraties utilitaristes sans plus de conséquence que la perte d'influence, la conversion à d'autres religions. Ce qui distingue la tradition juive, n'en déplaise à Girard, ce n'est pas tant l'innocence de la victime (Job est d'ailleurs sumérien) que le péché originel. Ce en quoi on est bien au-delà du "désir mimétique" puisque toujours déjà pris dans la circulation de la dette, et le sacrifice devenu superflu. C'est la culpabilité qui est fondatrice du sujet du savoir, et de la responsabilité du sujet (de contredire les fautes du sens en pardonnant celles des autres). Sans cette intériorisation de la dette comme culpabilité, il ne pourrait y avoir déclin de la Loi.
La société anomique actuelle présente tous les symptômes bien connus de la désorientation et de l'isolement qui ne sont pas la créativité et la libération qu'on aurait pu espérer de cette érosion des religions-politiques. La délégitimation religieuse consécutive à la rencontre de traditions différentes pousse déjà à la désagrégation des communautés, mais plus encore l'élévation du niveau de formation qui augmente la sélection et diversifie les parcours, accentuant la division du travail et la diversité des statuts. Le marché du travail et l'individualisme salarial complètent le tableau d'un éparpillement que certains appellent avec anticipation Multitudes alors qu'on est loin encore de la conscience d'une diversité qui nous réunit. Il y a un manque de représentation des différences. Pourtant ça tient ferme. C'est que la Loi continue à régner, la dure loi de l'argent et du dollar-Roi. La désacralisation juive se dévoile n'être, en fin de compte, que le règne de l'équivalence généralisée, la réduction des rapports naturels et humains aux rapports d'argents et aux intérêts matériels. Il n'y a pas disparition de la Loi mais réduction à l'interdit de l'inceste (disparition des injonctions positives, on ne sait plus à qui se marier) où il faut voir la base de l'individualisme et du mythe oedipien. Religion de l'Empire qui, au nom d'un rapport direct à l'Empereur, détruit les corps intermédiaires et les anciennes divisions sociales, favorisant le détachement des communautés originelles ainsi que le développement des rapports marchands ou d'une "société civile" démilitarisée en s'arrogeant le monopole de la violence (Elias). Plutôt que de faire trembler les murs d'imprécations contre ce qui apparaît relever du discours marchand qui sonnerait notre fin humaine, il faut profiter de l'occasion pour remarquer qu'il ne s'agit pas d'un destin irrémédiable nous soumettant à jamais à la marchandise, comme si on se transformait en pierre, mais seulement d'un changement de discours. Ce qui signifie d'une part qu'il y aura d'autres changements de discours, et surtout qu'il n'y a pas disparition des hiérarchies dans une société de marché, comme on nous le serine, il s'agit toujours d'une imbrication des différents discours aux équilibres changeants et nous avons actuellement une domination du discours marchand, non pas la disparition des autres rapports sociaux. Certes le discours marchand prospère sur le déclin du religieux et de la Loi mais s'il n'y a plus de Loi commune, c'est tout de même bien là où il y a le plus de lois, le commerce et le travail, que se réfugie la subjectivité et le sacrifice sous la forme de la dette et du travail comme sacrifice de soi.
Le déclin de la Loi sociale et des rites de reconstitution de l'unité autour du sacrifice, de l'identification ou des luttes a pour effet de faire passer la régulation sociale de la "contrainte" (sociale) à la séduction (individuelle), condition et question du roman d'amour. Ce n'est pas qu'il manque de tentatives de reconstruire des communautés, c'est qu'il n'y en a que trop et que chacun ayant à choisir son langage ne règne plus que cacophonie dans cette trop grande Babel. L'intéressant est de constater dans ce contexte le passage de la Loi commune à la jouissance individuelle ou plutôt le déclin d'une jouissance transgressive obéissant à des codes sociaux et rites sacrificiels, pour une jouissance privée excessive et sans limite qu'il faut payer de plus en plus de sacrifice de soi jusqu'à la dépression. S'il y a bien déchaînement imaginaire et concurrence généralisée, la violence est de plus en plus intériorisée comme indifférence, et visible, la plupart du temps, seulement par télévision interposée. C'est donc en souffrances individuelles que se traduit l'absence de support institutionnel et de normes sociales ainsi que la montée de l'indifférenciation qui se paye en multiplication des conflits et des victimes, même si ce n'est pas sur le terrain animal ni politique mais dans les dures lois symboliques de l'économie que se jouent nos vies mises en concurrence. On peut voir dans cet effacement des différences et des repères sociaux, les manifestations d'une période transitoire "Les périodes de libération sexuelle précédent souvent quelque déchaînement violent"177.
