La révolution nationale (le retour)

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revolution_nationaleLa confusion est à son comble avec des électeurs de gauche qui se mettent à voter à l'extrême-droite et des intellectuels de gauche qui ne comprennent pas qu'ils s'y trouvent assimilés, eux qui ont pourtant de si bonnes intentions ! S'il est presque impossible d'arrêter ce basculement vers la droite et le nationalisme (qui a des raisons objectives mais auquel l'ancien marxiste Jean-Pierre Chevènement sert de pivot), on peut du moins essayer de comprendre et dénoncer l'irrationalisme des "vestiges théologiques sur lesquels repose la souveraineté de l’État-nation" comme dit Wendy Brown, ce nouveau souverainisme n'étant qu'une forme de sécularisation ("démocratique") d'un pouvoir de droit divin, conception qu'on peut dire religieuse de la politique mais, surtout, symptôme d'une situation bloquée et de notre impuissance réelle devant la dégradation de nos conditions de vie.

L'incroyable résurgence de tendances fascisantes qu'on croyait complètement refoulées s'explique d'abord par une crise économique assez comparable à celle qui leur a donné naissance (bien que dans un contexte très différent) mais aussi par une méconnaissance de la nature du fascisme trop facilement assimilé aux régimes autoritaires, en oubliant qu'il vient de la gauche et prétend parler au nom du peuple qui le soutient de ses votes. A force de le diaboliser, avec quelques raisons, on n'y voyait plus que la violence alors que l'adhésion populaire considérable qu'il a suscité venait d'un besoin de solidarité et d'appartenance pas si éloigné des aspirations communistes (bien que s'y opposant radicalement par le matérialisme, l'internationalisme et le collectivisme). C'est à cause de cette image tronquée du fascisme que nos souverainistes de gauche ne peuvent absolument pas s'y reconnaître, découvrant soudain tout étonnés que cette solidarité nationale était tout ce qu'ils cherchaient à l'extrême-gauche !

La cause principale, comme dans les années trente, reste bien le chômage de masse (qu'on appelait surpopulation avant) et l'extension de la précarité dus aux politiques économiques qui nous sont imposées par notre endettement et notre appartenance à l'Euro. Il est naturel de vouloir dès lors sortir de l'Euro et retrouver notre autonomie pour mener d'autres politiques plus favorables à nos intérêts nationaux, identifiés avec l'intérêt des plus pauvres... sauf que l'affaire ne se présente pas si bien et qu'il ne suffit pas de proclamer sa souveraineté pour avoir les moyens d'une autre politique (et par exemple ne pas payer ses dettes), le monde au dehors restant ce qu'il est. On risque de ne faire qu'empirer les choses, surtout dans une ancienne puissance coloniale qui abrite tant de multinationales opérant sur tous les continents. L'autre argument principal, c'est celui de la concurrence de "nos" travailleurs par les hordes d'étrangers, argument qu'on prétend bien légèrement de gauche et anticapitaliste (contre la finance cosmopolite) alors qu'il a toujours été celui de l'extrême-droite. Certes, il serait plus que souhaitable qu'on se préoccupe en priorité de "nos pauvres" mais les protections sociales sont attaquées par "nos riches" (ou classe moyenne) et non par les immigrés, de même que le chômage a des raisons économiques et non pas démographiques. S'ajoute à cela, la crise migratoire qui est du pain béni pour l'extrême-droite avec un parfum de guerre de religions et de choc des civilisations recrutant le féminisme dans sa croisade pour les valeurs occidentales. La peur se répand d'un grand remplacement que ce soit d'ailleurs par les musulmans, les transhumains ou les robots. Certes, rien ne semble plus légitime a priori que de défendre son mode de vie, ses droits, son travail, voire son identité (fantasmée), mais il n'y a sans doute rien de plus illusoire dans ce monde en perpétuelle mutation (jamais période ne fut aussi révolutionnaire).

