Comme Un

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   Matérialisme et spiritualité

La science est aujourd’hui le refuge de toute sorte de mécontentement, d’incrédulité, de remords, de despectio sui, de mauvaise cons­cience — elle est l’inquiétude même du manque d’idéal, la douleur de l’absence d’un grand amour, le mécontentement d’une tempérance forcée.
Nietzsche - La Généalogie de la morale

Depuis l'essor des sciences, les différentes philosophies peuvent être lues comme les tentatives pour concilier les découvertes scientifiques, réfutant les savoirs traditionnels, avec une nouvelle représentation unifiée du monde (qui garde le plus possible de l'ancienne). Au vu de l'avancée des sciences depuis, on voit bien comme toutes ces théories de la vie, de la conscience ou de la représentation n'avaient pas les moyens de leurs ambitions et n'étaient que de fausses sciences (spéculatives et non expérimentales), échafaudages plus ou moins arbitraires qui ne sont en fait que des tentatives de retrouver l'unité perdue et une clôture du sens. Il est tout de même frappant de voir comme les philosophies confrontées à la science ont eu le plus grand mal à se passer de Dieu, objet de toutes sortes de spéculations pour expliquer l'inexplicable et faire exister l'inexistant. Pire, lorsque les croyances religieuses n'ont plus été tenables scientifiquement et que "la mort de Dieu" est devenue une réalité au moins politique, il n'y aura pas de préoccupation plus urgente que de lui trouver des substituts (Etre suprême, religion de l'humanité, dieu à venir). En tout cas, de par son effacement même, devenait possible une anthropologie de la religion et de ses fonctions sociales.

Un peu comme aujourd'hui, la conviction dominante d'un XIXè siècle positif était que la marche vers le progrès allait vers une paix perpétuelle (ceci, malgré les guerres coloniales avec leurs massacres inouïs qui ne comptaient pour rien!). La guerre de 14-18 a fait resurgir son négatif avec toute la sauvagerie humaine décuplée par la puissance industrielle et qui allait se prolonger dans le fascisme. A partir de ce moment et, bien sûr, de la révolution soviétique de 1917, on peut dire que les idéologies ont pris toute la place occupée auparavant par la religion. Le vide laissé par "la mort de Dieu" est devenu moins vif mais on voit bien qu'il revient et se fait à nouveau sentir depuis le déclin des idéologies et du théologico-politique (que les djihadistes tentent vainement de restaurer) nous renvoyant à la réaction romantique (post-révolutionnaire) et spiritualiste contre la froide objectivité des sciences où disparaissait tout ce qui fait le prix de la vie.

La dépression de John-Stuart Mill en 1826-27 est ici exemplaire, qu'il attribua à son utilitarisme trop étroit d'alors. Auguste Comte a fait une dépression la même année mais il semble que ce soit plus tardivement, après avoir libéré les sciences de toute métaphysique pour se limiter aux savoirs positifs, qu'il éprouvera lui-même, au contact de l'amour, le risque que ce scientisme soit un nouvel avatar de "l'insurrection de l'esprit contre le coeur" (Discours sur l'ensemble du Positivisme, p20) jusqu'à prétendre créer une nouvelle religion, religion de l'Humanité sur le modèle du catholicisme et qui, malgré ses si bonnes intentions, a tous les caractères du ridicule (aux yeux mêmes de son ami John-Stuart Mill). L'autre réaction anti-système et anti-scientiste, qu'on peut faire remonter à Stirner et Kierkegaard, sera celle de Nietzsche et de Bergson avant l'existentialisme (qui prendra justement son essor après la guerre de 1914 et l'exaltation guerrière), du côté du vitalisme, du subjectif et de l'expérience vécue. Ce qu'ils nous apprennent, c'est au moins que sciences, raison et matérialisme ou utilitarisme ne sont que la moitié du monde.

Au-delà du fait historique d'une réaction spiritualiste et d'un retour du religieux au XIXè siècle scientiste, c'est l'expression de ce besoin qu'il faut essayer de comprendre, cette dimension subjective et sociale que rate l'objectivation scientifique. Il ne peut y avoir d'ambigüité, privilégier les causes économiques et matérielles dans l'histoire et la politique ne peut signifier tout réduire au matérialisme le plus sordide, s’oublier soi-même en tant qu’existence, pour finalement se comprendre soi-même à la manière d’un étant intramondain (contre quoi s'insurgeait Heidegger). La dimension poétique et morale de la vie reste bien sûr essentielle, simplement il ne faut pas trop la mêler à la politique car ce ne sont pas les belles idées qui sont les causes efficientes, malgré ce dont se persuadent tous les militants, mais les causes matérielles, la puissance des armées et de la production. C'est d'autant plus difficile à admettre que la politique aussi est une dimension essentielle de la vie, au point qu'on peut dire qu'exister, c'est exister politiquement (même si pour le jeune Marx, le politique se substitue à la communauté réelle) mais la politique comme l'économie a un impératif d'efficacité qui ne peut se confondre avec la morale ou l'esthétique. D'ailleurs, pour construire une cathédrale, la foi ne suffit pas, il faut respecter les lois de la matière et ne pas se tromper dans les calculs. Cela n'empêche pas de l'habiter ensuite de rêves mais "l'action est toujours fille de la rigueur avant d'être la soeur du rêve" comme dit Canguilhem à propos de Cavaillès et de son engagement dans la résistance, le nécessaire prime sur le souhaitable.