Il faut regarder plus en détail cette exigence de jouissance, qui a la même structure que le sacrifice, qui en est la père-son-alisation comme scène primitive. "Toute fonction apparaît deux fois : d'abord au niveau social, puis au niveau psychologique" observe Vygotski. On pensait d'autant moins à la possibilité d'identifier la jouissance à la Loi que, de par la Loi elle-même, la jouissance se présente d'abord comme interdite, transgression, soit l'exact contraire du sacrifice qui rétablit la limite. Ce que la psychanalyse a montré, d'après Lacan, c'est pourtant bien que la Loi est nécessaire à la jouissance transgressive dans la substitution d'objet par où s'opère la circulation des désirs ; et la répression même est inventée lorsqu'elle manque, pour maintenir un désir essoufflé. Si la Loi s'identifie ainsi à la jouissance, on comprend le succès de la psychanalyse, sorte de devenir public de notre vie privée, lorsque cette jouissance ne peut plus être socialisée, lorsque la Loi vient à manquer. L'idée d'une jouissance non transgressive est le rêve de la Loi, d'un désir positif délivré du ressentiment et de la culpabilité (Nietzsche) par la grâce d'un quelconque bouc émissaire qui en expulserait le mauvais côté. On ne peut dire que ce soit tout-à-fait impossible puisque nous y sommes presque. Ce n'est pas pour arranger les choses.
C'est bien sûr une idiotie de croire trouver dans l'histoire individuelle la cause des troubles sociaux ou même de nos symptômes, conformément au mythe oedipien d'une Loi réduite à l'interdiction de l'inceste maternel. C'est pourtant bien ce qui se passe dans toute personnalisation, qui a toutes les allures du mécanisme du bouc émissaire généralisé. Chacun devient responsable de ce qu'il est devenu comme de son histoire et de ses parents même. Le père ne servant lui-même que de cause substitutive, ne peut être que défaillant à fonder une Loi partout absente. Là n'est pas l'essentiel de la psychanalyse, heureusement, mais seulement la façon de poser la question de cette défaillance du sens dans le transfert. Car ce qui importe dans l'Oedipe, ce n'est pas l'histoire mais la structure triangulaire. Seul le choix de la névrose a des racines historiques.
L'Oedipe n'est pas mis en cause par les critiques de Girard qui a sans doute raison d'axer son interprétation de la tragédie de Sophocle sur l'innocence d'Oedipe, prenant simplement sur lui les péchés du monde pour sauver sa ville selon le principe du bouc émissaire qui rétablit l'unité en dirigeant toute la vengeance sur lui. Fort bien. Tout cela n'explique pas en quoi ce qu'on lui reproche c'est justement ce que Freud décrit comme le complexe d'Oedipe qui en sortirait plutôt renforcé. Sous cet éclairage, l'Oedipe apparaît d'abord comme la fondation de la Loi, des différences et des noms qui ne doivent pas se confondre entre Père et fils, Mère ou épouse. Pas question de désir mais seulement de séparation et d'identité, savoir qui on est. Du moins la Loi nous marque dès l'origine par la place qui nous est assignée. Ce que montre la psychanalyse malgré les simplifications de Girard, c'est que se joue dans ce triangle la signification du désir, ce que Lacan appelle la Signification du phallus, où l'interdit désigne au désir son objet au prix de la castration et de l'identification au Père. Il faut insister sur le fait que l'autonomie est d'abord supposée au Père auquel on tente de s'identifier et que c'est justement ce qui nous manque, l'astre qui nous guide. Le désir n'est pas seulement rivalité, il est donc aussi histoire et répétition. La sexualité est ce qui noue désir et différence, où Foucault voyait la question de l'identité, chargée traditionnellement d'interdits organisant l'échange.