Nous vivons, incontestablement, une époque de grands bouleversements avec : 1) l'accélération technologique et la généralisation du numérique, 2) la globalisation du monde et le développement des pays les plus peuplés, 3) le changement climatique enfin ainsi que tous les problèmes écologiques planétaires qui vont devenir de plus en plus pressants. Tout cela est à de toutes autres dimensions que la nation et concoure à détruire nos anciens modes de vie ou d'organisation sociale, modifiant complètement notre paysage et nos façons de penser, avec inévitablement de grands mouvements de population à la mesure de l'explosion démographique africaine. Pour l'instant, la crise migratoire est très surévaluée, les chiffres restant modestes par rapport à la population européenne mais ce n'est rien par rapport à ce qui nous attend, notamment en France, pays traditionnellement d'immigration, avec plus de 500 millions d'africains francophones en 2050 ! On n'en a pas fini avec "l'insécurité culturelle" et une histoire qu'on ne peut arrêter.

Dans l'immédiat, de façon plus conjoncturelle, s'ajoutent le krach de la dette et les crises monétaires, dont celle de l'Euro (mal conçu et inachevé), qui ravagent des pays entiers. C'est à ce moment où l'on perd toute prise sur notre avenir que monte la revendication souverainiste et que des espoirs démesurés sont mis dans le retour de la Nation, comme un retour en arrière, qu'on peut qualifier de folklorique, aux prétendus jours heureux du passé (si durs pourtant, même en dehors des guerres), restant complètement fascinés par ce qui est devenu pure fiction (Nation, Peuple, Démocratie).

Ce remake des années trente reste très dangereux mais ces périodes de basculement idéologique irrésistible, qui semblent gagner soudain les esprits (on a eu le mouvement opposé en Mai68), illustrent à quel point nous sommes influencés par l'ambiance et les modes du moment, contaminés comme par une épidémie. Dans notre adhésion enthousiaste à ce qui nous apparaît désormais comme de nouvelles évidences, nous sommes beaucoup plus déterminés que déterminants. Ainsi, lorsque la situation semble se dégrader inexorablement, il est naturel de chercher une issue coûte que coûte, si ce n'est un sauveur. Aucune solution n'étant en vue, bien qu'il ne manque pas de partis qui prétendent faire des miracles, on se focalise sur la possibilité même d'une solution... s'il y en avait une. La question devient celle du souverainisme, de l'autonomie de décision par rapport aux autres pays et finalement celle de la nation dans laquelle on met beaucoup d'espoirs qui ne peuvent qu'être déçus, les marges de manoeuvre n'étant pas beaucoup plus grandes quand on est indépendant et neutre (comme la démocratie suisse). L'exemple de la monnaie est emblématique, sortir de l'Euro permettant certes une meilleure adaptation à notre économie mais exposant à la spéculation monétaire qui finit par annuler le "pouvoir monétaire" en le soumettant aux marchés.

Les nations existent, incontestablement, mais ni sous la forme d'un peuple homogène, ni sous la forme d'un contrat social, seulement par leurs institutions, leur histoire et la diversité de leurs territoires. Elles ne sont pas vraiment dépassées mais plutôt intégrées dans des ensembles plus grands, notamment dans un marché global qui tient un rôle proche de celui des empires. La prétendue souveraineté qu'on pourrait reconquérir, se limiterait à pas grand chose et assurément pas autant qu'on nous le serine (on le sait depuis 1983). Dans un cas comme dans l'autre, il y aura toujours la France, et il y aura toujours l'Europe. Non seulement notre souveraineté resterait très limitée (par toutes sortes, d'accords, de traités, d'intérêts, d'équilibres) mais se pose la question de ceux qui en détiendraient le pouvoir. Là, on imagine le Front de gauche quand c'est le Front national qui cartonne. C'est vraiment du délire et travailler pour son adversaire. Afin de ne pas avoir à se poser la question du parti au gouvernement, on dira que c'est le peuple qui prend le pouvoir et que ce ne serait qu'une question de démocratie ou de constitution. Cela permet de faire comme si on n'était pas déjà en démocratie et qu'il y avait bien une droite, très forte, et une gauche, affaiblie. On s'imagine que ce pouvoir démocratique dans sa grande mansuétude serait meilleur pour les plus faibles et renforcerait nos protections sociales, ce qui est rien moins que sûr quand on voit les travailleurs pauvres accabler les assistés et les entreprises pleurer pour baisser les protections sociales. Il vaudrait mieux compter sur les mouvements sociaux pour cela, si le chômage n'affaiblissait tant la position des travailleurs. Le plus ridicule, c'est l'identification implicite de la souveraineté nationale à une sorte de dictature du prolétariat qui est aussi délirante tellement elle est loin des réalités d'une démocratie pluraliste. Comme cette croyance reste indispensable à tous ceux qui ont leur petit plan pour changer la société à leur façon, même s'ils n'ont aucune chance d'y arriver, on ne s'en débarrassera pas de sitôt, mais c'est une dangereuse aspiration à un pouvoir fort qui profitera là encore à nos ennemis. Tout ce qu'on peut faire, c'est de relever les mystifications sur lesquelles repose le souverainisme, non seulement la notion de peuple mais tout autant les conceptions imaginaires du politique et de la démocratie.

