L’erreur de Marx

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MarxMarx est incontestablement l'un des philosophes les plus importants, ayant eu des effets considérables dans le réel jusqu'en Chine qu'il contribuera à occidentaliser. Il y a eu un nombre incalculable de travaux intellectuels se réclamant de lui et qui ont été un peu vite rejetés aux poubelles de l'histoire. On a là encore une fois une philosophie qui se veut scientifique, rationalisme triomphant qui se heurtera là aussi aux limites de notre rationalité comme aux démentis du réels. L'échec historique du marxisme oblige à revenir sur son erreur de fond mais ne signifie pas pour autant qu'on pourrait se passer de Marx désormais, en particulier de l'analyse magistrale qu'il a faite du capitalisme industriel et plus encore du matérialisme historique dont il a posé les bases, théorie scientifique de l'histoire qui est à reprendre.

Ce qu'il faut souligner dans la position de Marx, c'est qu'il se trouve dans un entre-deux, suivant l'introduction de l'histoire et de sa dialectique dans la philosophie par Hegel mais précédant l'explication scientifique de l'évolution de Darwin, publiée en 1859 alors qu'il venait tout juste de définir sa propre conception du matérialisme historique dans la préface de sa "Contribution à la critique de l’économie politique" :

Mes recherches aboutirent à ce résultat : que les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’État, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’esprit humain ; qu’ils prennent leurs racines plutôt dans les conditions d’existence matérielles, que l’anatomie de la société est à chercher dans l’économie politique [...] Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine la réalité ; c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience.

À un certain stade de leur développement les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété à l’intérieur desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes évolutives des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Le changement qui s’est produit dans la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la colossale superstructure.

Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques — qu’on doit constater fidèlement à l’aide des sciences physiques et naturelles — et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes deviennent conscients de ce conflit et le mènent à bout. De même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il se fait de lui, de même on ne peut juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production.

Une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que des conditions d’existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir.

Sans parler de l'histoire sainte qui a dominé les esprits avec le judéo-christianisme (substituant l'histoire du salut et de la victoire définitive sur le mal à l'histoire cyclique de la lutte entre le bien et le mal, messianisme toujours vivant du temps de Marx notamment celui de son contemporain Wronski), on peut dire que de tout temps les philosophes ont pensé l'histoire mais souvent sous forme cyclique, comme Giambattista Vico (1668-1744) même si c'était une tendance affirmée depuis l'essor des sciences de ne plus se référer à l'antiquité comme source du savoir et de diviser l'histoire en grandes périodes progressant par étapes vers le triomphe de la raison. L'idée de progrès porté par les Lumières prend sa source dans le progrès des sciences et des techniques. Cependant, après la Révolution Française, c'est l'histoire politique qui devient avec Hegel véritablement centrale dans son développement dialectique, contradictoire et en progrès même si elle "avance par son mauvais côté".

Bien que progressant dans l'épreuve du réel, comme le moi se constitue dans l'opposition au non-moi chez Fichte, l'histoire reste prise chez Hegel dans le schéma religieux comme histoire de l'Esprit, de son objectivation et de sa conscience de soi comme liberté. Marx fera le renversement matérialiste qui s'imposait dialectiquement mais peut-être pas suffisamment pour remettre la dialectique sur ses pieds. En effet, son matérialisme, qui n'est pas mécanique étant celui de la production et de la pratique, continue à faire de l'histoire une histoire exclusivement humaine et l'auto-développement de soi (de sa liberté) - alors qu'il faudrait comprendre la causalité comme extérieure (ce qu'implique le concept d'information) et l'évolution comme processus autonome (par rapport à nous), sous la pression du milieu. En bon rationaliste, Marx vise tout au contraire à supprimer l'extériorité du monde, l'autonomie de l'économie et de l'évolution qui transforment notre activité en processus indépendant, au-dessus de nous ("Les rapports sociaux - donc les conditions de production - sont autonomes en face des individus. Le caractère social de l'activité et du produit ainsi que la participation de l'individu à la production sont ici étrangers et réifiés en face de l'individu", Grundisse, I, 100). Son renversement matérialiste se contente en fait de substituer l'Homme, comme producteur, à l'Esprit hégélien, ce que formule bien Kojève avec sa lecture marxiste de Hegel :

L'Homme, qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné, mais Action créatrice (= négatrice du donné). L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir, qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but" (Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné, et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre (Werk). (Kojève. Introduction... p 533)