Pour Girard le désir est simplement mimétique, je désire ce que l'autre désire, alors que pour la psychanalyse, comme pour Paul, je désire ce que la Loi m'interdit. Certes la jouissance est une jouissance jalouse, un désir de désir. Kojève et Lacan sont partis de là. Cela ne suffit pas à réduire le désir à la rivalité imaginaire qui vaut surtout par l'obstacle qu'elle représente sur le chemin d'une jouissance qui consiste entièrement dans son impossibilité, sa distance, son irréalité, son caractère symbolique, son attente décidée qui est souffrance nourrie d'espoir. L'Autre ici n'est pas un rival mais bien pire, un Père castrateur, c'est-à-dire une jouissance prélevée sur le corps, à la mesure de la béatitude espérée. Sacrifice, Père, Loi ne sont pas seulement l'obstacle mais aussi bien la condition de la jouissance transgressive dans son ambivalence sacrée, productive, suréelle. Que la mère soit interdite n'a aucune autre importance que de cristalliser les fantasmes de fusion sexuelle reportés sur des substituts de la mère. Il ne s'agit que d'une opération symbolique qui n'est pas réelle mais qui objective le désir en le nommant par l'interdit. Dans ce dispositif d'objectivation, tout comme dans le désir mimétique, l'important est la façon dont on se positionne par rapport à la Loi et sa transgression comme par rapport à la fétichisation de l'objet du désir.
Pour Girard aussi, cette question de la fascination de l'objet est primordiale, dans le même sillage que Baudrillard ou même Bourdieu, le système des objets est rapporté à des rapports sociaux, des besoins de distinction, des rivalités imaginaires. Les romanciers illustrent bien la fondation du désir dans l'Autre. Est-ce de façon si immédiatement mimétique comme Girard le prétend ? Ce serait perdre toute la littérature, tous les marivaudages et perversions d'un désir qui se déploie en constructions complexes autour de son objet pour le maintenir à distance sacrée. Bataille témoigne de ce que l'érotisme est du même ordre que le sacrifice, la jouissance appartenant à la part maudite, la dépense, la perte de soi. Il ne suffit donc pas de dire que le désir est désir de désir puisqu'il ne s'épuise pas dans la rivalité mais doit signifier surtout le prix qu'il est prêt à payer pour cette fascination, cet appel à une béatitude qui nous exile de l'être mais qui est aussi construction de l'autonomie du sujet. Ramener Bataille dans l'affaire, c'est rappeler qu'il ne suffit pas de démonter l'opération, le fétichisme du désir, le caractère de pur signe du ballon qu'on se dispute, car ce qu'on perd du coup dans cette "traduction" du désir, c'est la jouissance tout simplement alors que l'érotisme monte ses dispositifs pour maintenir et faire durer l'illusion, la tension du désir dans sa structure maniaco-dépressive où tout se paye.
Il ne suffit donc pas de ne pas y croire, c'est qu'on croit à autre chose. Il n'est pas plus suffisant de vouloir y croire et se bricoler une Loi à soi. L'important est comment on y croit. C'est ici que se déploient toutes les nuances, qui seules importent et qui vont de la schizophrénie à la paranoïa en passant par l'hystérie, la phobie, l'obsession et la perversion. On ne peut guère argumenter en ces matières intimes qui mettent en cause la foi, pas seulement religieuse mais dans la réalité et la Loi. Le schizophrène pris dans les flux matériels n'y croit pas, ne voit pas de mise qui vaut l'enjeu d'une perte du corps en permanence sollicité par un extérieur menaçant. L'hystérique ne veut pas y croire mais prise dans la Loi elle n'a de cesse de la contester, de la dénoncer, la délégitimer. Discours de la plainte d'une Loi ou d'un maître qui n'est pas à la hauteur. Ce n'est pas la faute du maître, c'est une posture de dénigrement et l'hystérique cherche un maître pour le dominer. Le phobique a peur d'y croire et préfère l'évitement alors que l'obsessionnel y croit trop, toujours pris en faute dans une dette impossible à payer et reculant la jouissance, la contournant, y faisant obstacle. On est ici dans le plus grand fétichisme et objectivisme alors même qu'on aborde les fétichistes et les pervers qui s'affrontent à la croyance par la transgression et la jouissance qui renforce l'interdit. Comme toujours l'exception confirme la règle et la culpabilité confirme la Loi. Quant au paranoïaque, chacun sait qu'il s'y croit et que la jalousie est ici à son comble avec le délire de persécution. Le fétichisme de l'objet du désir devient un fétichisme du sujet complètement assujetti au moment où il se croit tout-puissant. Le choix de la névrose (ou psychose) dépend de l'expérience de la jouissance et de la séparation. En tout cas il faut passer par l'objectivation du désir, sa dispute, sa circulation sauf à sombrer dans l'ennui ou pire. On peut dire que tout désir est religieux, faisant aussitôt apparaître que tout religieux est désir, rejetant la charge de la cause sur l'Autre. L'important est la façon dont on prend part au jeu.