Il faut d'ailleurs souligner que si la valorisation du subjectif est bien une réaction contre son objectivation scientifique, le souci de soi ou la fuite dans l'irrationnel sont également la plupart du temps la contrepartie de l'impasse politique, quand elle devient simple posture, guidée par le sentiment et réduite à "l'individualisme révolutionnaire". Ainsi, avant de tomber dans la religion, les philosophies du bonheur ont prospéré sous l'Empire dépouillant le citoyen de sa participation politique (comme les sciences nous dépouillent de nos représentations, de notre monde vécu). Si une droite dure arrive au pouvoir, elle mobilisera toutes nos forces pour y résister et nous aurons d'autres chats à fouetter que de nous focaliser sur nos petites personnes.

Il n'empêche que tout n'est pas politique, que nous avons plusieurs vies et que notre expérience subjective ne se réduit pas à ses causes objectives observées par un regard extérieur. Il n'y a pas non plus simple cohabitation entre le subjectif et le politique, au moins par le sentiment d'appartenance et l'aspiration à l'unité qui entre en contradiction avec nos divisions politiques et luttes sociales. Dans le texte "Un se divise en deux", j'avais argumenté contre l'idée de cosmos ou d'ensemble de tous les ensembles, d'unité avec l'univers et ses espaces infinis, notamment par l'opposition de la vie à l'entropie qui est la loi la plus fondamentale de l'univers (exister, c'est résister, on se pose en s'opposant). L'unité du vivant me semblait tout aussi impossible entre prédateurs et proies que l'unité de l'humanité entre exploiteurs et exploités. Ceci acquis, n'empêche pas l'interdépendance entre prédateurs et proies tout comme entre capitaliste et salariés. L'unité reste objective comme entre la biosphère et la planète. Il y a plusieurs niveaux de réalité qui nous unissent malgré nous et l'on doit bien admettre que tout être est contradictoire. Sartre prenait l'exemple du combat de boxe pour illustrer cette unité des contraires par un ring au milieu d'un stade. On peut de la même façon dire que l'élection unifie des candidats en opposition radicale les uns avec les autres et, malgré la lutte des classes, la réappropriation de la dimension collective voulue par Marx vise bien finalement l'unité sociale. En dépit de toutes ses divisions, il y a de l'Un.

De même, on peut faire de l'existence une exception à la règle (un improbable miracle, une individuation), cela n'empêche pas cette nostalgie de l'unité, l'aspiration à l'union avec les autres et la nature (une dés-individuation). Le monde humain est un monde commun, les hommes ne trouvent pas satisfaction en eux-mêmes mais dans la communication et la communion avec les autres : famille, groupe, communauté, parti, pays, religion (genre, race, espèce, etc). Nos plus beaux souvenirs sont ceux de l'enthousiasme collectif et des grands moments de solidarité où les barrières tombent entre nous comme un amour naissant. C'est une grande partie de ce qui motive l'engagement politique notamment communiste mais aussi fasciste... En effet, ce sont hélas les mêmes sentiments qu'on retrouve dans la fraternité des luttes sociales comme dans la guerre et le choc des nationalismes (de façon plus pacifique dans le sport). L'exaltation de la lutte révolutionnaire n'est pas si différente de celle des combattants de 14-18, magnifiée entre autres par Ernst Jünger. Le romantisme révolutionnaire perd de vue la finalité politique dans sa jouissance immédiate de la lutte et de l'affirmation de sa propre puissance. L'amour de la révolution n'est plus que la nostalgie de ces moments de fusion collective où l'on peut se prendre pour un héros qui va sauver le monde et faire triompher l'amour et la liberté contre l'oppression et l'injustice. Que serait l'existence sans cette dimension héroïque ? comme hors du monde et de l'histoire ! On pourrait y voir d'ailleurs un caractère masculin, pour Lacan cette aspiration à l'Un (envers lequel on s'oupire) épargnerait les femmes (pas-toutes) mais si, effectivement, elles n'ont pas en général le même goût pour l'affrontement et l’héroïsme, elles ont bien fait partie des soutiens enthousiastes du fascisme (comme de toutes les religions).