Marx en était là lorsqu'il a pris connaissance de la théorie de l'évolution de Darwin, avec laquelle il s'est senti entièrement en accord, y voyant le fondement de sa propre théorie, sans bien comprendre pourtant la grande différence entre une détermination qui vient du milieu (la sélection par le résultat) et un projet politique conscient ou même le simple développement des forces productives compris comme humanisation du monde. L'analyse de Marx du système de production capitaliste ne se réduit pas du tout au darwinisme mais le rejoint avec la reconnaissance d'une détermination par l'économie qui ne serait pas mécanique ni immédiate, mais seulement "en dernière instance" - ce qui laisse du jeu, une grande marge de manoeuvre dans le court terme où la superstructure est un facteur important d'inertie mais finit toujours par rejoindre l'infrastructure sous la pression de ses résultats économiques. Il faut noter que c'est Engels qui a employé la formule dans une lettre de 1890 : "D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle". Il ne fait pas de doute que c'est bien le sens de ce que dit Marx, employant souvent les expressions "en dernière instance" et post festum pour signifier une détermination après coup ou sur le long terme (la temporalité est essentielle en histoire) par la puissance matérielle et l'efficacité globale, ce qui justifie son accord enthousiaste avec Darwin. C'est un élément qui n'a pas été assez pris en compte (on n'a voulu voir que la critique du darwinisme comme idéologie du capitalisme sans prendre au sérieux ce que Marx lui-même en approuvait) et qui réfute les conceptions immanentes (spinozistes) de la politique. Expliquer n'est pas prédire disait René Thom, une histoire scientifique pas plus que la théorie de l'évolution ne peuvent faire des prédictions assurées sur l'avenir, l'après-coup ne pouvant justement se prévoir par définition, mais on peut repérer des chaînes de causalité et les forces en présence. On peut au moins substituer aux causes imaginaires du monde des idées les causes matérielles et efficientes (Ibn Khaldūn a d'ailleurs été un étonnant précurseur de cette histoire scientifique 1332-1406).

L'ironie, c'est qu'il faut bien admettre que ce facteur économique posé comme absolument déterminant a justement été l'élément décisif de l'échec du collectivisme - de faire beaucoup moins bien économiquement que le capitalisme alors que Marx et les marxistes étaient persuadés que ce serait le contraire, qu'une approche rationnelle de l'économie serait plus productive qu'un système aveugle, instable et destructeur. Cette dure leçon de l'histoire nous fait éprouver une nouvelle fois les limites de notre rationalité qui se manifeste avec l'échec d'une rationalisation de l'économie qui butte sur le réel et sa complexité. L'échec économique est fatal à son projet dès lors que, pour Marx, le communisme n'est rien d'autre que le parti de l'évolution ("Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel"). C'est ce qui en faisait la force de partir des processus matériels, permettant de sortir de l'utopie et du conflit des valeurs au nom de la nécessité historique, et pas du tout de la pluralité des préférences individuelles ou des rêves de chacun. J'ai montré à partir de l'utilisation qu'avait fait Gentile des Thèses sur Feuerbach comme l'abandon de ce matérialisme historique conduisait au volontarisme fasciste et au conflit des valeurs. Du coup, l'échec du socialisme réel ruine complètement le projet révolutionnaire et son caractère prétendument scientifique de transformation de l'histoire subie en histoire conçue pour nous laisser sujets d'une évolution technique qui nous dépasse.

Bien qu'elle ait elle aussi échoué, la Révolution Française avait laissé croire que les hommes pouvaient faire l'histoire (alors qu'ils avaient été pris dans un enchaînement de situations qui leurs échappaient sans arrêt) tout comme à l'avènement d'un pouvoir rationnel. C'est le fondement des idéologies post-révolutionnaires que Marx partage encore alors même qu'il inaugure plutôt l'époque des "conceptions du monde" voyant s'affronter trois interprétations idéologiques du darwinisme, toutes fausses et partiales, mais ne relevant déjà plus d'une rationalisation : à ce qu'on peut considérer comme un darwinisme entre classes, supposé aboutir à leur suppression par la victoire sur ses exploiteurs de la classe la plus nombreuse, celle des producteurs, va s'opposer le darwinisme dominateur de la race et de l'espace vital nazi, aussi bien que le darwinisme individualiste de la concurrence libérale (Spencer). En réalité, c'est plutôt la concurrence entre les techniques et les systèmes de production (dont les protections sociales font partie) qui est déterminante. Après Galilée et Newton, c'est donc Darwin qui va nourrir un nouveau rationalisme se voulant indiscutable mais, cette fois, dans la politique plus encore que dans la philosophie, moment d'une évolution historique qui continue et sera dépassé, loin de nous faire accéder au règne de la science et à la fin de l'histoire. [Il faut souligner ce passage de la philosophie à la politique et qu'il n'y avait pas que le darwinisme dans ce cas. Ainsi les philosophies progressistes de Saint-Simon ou Auguste Comte sont tout autant des idéologies scientifiques mais non darwinistes (même si Comte a influencé Darwin bien que ne croyant pas à l'évolution). Elles ont eu une grande influence, pas seulement en France, mais comme oubliées (sauf au Brésil) et remplacées par les idéologies darwinistes, seules survivantes de l'époque]