Les références à la démocratie grecque sont toutes faussées par le fait que ses principes ne s'appliquaient qu'aux petites communautés à taille humaine (démocratie de face à face), certainement pas aux nations, sans compter que nous ne sommes plus du tout au temps où l'on formait des colonies avec ceux qui nous ressemblent et partagent la même culture (ethnos). Castoriadis fait partie de ceux qui ont répandu l'idée que la démocratie ne serait fondée que sur elle-même, comme pouvaient l'être effectivement des cités grecques, mais j'ai déjà remarqué qu'au moment même où Aristote rédigeait son recueil sur "La Politique", cette conception était devenue complètement caduque sous l'Empire d'Alexandre le Grand (son élève). Avec l'Empire, le lien politique ne vient pas des citoyens eux-mêmes mais de l'autorité impériale et du pouvoir militaire. C'est à peu près la même chose lorsqu'il n'y a pas d'empire mais qu'on est intégré dans un grand ensemble. Ce n'est plus, en tout cas, ce qu'on appelle la philia, la fraternité qui constitue le lien social (par la base), mais les institutions et le Droit (par le haut). L'auto-nomie en est dès lors très réduite (les pouvoirs d'un ministre sont presque nuls). C'est incontestablement une société imparfaite qui manque de communauté mais le rêve utopique d'une société harmonieuse, unie, solidaire mène au cauchemar du rejet de l'autre et de la mort de masse (il ne suffit pas de prétendre que non). Il est donc important de réfuter que le but de la politique soit l'amour (comme le clament les dirigeants fascistes) alors qu'il s'agit de vivre avec ceux qu'on n'aime pas, d'une autre culture, d'autres croyances, dans ce pays (où l'on paye l'impôt) tel qu'il est. Pour Hegel, le Droit est bien l'aliénation de notre liberté subjective mais comme nécessaire à la constitution d'une liberté objective. Tout au contraire le nazi Carl Schmitt prend saint Paul au mot et abolit la loi (état d'exception) au nom de l'amour, la politique se réduisant à l'affrontement entre amis et ennemis où tous les coups sont permis, la préoccupation principale devenant celle de la démarcation entre les uns et les autres (peuple, race, culture, religion, idéologie).

Ce qu'il y a de vrai et d'incontournable, là-dedans, c'est que l'unité d'une nation ne se fait jamais sinon contre une autre, dans la guerre. Si je risque de recevoir une bombe sur la tête, mon ennemi ne fait aucun doute et me solidarise malgré moi avec mes concitoyens jusqu'aux plus hostiles à ce que je suis. Sinon, malgré les cérémonies et l'exaltation des meetings politiques, il n'y a aucune unité dans une population bigarrée, intégrant une petite partie de ses anciennes colonies aux anciennes vagues de peuplement de ces prétendus barbares qui ont laissé leurs noms un peu partout sur le territoire et marqué des identités régionales plus fortes qu'une identité nationale assez récente et forgée surtout par l'école. L'amusant, c'est que ce roman national qu'on veut nous inculquer change selon les intérêts du jour mais en occulte toujours une partie (on oublie Napoléon ou le colonialisme, on choisit la révolution ou la royauté, la laïcité ou la fille aînée de l'église, la gauche ou la droite, les résistants ou Pétain, etc). C'est un peu comme les personnages que Staline effaçait des photos officielles quand ils tombaient en disgrâce. Surtout, la substitution de la notion de peuple à celle de classe vise avant tout à dénier l'antagonisme entre riches et pauvres : nous aurions nos bons capitalistes (comme le baron Seillière et les 200 familles) qui vaudraient mieux que les autres ! Nous ne sommes plus, en effet, dans le national-socialisme mais dans un national-capitalisme qui fleure bon les corporations fascistes.