La réaction spiritualiste à la mort de Dieu et au désenchantement du monde peut se justifier comme une nécessité de l'action préservant liberté individuelle et morale altruiste contre un déterminisme intégral et fataliste mais on peut y voir plutôt un fait social qui part de la société, de son extériorité à son intériorisation. Il semble bien, en effet, que ce soit la dimension sociale qui ouvre le sujet biologique à une extériorité qui le dépasse et n'est déjà plus animale, aspiration à une totalité supérieure ("le concept de totalité n'est que la forme abstraite du concept de société" pour Durkheim). Le paradoxe de la religion (comme de la morale, la culpabilité, la dette) c'est qu'elle est entièrement sociale en même temps qu'intimement personnelle (jusqu'au mystique s'identifiant à la croyance collective). En tout cas, cette reconnaissance dans les autres, qui nous valorise à leurs yeux et fait de nous effectivement des êtres sociaux (un animal politique), s'exprime dans le besoin d'unité, de solidarité et même d'amour. Ce n'est pas un hasard si l'amour est omniprésent dans les discours politiques (amour de la patrie, du peuple, des petits et des sans grade, etc.), notamment chez les dictateurs et démagogues qui connaissent bien les ficelles de la psychologie des foules. Comment ignorer pourtant que l'amour peut être aussi désirable que trompeur ? mais la science de l'amour n'y fera rien : impossible de vivre sans amour. C'est là que "le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point". Sur cette pente, non seulement la politique quitte alors les préoccupations matérielles et les réformes nécessaires mais elle va vouloir se convaincre d'agir pour le Bien et mener ses troupes gonflées d'orgueil vers l'Idéal. Il ne suffit pas, hélas, de croire lutter pour le Bien. On ne voit que trop comme le Bien peut être cause du Mal en s'en prenant à quelque bouc émissaire facile et on sait depuis longtemps comme l'enfer est pavé de bonnes intentions. L'idéal mène facilement à la guerre (déclarée juste). Il est bien vrai malgré tout qu'une vie sans idéal est d'une affligeante pauvreté. D'ailleurs, ce besoin de dépassement du réel s'exprimera tout autant dans l'Art en se jouant des règles et procurant parfois le sentiment du sublime qui nous comble et nous détache de nos soucis matériels. C'est toute cette dimension symbolique, imaginaire, idéale, surréelle qui constituera notre existence spirituelle comme séparée du corps, négation du biologique et de ses déterminations au nom de l'intériorité revendiquée de l'expérience subjective alors même qu'elle renvoie le plus souvent à une religion commune et un extérieur transcendant (c'est la société intériorisée).

Ce parcours qui va de l'extériorité à l'intériorité, de la solidarité, l'unité, l'amour au Bien, à l'Idéal, l'Esprit et finalement à un Dieu totalisant représentant la société, semble bien définir une anthropologie de la religion qui avait d'ailleurs été esquissée par Aristote en un temps où déjà la foi religieuse se perdait devant les progrès de la raison. En dehors de la caractérisation de la divinité elle-même (comme cause première), il fondait en effet le religieux sur l'expérience intérieure du sacré, de la dévotion, de l'enthousiasme, du respect et de la crainte qui nous saisissent devant ce qui est supérieur aux hommes, expérience personnelle de la plénitude ébranlant tout notre être. Dans sa "Phénoménologie de la vie religieuse", Heidegger retiendra surtout de Paul et d'Augustin la crainte de l'avenir qui serait transmuée en crainte de Dieu, dans l'attente de la fin du monde (considérée comme imminente en ce temps là un peu comme aujourd'hui dans le catastrophisme ambiant), révélant l'existence du monde humain par l'angoisse de sa disparition. Il manque cependant à ces explications des religions le positif de l'amour divin ainsi que la dimension sociale et de communion consolatrice qui en est pourtant l'origine, l'expérience intérieure n'en étant qu'une conséquence. C'est d'ailleurs ce qui permet de comprendre en quoi le marxisme pouvait remplir la plupart des fonctions de la religion, expliquant une bonne partie de son succès auprès des masses mais sans doute aussi son échec final. La conception scientifique de l'esprit ne peut se limiter au biologique ni à l'individu, les sciences sociales mettant en évidence tout ce que la psychologie individuelle, la mémoire et la logique même doivent à la société dont elles procèdent entièrement (comme le montre Durkheim et encore plus Halbwachs). Il ne s'agit pas d'en revenir à une détermination mécanique et un animal automate, ni à l'homo economicus calculateur. Le spirituel, le langage, la culture, les émotions collectives, la solidarité non seulement existent réellement mais c'est là notre monde. Il ne s'agit pas de le nier à simplement constater que ce sont les déterminations matérielles qui sont décisives en dernière instance et qu'avant de livrer une bataille, il faut compter ses troupes face aux forces ennemies.