Répétons-le, cela n'annule pas l'apport de Marx, encore moins son exigence de justice et de dignité humaine. La lutte des classes n'a rien d'une invention (on la trouve d'ailleurs déjà chez Machiavel) et reste cruciale pour le partage des richesses ou pour limiter l'exploitation, réfutant les appels à l'unité nationale comme les rêves d'harmonie sociale - ce qui est plus problématique, c'est justement de prétendre abolir cette division en classes. Le plus important sans doute a été l'introduction du concept de système de production pour analyser le capitalisme comme système de production déterminé par la circulation et la recherche de plus-value (où c'est l'argent qui produit de l'argent). Sa base matérielle, qui le différencie de l'esclavagisme sudiste écrasé par l'industrie nordiste, est l'investissement capitalistique dans des moyens de production techniques qui augmentent la productivité de salariés payés au temps de travail et non à leur production effective. C'est précisément ce productivisme qui assure la puissance du capitalisme, puissance avec laquelle il faut compter et dont le collectivisme bureaucratique est complètement dépourvu (s'il ne connaît pas le chômage, le collectivisme est conservateur résistant par nature à la modernisation incessante). C'est même parce qu'il en manque que le productivisme devient l'idéologie revendiquée par ces régimes quand les sociétés marchandes encouragent plutôt la consommation. Paradoxalement, ce qui semblait condamner le capitalisme à son effondrement prochain, que ce soient ses immenses destructions, la misère qu'il produit ou ses contradictions internes, se révèle en constituer la dynamique, "destruction créatrice" lui assurant l'avantage. Pour son effondrement prophétisé à chaque crise, plus de 150 ans après, on attend toujours...

Ce que le rationalisme planificateur ne peut intégrer, c'est cette part du négatif qui est le moteur de l'évolution (la mort est la condition de l'évolution) et qui avait été pourtant bien identifiée par Hegel. Comme le résume René Passet : "La loi des milieux naturels et humains n'est pas l'équilibre qui les fige, mais le déséquilibre par lequel ils évoluent". Si le déséquilibre est nécessaire, c'est parce que l'évolution n'est pas interne, déjà donnée, mais externe, dans la rencontre d'un réel extérieur. Reste ce qu'avait bien vu Marx, le jeu des puissances matérielles et le fait que l'économie est entièrement dépendante de l'état des techniques ("Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur avec le capitalisme universel", Misère de la philosophie, 1847). On le vérifie avec l'économie numérique qui nous fait entrer dans une ère post-industrielle et post-capitaliste sans ressembler en rien au communisme rêvé (mais qui n'est pas du tout stabilisée encore). On peut dire que l'histoire lui a donné raison sur la détermination techno-économique mais tort sur la planification collectiviste et il faut en tirer tous les enseignements, enseignements qui ne pouvaient sans doute être tirés a priori, en dehors de l'expérience, même si les critiques anarchistes en avaient prédit la plupart des dérives. La raison ne connaît ses limites qu'à se cogner sur le réel. L'erreur de Marx et l'expérience du collectivisme étaient donc sans doute nécessaires à l'établissement de la vérité, comme le faux est un moment du vrai.