On a beau se monter la tête, il faut bien admettre que nous n'avons rien d'un peuple au départ (contrairement au Japon par exemple), rien qui nous unit en dehors des institutions et de la protection sociale dont c'est la fonction de nous solidariser et nous faire vivre ensemble malgré nos antagonismes. Tous les efforts pour essayer de définir une identité française ne peuvent qu'échouer, recouvrant des identités multiples incompatibles. Même si nous partageons la même langue (depuis pas si longtemps), il n'y a pas plus de culture ou philosophie française mais bien différentes cultures, pas plus qu'il n'y a une religion commune (dans mon coin il y a des villages protestants et d'autres catholiques, étrangers les uns aux autres). Il est vraiment assez extraordinaire de se vouloir français, comme s'il ne suffisait pas de l'être (par sa naissance sur le sol et non pas sa généalogie). En Mai68 il était impensable de se prétendre français. Nous nous opposions en tout à nos parents, notre identité était d'être jeunes et nous nous reconnaissions dans la jeunesse de tous les pays. Bien sûr, c'est quand on va à l'étranger qu'on est le plus français et il y a des milliers de choses qu'on aime et qui se trouvent en France (on pourrait tout aussi bien dire en Europe) mais il n'y a pas une essence, une âme qui pourrait unifier cette diversité ("Un pays qui produit 365 sortes de fromages est ingouvernable"). Par contre, dans un tout autre sens, le peuple peut désigner plus spécifiquement les pauvres (pauperes dépourvus de pouvoir) et, dans ce sens il existe bien (comptant de nombreux immigrés), petit peuple qui doit se battre contre la classe dirigeante mais n'est pas du tout national même si cela aboutit à des lois nationales.

La seule unité se forge dans les urnes, c'est-à-dire sous forme conflictuelle, le scrutin à 2 tours impliquant qu'il y a 2 France au moins. Après l'illusion de la Nation et l'illusion du Peuple, c'est pourtant bien la Démocratie qui est devenue une véritable religion, ne tenant aucun compte de sa pratique effective qu'une nouvelle constitution est supposée arriver cette fois à protéger de la loi d'airain de l'oligarchie, de la corruption, etc. ! La réalité, c'est que, si elle est largement améliorable (avec une dose de tirage au sort, pas de cumul, etc.), la démocratie n'est pas l'expression transparente des citoyens, encore moins de l'intérêt général. Au lieu de la mythifier, il faut reconnaître que la démocratie est seulement le moins pire des régimes, organisant la paix sociale et s'assurant d'une majorité mais sujet à la manipulation, la démagogie, aux puissances d'argent, au jeu des ambitions et des réseaux de pouvoir. On a assez d'expérience de la démocratie pour savoir qu'elle ne dispose pas du pouvoir de modeler la société et l'économie à sa guise ! Il ne suffit pas de faire des lois. Le simple fait d'être une démocratie pluraliste implique des contre-pouvoirs qui limitent fortement l'action d'un gouvernement.

Il y a bien d'autres limites aux pouvoirs d'un Etat même s'il ne manque pas de militants audacieux persuadés qu'il ne s'agit que de volonté. Ce qu'on présente comme des triomphes de la volonté ne sont jamais que des décisions réussies car exigées par la situation alors qu'ordinairement les ravages du volontarisme sont considérables - et y mettent un terme rapidement ! Le réalisme n'est pas bien vu, assimilé au calcul froid voire au cynisme sans coeur - ce qui fait qu'il finit par être assumé comme tel par la droite dure. Sans doute l'émotion peut avoir sa place, empêchant parfois qu'on tombe dans l'insensibilité et la barbarie mais elle peut tout autant y précipiter et surestime souvent nos moyens dont il faut bien tenir compte pourtant. La bonne volonté qui se croit souveraine va découvrir qu'on ne vit pas sur une île, qu'on ne peut s'enfermer derrière des murs, inutile ligne Maginot contre une globalisation qui ne s'arrête pas à l'Europe. Sans parler de tous les traités qui nous lient, l'Etat universel est déjà en gestation dans les organismes internationaux. Une économie ouverte a de toutes façons des marges de manoeuvre très réduites face aux marchés, d'autant plus quand on est endetté. La Révolution ne reviendra plus. Le rêve d'un Etat fort contre l'argent fort, n'est plus qu'un rêve, du moins au niveau national obligé de céder à la pression extérieure. On n'échappera pas plus aux transformations du numérique ni au fait que notre niveau de productivité globale déterminera toujours notre revenu.