On ne joue pas aux billes pourtant, c'est notre vie que nous jouons,
loin des bonnes manières, avec la tentation du sacrifice et du martyr
qui donne sens de témoignage. C'est ce qui fait sans doute l'obscur
attrait du nazisme le retour aux sacrifices humains et l'unanimité
des foules scellée par le meurtre et la culpabilité collective,
la volonté de redonner sa dimension sociale au sacrifice, à
la Loi et à la transgression. Comme toujours, c'est par le "sacrifice
de sa personne au peuple", que le chef demandait au peuple des sacrifices
et ce sont ces sacrifices qui justifiaient le sacrifice des autres peuples.
Hitler appelait idéalisme la faculté de se sacrifier
pour les siens, pour l'espèce, vertu de la race. Le néo-paganisme
est bien un retour du sacrifice de victimes qu'on sait maintenant innocentes
ce qui en décuple l'horreur nous dit Girard. Il n'est donc pas question
de revenir aux scènes sacrificielles (il y en a encore tant), le
mouvement de symbolisation et d'intériorisation du sacrifice est
irréversible. "Dans un univers technique, on ne peut plus se
payer le luxe de remplacer les causes techniques par des coupables"
cs 21. Cela n'en rend que plus difficile à chacun d'en supporter
le poids trop Père-solennellement, bouc émissaire d'une société
absente. En tout cas il faudra peut-être apprendre à vivre
"hors-la-loi", dans un au-delà de la Loi.
Tout ce qu'on peut dire c'est que la délégitimation de la loi comme norme commune nous livre encore plus à la concurrence. L'indécidable, le doute, le scepticisme sur la légitimité attisent les conflits. L'interdit et la Loi sont ici pacificateurs en fixant un sens commun (même contestable et contesté). En même temps, ce qui s'objective ainsi, de façon toujours contestable, c'est la liberté comme non-nécessaire (arbitraire, norme) et contre-nature, c'est-à-dire parole au-dessus des contingences du monde, au risque de la vie s'il le faut. La liberté pour indispensable qu'elle soit est aussi dangereuse et rencontre immédiatement la question de la sécurité et de la Loi. La mort de Socrate garde son caractère exemplaire, délivrée de tout sacré mais payant le prix de l'appartenance à la cité jusque dans son injustice. Il ne s'agit pas de la mort fantastique d'Empédocle, encore moins de justice mais du poids des mots et de la Loi. Il y a déjà un rejet quasi bureaucratique de tout pathos, des cris de sa femme. Le sacrifice est ici dépouillé de sa séduction, de toute fascination ambivalente pour ne plus signifier que le prix accordé à la parole et à la Loi.
Un des derniers refuges du sacrifice aujourd'hui se trouve encore dans le travail où chacun sacrifie son désir au projet collectif. Sans doute l'oeuvre comme toute fiction prendra la place du sacrifice puisque le travail ne peut plus se limiter désormais à sacrifier son temps et mobilise la subjectivité dans une production qui implique la liberté, l'imprévu, la créativité, le désordre avant la solution. On peut y voir un renforcement de l'aliénation ou une libération, en tout cas un changement de rapport à la Loi. Le sport et la politique ou les jeux récupèrent une part du sacrifice alors que la fête se perd avec la transgression. Globalement l'inflation d'images semble provoquer une dévaluation de la fascination, ce qui va plutôt, malgré la pollution visuelle vers une désobjectivation, un dépassement de l'aveuglement du désir jaloux et de la mise en scène de l'expulsion du mal. Mais notre monde marchand semble indestructible alors même que sa complexité le rend de plus en plus fragile.