Parler de l'erreur de Marx, c'est souligner ce qui faisait tenir ensemble matérialisme et révolution, une rationalisation de l'économie et de l'histoire qui devait se traduire par une production supérieure et l'ère de l'abondance qui n'a pas du tout été vérifiée dans les faits, réduisant du coup le communisme à un simple pouvoir totalitaire, un choix de société aussi arbitraire qu'un autre, même s'il peut paraître à certains absolument désirable. On peut bien sûr contester que Marx n'aurait fait qu'une seule erreur alors qu'on peut en lister toute une série mais qui me semblent secondaires au regard de ce qu'il considérait plutôt comme un "procès sans sujet", une évolution économique entraînée par l'évolution technique qui devait nous conduire irrémédiablement au communisme. Les erreurs qu'on cite le plus couramment que ce soit la paupérisation du prolétariat ou la baisse tendancielle du taux de profit n'en sont pas vraiment. Qu'elles ne se vérifient pas sur le long terme n'empêche pas leur caractère cyclique et la présence effective de ces mécanismes. On peut plus légitimement lui reprocher par contre une anthropologie trop optimiste, postulant une harmonie des désirs bien trop idéaliste (contraire à la simple observation), et même une étonnante naïveté politique sur le futur Etat prolétarien pour un critique si lucide sur son temps. Les avertissements de Bakounine se sont révélés bien plus pertinents. C'est quand même l'échec économique qui est le plus décisif.

Sinon, hérité de sa jeunesse (des Manuscrits de 1844) et de Feuerbach, quelques années avant la "coupure épistémologique" de son matérialisme historique, on peut dénoncer dans le concept "marxiste" d'aliénation le masque d'une nature humaine, qu'on s'empressait de réfuter par ailleurs au nom de son pouvoir d'auto-création, l'homme étant supposé pouvoir se transformer lui-même comme il transforme le monde par son travail alors qu'il est plutôt le produit de son temps et ne fait que répondre à la demande. La lutte contre l'aliénation laisse miroiter la perspective de rétablir la pureté originaire de l'homme total et retrouver son essence divine (prométhéenne) de créateur, voyant s'ouvrir devant lui le royaume de la liberté. On est là dans une métaphysique idéaliste assez peu compatible avec les sciences de l'homme et qui rendra possible notamment les errements de la morale maoïste dans sa tentative d'extirper tout égoïsme, assimilé au capitalisme lui-même. Le prototype de l'aliénation, pour le jeune Marx, c'est l'aliénation religieuse projetant nos frustrations dans le ciel des idées et qui fera croire un peu trop facilement qu'il suffirait de faire descendre le ciel sur la terre pour en faire un paradis. Chez Hegel, loin d'être une simple amputation et un concept uniquement négatif, l'aliénation est productive, moment d'objectivation dans l'autre (avec la propriété privée notamment), liberté objective du droit qui ouvre sur l'universel et garantit une liberté effective même si c'est au prix de la soumission à une loi extérieure impersonnelle. Tout un courant du marxisme développera une critique de l'aliénation centrée sur le travail et le fétichisme de la marchandise, "critique artiste" pour laquelle l'aliénation du travailleur serait d'être dépossédé de son activité, séparé de son produit et transformé en rapport entre choses - alors qu'on peut l'attribuer plus justement à la subordination, la pression de la hiérarchie ou de la concurrence, aux cadences, au manque de reconnaissance ou d'intérêt du travail, aux mauvaises relations et conditions de travail, et bien sûr à l'insuffisance du salaire. Le courant relativement récent de "critique de la valeur" censé dépasser le marxisme ne fait que revenir au pré-marxisme des Manuscrits de 1844 où le travail aliéné est considéré comme la cause même du capitalisme, ce qui est absurde et sera réfuté par le matérialisme du Capital même s'il commence par le fétichisme de la marchandise. Il est essentiel de se battre pour un meilleur travail et si possible un travail autonome (hors salariat) auquel on puisse trouver plaisir (maintenant que le plaisir est devenu un facteur de production), il ne faut pas en attendre de miracle métaphysique ni s'imaginer qu'on puisse supprimer toute contrainte extérieure.