Il est paradoxal de voir que, même chez les marxistes, l'économie est assimilée à une simple idéologie, question d'hégémonie qu'on explique par la propagande (voire par le fétichisme de la valeur!), alors que l'économie est un système matériel de production qui s'impose par sa productivité justement. On accuse de tout et n'importe quoi "les marchés" ou le néolibéralisme, version cultivée des théories du complot ou d'une volonté mauvaise, alors qu'il faudrait parler plutôt de processus matériels ou de contraintes systémiques. Or, non seulement "le bon marché de ses marchandises est l’artillerie lourde avec laquelle elle abat toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares qui nourrissent la haine la plus opiniâtre à l’égard de l’étranger" (Manifeste) mais c'est bien cette puissance économique qui donne aux USA l'hégémonie militaire, qui ne souffre pas de discussions. A l'échelle des nations, il n'y a plus que le choix de se soumettre. Si on ne choisit pas nos maîtres, qui nous sont imposés par la force des choses, il ne faut pas s'étonner qu'on ne soit pas maître de l'économie. Il se trouve que l'économie a ses lois, impossibles à nier. Certes ce ne sont pas des lois mécaniques. Elles subissent de nombreuses variations, ne permettant aucune prédiction certaine ou plutôt d'assez bonnes prévisions en fonctionnement normal mais n'arrivant pas à intégrer les crises et les chocs extérieurs (car l'économie fait partie du social et de la nature, elle n'est pas sur une autre planète).

En tout cas, et bien que l'économie soit une oeuvre humaine, on n'en fait pas ce qu'on veut. Les politiques économiques échouent car l'économie a ses propres contraintes qui ne sont pas seulement celles des marchés mais celle de l'approvisionnement des populations avec une inertie qui est fonction de la taille des populations et ne permet pas de changer de cap rapidement. Cela n'empêche pas qu'il n'y a pas d'économie sans règles, sans Droit, sans une force le faisant respecter. L'économie ne tourne pas toute seule mais elle nous entraîne dans ses fluctuations et n'accepte que ses propres régulations, peut-on dire, celles qui sont dictées par son fonctionnement et non des régulations purement politiques. Même la question des inégalités est une question économique plus que politique, ne dépendant pas tant de nos bons sentiments que de la période, avec des cycles de réduction des inégalités jusqu'à un blocage de l'économie (stagflation) qui engage dans des politiques plus favorables aux riches et à la finance jusqu'à un nouveau blocage de l'économie à nouveau engagée dans une politique inflationniste et de réduction des inégalités.

On voudrait croire que notre militantisme est décisif dans l'orientation des politiques économiques mais ce n'est pas le cas si le militantisme lui-même est déterminé par le moment du cycle économique et le niveau du chômage (plus il est élevé plus les travailleurs sont en position de faiblesse et l'économie en déflation, alors que, plus on est dans le plein emploi et plus les luttes sociales sont payantes et nourrissent l'inflation). Les économistes hétérodoxes qui font des plans sur la comète comme s'ils avaient tous les pouvoirs ne comprennent pas cette temporalité des politiques économiques et des idéologies qui vont avec (qui changent en même temps que l'économie). On comprend que tous ceux qui croient avoir la solution (nationale) s'énervent mais ils se trompent. Il ne suffit pas de critiquer les économistes mainstream pour avoir raison, encore moins pour avoir une chance d'appliquer ces prétendues politiques miracles alors qu'on l'a vu avec la Grèce, ce sont des mesures absurdes qui sont prises de force. Devrait s'ajouter dans leur scénario, non seulement cette pression extérieure mais surtout la mutation du travail à l'ère du numérique et la sortie du salariat qui rendent d'autant plus impossible la crispation sur les avantages acquis et la sauvegarde des anciens rapports sociaux alors que les forces productives ont changé de nature.