Comme René Girard le suggère, il faut comprendre le sacrifice comme opérateur de clôture holistique (à un niveau supérieur) sur le mode du don assurant la circulation sociale. Ce qu'on sacrifie, c'est la fermeture sur soi pour s'inclure dans une totalité de niveau supérieur. C'est l'histoire répétée des rites, des mythes et du roman : commencer par une transgression ou une rivalité, ouverture dangereuse sur l'inconnu et mort de l'ancienne identité, pour se clôturer sur le sacrifice et la renaissance de l'initié qui rétablit la totalité menacée, fermeture finale (Lévi-Strauss analyse ainsi le Boléro de Ravel). Ce qui est paradoxal avec le roman (initiatique) c'est de devoir trouver une solution individuelle à une question sociale. C'est là où intervient la vérité romanesque contre le mensonge romantique : "L'expérience romanesque détruit un mythe de souveraineté personnelle qui se nourrissait, il faut le croire, de dépendance servile à l'égard d'autrui". On comprend, par contre, que le sacrifice correspond ici à ce que chacun doit abandonner pour le retrouver dans les autres, sacrificié avec la même confiance que le don créant des liens.
Le mythe de Robinson, du self made man est bien mis en pièce par le Roman qui succède à l'épopée depuis Don Quichotte, déchiré entre un idéal inaccessible et une vie de raté. "Plus le désire aspire à la différence, plus il engendre l'identité" 216. Plus l'individualisme règne, plus le désir est effectivement mimétique (modes) mais sous une forme inavouable et inconsciente. Nous ne nous sauverons pas tout seuls. Cette curieuse idée du salut individuel, d'appel direct à l'Empereur, est ce que l'écologie nous presse d'abandonner. Que nous le voulions ou non, la responsabilité est collective et les victimes des catastrophes climatiques sont innocentes.
Mais revenons à René Girard, dont l'intérêt a été de rappeler en plein formalisme structuraliste la dimension existentielle de l'incarnation, l'enjeu sacrificiel du religieux et de la fête. Fasciné par son objet il a cru pouvoir assimiler une violence qui est violation de la Loi à la brutalité animale. L'exaspération de la violence qui est un emballement imaginaire a une autre portée quand elle brise les limites sacrées. S'il y a bien une violence sans Loi, la violence de la Loi est souvent plus dévastatrice au nom de l'honneur ou d'un dieu.
Il serait dommage de ne pas donner toute sa place malgré tout au mécanisme du bouc émissaire, de la recherche de coupables qui est bien une nécessité linguistique, de clôture du sens, de nomination utilisant la métaphore. On a en effet ici le paradigme qui rassemble rites, tragédies, philosophies et sciences dans une version primitive de la dialectique et de la cause qui pèse encore de tout son poids sur nos raisonnements. Le mécanisme part toujours d'un conflit, une menace, une contradiction, une indifférenciation. Le deuxième temps consiste à isoler une cause interne, son identification et son expulsion pour se séparer du premier temps. C'est ce que disent Hegel et Lénine : le parti se renforce en s'épurant. Car le troisième temps est celui de la réconciliation, de la guérison, de l'unité et de l'ordre retrouvés, de la synthèse finale. Admettre la prégnance de ce schéma aussi bien dans les mythes ou les romans que dans la philosophie ou la science ne disqualifie en rien la recherche des véritables causes mais avertit plutôt du risque de solutions mythiques, de prendre le mot pour la chose, de méconnaissance du désir et du symbolique. Il ne faut pas oublier surtout qu'on peut toujours substituer une métaphore à une autre métaphore, une cause à une cause, une interprétation à une interprétation, renvoyant à une répétition de l'origine. La fascination et la réconciliation se retrouvent dans la satisfaction d'une solution à un problème, satisfaction de "l'interprétation" aussi temporaire que la catharsis du sacrifice et qui s'offre pareillement à sa déconstruction. "La culture est une manière de se remettre de la terreur" Sloterdijk, intox. 26. Ce n'est pas un mince résultat d'arriver à unifier ainsi sciences et religions par le mécanisme du bouc émissaire comme métaphore et interprétation, mais c'est à condition d'en retenir le caractère métaphorique d'objectivation et de négation, non sa violence imaginaire.