Enfin, on peut s'étonner de ce reste d'hégélianisme mal compris qui prétend retourner de façon très christique le dénuement le plus extrême, celui d'un prolétariat dépourvu de tout, en souveraineté universelle et dictature du prolétariat ("Nous ne sommes rien soyons tout") alors que la réalité, au lieu de l'abolition des classes mettant au pouvoir les plus faibles, sera bien sûr celle d'une nouvelle oligarchie, de la bureaucratie, de luttes de pouvoir et finalement du culte de la personnalité à la place du prolétariat absent. On trouve certes l'idée de fin de l'histoire dans la Phénoménologie de l'Esprit sous la forme énigmatique d'une fin du temps lui-même mais Hegel ne reprendra plus ensuite ce thème qui est bien plutôt un mythe marxiste réinterprété d'ailleurs comme "fin de la préhistoire" (suppression des classes et de l'Etat) en complète contradiction avec sa conception de la dialectique qui "inclut du même coup l'intelligence de la négation fatale des choses existantes, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire" (Marx I, 559), la dialectique curieusement ne s'appliquant plus au projet communiste ne pouvant plus être remis en cause par l'expérience ! Kojève ne fera qu'en reprendre l'esprit en faisant de la fin de l'histoire, avec la constitution de l'Etat universel et homogène, la clef d'un savoir absolu indépassable alors même que, ce qui est à reconnaître, c'est la persistance au coeur du savoir de notre ignorance et de notre bêtise constitutive, sinon de notre capacité à délirer au nom de raisonnements trop logiques. L'enjeu est bien de reconnaître les limites de notre rationalité, l'absence d'une intelligence collective et l'existence d'une causalité extérieure, d'un réel qui nous échappe.

A posteriori il est assez fascinant de voir comme le marxisme a construit toute une philosophie et conception du monde très élaborée et séduisante, bien que souvent contradictoire (mélange de l'hégélianisme de sa jeunesse avec son économicisme plus tardif) et basée sur de minces indications dispersées de Marx lui-même, qui n'a jamais vraiment exposé sa philosophie (ni été marxiste). Cette dogmatisation qui donnait un sens à la vie avait incontestablement des idéaux élevés et même une dimension religieuse - ce qui est paradoxal au regard du matérialisme revendiqué mais qui rend si difficile de s'en détacher.

De nos jours la situation a bien changé, ce qui reste du communisme est une vague nostalgie et plus du tout un dogme scientifique nous promettant un avenir radieux et l'aboutissement de l'humanité réconciliée avec elle-même. A la place du matérialisme et des rapports de force, certes peu favorables, on n'entend plus parler que de lutte idéologique pour l'hégémonie. Rien n'existe que l'idée. C'est un singulier retournement. Ainsi, le néolibéralisme n'est pas considéré comme l'émanation d'un stade du système de production mais comme une simple idéologie ayant réussi à berner le monde entier par une sorte de complot mystérieux d'une secte de doctrinaires ayant réussi à discréditer le keynésianisme par quelques sophismes ! La vérité est que le keynésianisme avait atteint ses limites et ne marchait plus (stagflation), le néolibéralisme ayant alors relancé les économies anglo-saxonnes (mais atteint aujourd'hui ses limites lui aussi). Nos modernes révolutionnaires s'imaginent qu'il suffit de condamner les horreurs du néolibéralisme comme on a condamné depuis toujours les horreurs du capitalisme. Un Chavez a pu s'opposer avec la plus grande virulence à ce néolibéralisme destructeur, sans savoir par quoi le remplacer (convoquant en vain les économistes progressistes de la planète pour trouver une alternative). La faillite économique est encore une fois patente.

Il faut le reconnaître et réaliser à quel point, par rapport à Mai68, la situation a complètement changé. On pouvait croire encore au collectivisme à cette époque où non seulement il était réellement existant (une grande part de la population mondiale étant communiste) mais où nous parvenaient des échos déformés d'une révolution culturelle qui pouvait sembler accomplir l'utopie et dont on a connu ensuite seulement à la fois l'échec retentissant et le prix humain exorbitant. Croire aujourd'hui à une révolution communiste est tout simplement débile maintenant que la Chine communiste elle-même s'est convertie au capitalisme, justement pour cette raison de différence de productivité qui est au coeur du matérialisme historique. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que la Chine a dû renoncer à son propre mode de développement, confrontée à des nations plus avancées qui lui avaient imposé des traités inégaux après une si ahurissante guerre de l'opium. Il y a un acquis historique, et l'hypothèse raisonnable au premier abord que le collectivisme serait plus productif que le capitalisme s'est révélé tout simplement faux (sauf pendant la crise de 1929). On est bien obligé d'en tenir compte, la question n'étant pas que le collectivisme puisse paraître désirable à certains mais qu'il ne peut rivaliser matériellement avec l'économie marchande aussi bien en terme de puissance militaire que pour "le bon marché des marchandises qui abat toutes les murailles de Chine". Il faut en comprendre les raisons profondes, faire avec.