La question qui se pose à notre temps serait de retrouver le matérialisme historique sans les mirages de l'idéologie marxiste et du théologico-politique, nouvelle séparation de l'Église et de l'État dans une démocratie pluraliste qui ne peut signifier renoncer aux aventures collectives ni à lutter avec les exploités, mais à leur promettre la lune. Ce n'est donc pas du tout le religieux, la spiritualité, l'idéal, la moralité dont il faudrait se débarrasser à seulement les séparer du politique et les renvoyer au privé (même à se regrouper en immenses rassemblements publics). Il n'y a pas que le travail et l'économie, la partie rationnelle de la vie, il y a aussi les relations humaines ainsi que nos rêves et fantasmes, les histoires qu'on se raconte et sans lesquelles la vie serait bien triste même si elles sont si souvent trompeuses. Une humanité dépouillée de cette dimension spirituelle et poétique, de l'amour comme de la solidarité, perdrait effectivement beaucoup de son humanité, y compris dans ses aveuglements et sa touchante bêtise. On a vu comme, pour tous les petits soldats des grandes causes, une vie ne vaudrait la peine d'être vécue qu'à pouvoir la sacrifier à un idéal qui nous dépasse et s'il y a une chose sur laquelle les sciences n'ont rien à dire, c'est bien notre mort. Comment pourrait-on se passer de religion en acceptant le point de vue scientifique sur le monde s'il faut abandonner tout ce qui a de la valeur pour nous ?

Reste à savoir comment on pourrait continuer à croire à des religions d'un autre âge quand on recrée la vie dans les laboratoires et que les connaissances scientifiques sont accessibles à tout le monde. Pascal à beau nous assurer qu'il suffit de faire comme si et de prier, ne croit pas qui veut à ce qui n'existe pas (même si croire à l'invisible ou l'impossible donne un grand prestige). On peut donc critiquer toutes les religions et leurs absurdités, leurs oxymores comme la vie après la mort, mais il n'y a pas tant d'arguments contre le religieux lui-même qui nous sort de la vie prosaïque pour nous rattacher à la vie de l'esprit et à l'universel. On peut donc tout-à-fait être un athée endurci et défendre une stricte laïcité positive envers les religions (même si on aurait besoin d'un religieux moins archaïque) mais, ce qui est sûr, c'est que vouloir mêler politique et religion (ou idéologie), c'est l'embrouille et mène au pire. On a besoin en politique d'un regard dégrisé et de stratégies réalistes mais il n'est pas question pour cela de se limiter dans nos vies personnelles au raisonnable et à l'utilitaire, pas plus qu'on ne pourrait se passer de morale individuelle sous prétexte que la politique ne peut se ramener à la morale. Simplement, on se situe dans un cadre pluraliste de choix individuels et non politiques.

Il y a de l'Un mais aussi du multiple, une pluralité irréductible de façons de nous unir. Même si un élu par fonction incarne l'unité des électeurs qu'il représente, y compris ceux qui ont voté contre lui, il ne peut plus être question de laisser le monopole de la célébration de l'unité sociale aux structures étatiques. Comme les banquets pour les Grecs et les Gaulois, il faut certainement multiplier les occasions de se rassembler, organiser de grandes fêtes ou de grands concerts (voire des love-in) pour communier ensemble et se renforcer mutuellement, mais rien de mieux tout de même pour sentir cette communion que d'être dans la dissidence, dans l'opposition, l'alternative voire la transgression ou la clandestinité, paradoxe d'une unité qui ne s'affirme jamais mieux que dans la division, contre un ennemi commun - risquant vite de se déliter sinon...

PS (21/05) : Il ne faudrait pas que cette analyse historique fasse se méprendre sur ma position actuelle car, si j'ai participé activement aux mouvements sociaux et aux effusions collectives (tout comme aux communautés californiennes et aux concerts rock), je vis désormais en ermite à l'écart de tout groupe qui me semblent toujours empêcher de penser. Ce n'est pas généralisable mais ma spiritualité comme mon action politique se limitent donc désormais à l'écriture (et à la musique ou la peinture) qui reste une réflexion sur la société mais de son extérieur presque. Bien que je n'ai pas écrit de poésie depuis longtemps, mon inspiration serait plus du côté de Rimbaud, d'une exigence de vérité et de la jouissance de la langue, que d'une quelconque religion. Il y a bien différentes sortes de spiritualités qui ne sont pas toutes immédiatement sociales même si elles relèvent d'une aspiration et d'une culture communes.

Article intégré à une petite histoire de la philosophie.

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