L'importance de la mimesis, de l'imitation ne doit pas non plus être sous-estimée mais on peut préférer l'imaginaire lacanien à cette rivalité simpliste annulant l'histoire et la répétition. Il est vrai que d'un autre côté la psychanalyse a tendance a sous estimer l'actuel mais on ne peut annuler le narcissisme sous prétexte qu'on ne peut se désirer soi-même ! curieuse objection identique à celle de Husserl qui refusait qu'on puisse se parler à soi-même, avoir une communication de soi à soi. Le narcissisme est une introjection du moi-idéal, une réflexion à partir de l'objectivation de soi, même s'il est bien évident qu'il n'y a de narcissisme que par rapport à un Autre. Reconnaître le narcissisme ne doit pas nous porter à méconnaître l'insuffisance originelle du sujet et la projection de l'autonomie dans l'autre d'abord. Mieux, il faut voir dans le narcissisme un besoin vital et qui ne saurait être comblé que par les autres. Pour se trouver aimable il faut être aimé. C'est le désir de l'autre qui me fait vivre, son regard qui peut confirmer l'identification au miroir.
Reconnaître le rôle du sacrifice, de la "destruction créatrice", ne semble pas devoir nous amener à parler d'un nécessaire meurtre fondateur malgré Freud, ni d'une indispensable unité contre la victime ou l'ennemi. Il faut plutôt que chacun sacrifie au projet commun. Ce n'est pas pour négliger la place du meurtre, réelle et assez singulière dans notre Révolution puisque le Roi, à se faire bouc émissaire à Varenne, a permis à la République de se fonder sur son meurtre ; mais la magie étant insuffisante, la culpabilité revient sous le spectre des suspects, de l'ennemi intérieur, nouveau bouc émissaire jusqu'à la Terreur sacrificielle, jusqu'à perdre toute mesure et menacer tout le monde indistinctement, incapable enfin de fonder un Etre suprême de simple imposture achevant d'effacer les différences. Si l'on dit que la Révolution se termine avec l'exécution de Robespierre, c'est que son meurtre efface celui du Roi, et rétablissement de la Loi, prenant dimension de fondateur de la République alors même qu'il a fallut un Empire pour rétablir les libertés et quelques roitelets avant le triomphe de la République bourgeoise. C'est donc plus aléatoire et compliqué que ce que nous en dit Girard mais il ne faut pas minimiser cette dimension souterraine du sacré, la nécessité de traiter la violence par la violence, l'insupportable d'une indifférence exacerbant les rivalités où "ce qui est rejeté du symbolique revient dans le réel". L'unanimité se fait toujours pour sauver nos différences, assurer séparation et circulation. La curieuse égalité française ne serait donc que l'égalité des conjurés partageant la culpabilité du meurtre au contraire de la démocratie américaine, fédération de communautés. La place du meurtre confère au pouvoir, à son détenteur, une dimension sacrée ambivalente, dimension religieuse de la politique sans doute indispensable à une laïcité intraitable. Ce serait une erreur pourtant de s'appuyer sur cet exemple pour prétendre comme Girard que la "scène primitive" est toujours réelle alors que Freud a montré son caractère habituel de reconstruction fantasmatique.
Il ne s'agit pas de prétendre dire le dernier mot sur ces questions cruciales mais plutôt d'engager à reprendre la réflexion avant son recouvrement par la bonne nouvelle évangélique "des choses cachées depuis la fondation du monde". Nous n'avons pas épuisé toute la richesse de ce livre qui perd dans l'enthousiasme du concept fourre-tout de violence (véritable "bouc émissaire"), la vérité qu'il frôle souvent au point qu'il ne s'agit que d'en réorganiser légèrement l'enchaînement des causes. La plupart des thèses d'ailleurs ne sont pas originales. On est souvent très près de Lacan malgré une opposition de fond. Ainsi, après que nous ayons montré que la violence doit être d'abord comprise comme violation (ce que André Jacob appelle violance), et que donc, la Loi précède sa transgression, on peut retrouver beaucoup des conclusions du livre qu'il faudrait étudier plus précisément.