Savoir qu'on ne pourra se débarrasser du capitalisme mondialisé (pas plus que de l'évolution techno-économique) n'empêche pas d'essayer de le réguler ni de construire des alternatives permettant de se soustraire au capitalisme - individuellement ou localement - mais en s'appuyant sur des puissances matérielles et les nouvelles forces productives au lieu de simples convictions idéologiques ou injonctions morales ineffectives. La question qui se pose est bien de repartir des principes matérialistes du marxisme en économie, et donc de l'efficacité productive, au lieu de retomber dans le conflit des utopies ou des modes de vie, mais l'échec du communisme ne peut signifier longtemps le triomphe d'un capitalisme dérégulé. C'est plutôt qu'une négation est toujours partielle et doit composer avec ce à quoi elle s'oppose (dans une économie plurielle et non totalitaire).

C'est aussi la nécessité de la critique d'une rationalité trop sûre d'elle, et même d'une critique de la critique (il ne suffit pas d'avoir des idées claires et distinctes, ni de dénoncer de réelles injustices pour ne pas faire pire encore et tomber dans un dogmatisme aveugle ou la désignation de faciles boucs émissaires). L'échec de l'économie planifiée face au libéralisme renvoie en effet à l'opposition du finalisme au darwinisme, d'un volontarisme dirigiste à la boucle de rétroaction qui se règle sur ses effets, et finalement à un réel extérieur qui ne se laisse pas enfermer dans nos raisons. C'est d'ailleurs la base du néolibéralisme de Hayek qui justifie le laisser faire des marchés par la complexité du réel et nos limites rationnelles ne nous donnant accès qu'à une information imparfaite. Déjà John-Stuart Mill, suivant en cela la méthode scientifique, défendait la liberté (politique cette fois) par la pluralité des opinions et le fait que la vérité nous était inaccessible et disputée. Il est possible que l'intelligence artificielle et la globalisation du monde changent un peu cet état de fait mais, en attendant, il est crucial de reconnaître l'étendue de notre ignorance malgré tous les savoirs accumulés et renoncer à soumettre l'économie à notre logique défaillante et un management autoritaire (top-down), ce qui ne veut pas dire s'abandonner à un libéralisme débridé mais certainement changer de stratégie et de moyens d'actions (bottom-up).

Selon les critères mêmes du marxisme, on peut dire que jamais période ne fut aussi révolutionnaire avec tous les bouleversements de notre entrée dans l'ère du numérique exigeant de nouveaux rapports de production, de nouvelles institutions, de nouveaux droits. Au lieu d'en subir douloureusement tous les inconvénients, il nous faut trouver les solutions qui nous soient les plus favorables et assurent la reproduction sociale, non pas selon nos préférences individuelles (ni même celle d'un vote démocratique) mais en fonction des exigences du nouveau système de production, en tenant le plus grand compte des performances matérielles et de la durabilité de dispositifs qui doivent pouvoir s'auto-entretenir. Sous prétexte de son échec historique, ce n'est pas cette fondation du marxisme dans l'infrastructure matérielle et ses performances effectives qu'il faudrait abandonner mais tout au contraire sa mythologie révolutionnaire qu'on espère vainement revivifier.

Il y a beaucoup à y gagner même s'il ne faut pas en attendre un paradis communiste délivré de la lutte des classes, de la marchandisation et de toute injustice mais peut-être de nouveaux droits, comme un revenu garanti, une extension des communs et de la gratuité numérique avec le retour de la commune (du communalisme), des échanges de proximité et des circuits courts, etc. Même si les esprits n'y semblent pas prêts encore, c'est une complète révision de l'imaginaire dépassé de la gauche qu'il faudrait opérer, se rapprochant, comme les révolutionnaires Kurdes actuels, du municipalisme libertaire de Bookchin mais intégrant aussi la révolution numérique qui change toutes les données, sans oublier les contraintes écologiques tout aussi matérielles. C'est le chantier des années à venir, pouvant nourrir quelque espoir après la déferlante de défaites annoncées, à condition de prendre le réel à bras le corps au lieu de vouloir continuer à rêver d'un monde idéal quand tout s'écroule autour de nous. La rationalité économique et politique doit admettre ses limites pour essayer de les dépasser, prendre toute la mesure des obstacles idéologiques et cognitifs qui nous égarent et nous divisent. De toutes façons la situation ne peut rester en l'état, non pas sous la pression de quelques révolutionnaires égarés ni de l'extrême-droite réactionnaire mais bien de l'accélération technologique qui ne nous laisse pas le choix.

Article intégré à une petite histoire de la philosophie.

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