D'abord ce soupçon de ce que toute guerre est une guerre civile (avec ses voisins), c'est-à-dire médiée par la Loi. Cela n'empêche pas les rivalités imaginaires, l'agressivité du plus proche (le narcissisme de la petite différence), plutôt par nécessité d'opposition, de différenciation symbolique. Le déchaînement patriotique est secondaire, de l'ordre de l'ensorcelement qui est déjà sacrifice pour sauver la patrie. En tout cas, désormais il est certain qu'il n'y a plus d'ennemi extérieur, le risque est bien devenu complètement intérieur et systémique dans l'Empire menacé par le sacrifice terroriste. Ce n'est pas la même violence pourtant, la même logique que celle qu'on peut voir dans les jeux, les sports ou les fêtes permettant de reconstituer l'unité sur l'exception, le -1 constituant l'extériorité à partir de l'intériorité, sur le mode des sacrifices rituels. Il est intéressant de souligner que la fonction des fêtes tient de la tragédie et sont destinées à mal tourner, le vin remplace le sang de la victime et les beuveries la mort initiatique, mais le sens de la fête se perd. La violence des familles n'est pas du même ordre non plus, elle tient à la proximité et à la dépendance, aux conflits de partage et d'honneur. On sait qu'elle a été considérable et la plupart des meurtres restent familliaux. Là encore, pas de violence pure, animale, plutôt une cruauté trop humaine, une dépendance trop grande des autres. C'est l'absence de tiers qui peut caractériser ces violences, l'échec de la métaphore paternelle, de la symbolisation ou les contradictions de la justice. L'absence de tiers caractérise aussi l'acte sexuel qui tient pourtant de la cérémonie, du théâtre où tente de se reconstituer la "signification du phallus" par la reproduction de l'origine. L'acte sexuel est le lieu où se rejoue la scène primitive sacrificielle, de l'enthousiasme et de la possession, privatisation du rite qui perd aussi de son caractère sacré avec sa violence, pour glisser à l'échange de satisfactions ou même au sport. Les femmes y sont moins victimes et plus consentantes malgré les féministes qui voudraient assimiler toute pénétration à un viol et faire peser la menace de la Loi sur tout raport sexuel. C'est chacun qui devient victime de soi-même, pris dans une intensification, une expérimentation de soi-même (Sloterdijk) qui prend les allures de rite privé et de mythologie individuelle sans issue car seul le désir de l'autre peut me sauver, me donner assez de reconnaissance pour reconnaître mes dettes à mon tour, au grand jeu de l'amour. C'est pourquoi il n'y a pas de sagesse possible, détachée de la circulation des désirs avec son lot de folies, de sacrifices et de perdants.
Ce qui est touchant et désolant à la fois, comme d'une trop aveuglante lumière, c'est la prétention prophétique de démystification universelle : "personne n'a rien à envier à personne" sans se rendre compte qu'en dénonçant le fétichisme de la marchandise avec la prétention de nous livrer le grand secret, les choses cachées derrière le désir absorbé par son objet, il en vient à donner un statut de réalité objective à un monde sans désir qui n'a aucune consistance. Au fond il voudrait reproduire le sacrifice sans sacrifice, la destruction de l'objet du désir pour réaliser la réconciliation sociale. C'est la fonction du saint pour Lacan, ce qu'il appelle déchariter : détruire ou se séparer de l'objet du désir ou de la plainte pour laisser apparaître le fantasme qui organise la valorisation de l'objet. Il ne suffit pourtant pas de comprendre en quoi le désir est illusion mais pourquoi nous préférons ses promesses trompeuses au morne ennui d'un monde sans désir, pourquoi nous avons besoin de donner corps à notre existence, nous mesurer aux autres et nous refléter dans les choses, entrer dans la danse des mots. On n'a rien à gagner à l'échange d'un monde d'objets enchantés pour une réalité invivable d'un prosaïsme désespérant où tout se vaut. Il faut plutôt accepter le caractère cyclothymique de la jouissance, notre position de disciple, tendue vers le dépassement de soi, un idéal irréalisable de sagesse et d'autonomie qui ne peut s'atteindre que par le désir de l'Autre. Il ne s'agit pas tant de rivalité que d'illusion créatrice et de l'impossible signification ou fixion du sens qui ne peut venir que d'un tiers. La violence du sacré est dans ses promesses, sa contre-nature, le prix qu'on est prêt à payer pour sauver le sens de sa vie et le rêve d'un monde meilleur, d'un désir interdit ou désir de l'autre auquel s'identifie la subjectivité, le facteur affectif. Si le désir transgressif est destructeur, pris dans les noeuds de la Loi, et si le désir de l'autre fait vivre ce n'est pas sans partager une transgression, du moins dans le meilleur des cas.