Donc, non, nationalisme et souverainisme ne vont pas tout changer. Il faut faire son deuil des histoires qu'on se raconte, des révolutions supposées nous sortir du capitalisme mondialisé ! Il y a l'idée tenace qu'on peut plier le réel à nos raisons, mieux, que c'est un devoir moral (de l'ordre d'un égoïsme surmonté). On ne peut nier le devoir moral mais on peut douter de son efficience et qu'on soit à ce point maîtres et possesseurs de la nature ! L'échec de la raison est un fait avéré dont il faut tenir compte. L'échec de tous les régimes communistes partout, et même devenus majoritaires pendant une assez longue période de temps, reste bien un scandale pour l'esprit mais doit être compris, intégré, disqualifiant toutes les utopies et nous ramenant à plus de modestie. Nous vivons une fin de la politique comme il y a eu une fin de la religion (loin d'être achevée) et qui se traduit dans les deux cas par un retour violent qui nous menace directement. Ce qu'on ne peut admettre, c'est que l'exigence de justice a beau être universelle, il est notoire qu'on n'arrive pas à s'entendre sur le juste et l'injuste, qu'on soit de la même nation, voire du même sang n'y change rien. Le problème est bien là, déjà dénoncé par Socrate sans qu'on ait fait beaucoup de progrès depuis là-dessus.

Arrivé à ce point, il y a certes de quoi désespérer ceux qui ne voient de salut que par la nation et un pouvoir autoritaire mais ce n'est pas parce qu'il y a tant de choses qui ne dépendent pas de nous que nous serions condamnés à subir sans rien pouvoir faire. Si nous n'avons pas prise sur la totalité du monde, il reste des alternatives locales, si nous ne pouvons nous opposer aux évolutions globales, nous pouvons nous y adapter localement de façon plus écologique, en sortant du salariat et du productivisme. Il ne peut être question, en effet, d'abandonner les luttes d'émancipation, la réduction des inégalités, la gratuité des biens communs et le souci des équilibres écologiques, mais seulement d'en assumer leur dimension locale. L'idéal politique reste celui de la démocratie, d'une égale liberté et de la solidarité sociale mais sur un mode moins idéalisé, plus concret, et très différent des anciennes utopies communistes ou libertaires, tout comme d'une société écologiste et communautaire comme on pouvait en rêver...

Il faut s'y faire, il n'y aura pas de conversion universelle à un mode de vie naturel et frugal, pas plus qu'il n'y aura de révolution nationale mettant le peuple au pouvoir et réglant magiquement tous les problèmes. On est bien obligé d'en prendre acte mais cela ne signifie pas qu'il n'y aurait plus aucune espérance alors qu'on vit dans une époque offrant d'énormes potentialités nouvelles. Simplement, il ne faut pas rester accroché à des temps dépassés ni vouloir l'impossible et investir dans des figures mythiques ou des aspirations religieuses. Même si nos moyens sont limités, on peut tenter d'intervenir à différents niveaux, y compris le niveau mondial (au moins pour l'environnement, le commerce, la santé, la taxation des transactions financières, etc).

Le niveau national reste important, notamment dans l'imposition des revenus qui devrait retrouver les taux "confiscatoires" des années soixante (y compris aux USA) pour vraiment réduire les inégalités - mais voilà encore un domaine où l'on ne peut trop se singulariser par rapport aux autres pays. Le niveau national est aussi celui des protections sociales, ce qui constitue le meilleur argument pour les souverainistes de gauche, sauf qu'elles sont attaquées par les gouvernements nationaux sans qu'on ait besoin de les y obliger, car les conditions qui avaient rendu possible le "compromis fordiste" ne sont plus les mêmes dans l'économie post-industrielle. L'essentiel reste de s'adapter au numérique, à la fin du salariat au profit des travailleurs autonomes qui devront disposer de protections sociales semblables à celles des salariés, avec notamment un revenu garanti qui devrait relever en partie au moins du niveau national - mais on en est encore très loin. Même sur cet enjeu limité, on peut désespérer de la nation (et des syndicats) !

Sinon, ce qui disqualifie désormais le niveau national, c'est surtout que les nouvelles logiques de développement aussi bien que les contraintes écologiques incitent plutôt à relocaliser au plus près et offrir un écosystème local favorable aux nouvelles activités et favorisant les échanges de proximité, ce qui pourrait se faire notamment avec des monnaies locales. La proposition de coopératives municipales comme institutions du travail autonome et du développement humain vise à favoriser le travail choisi et la valorisation de nos compétences plus que la productivité ou le revenu, de quoi changer la vie tout en produisant moins. La viabilité d'une telle institution reste à démontrer dans les faits mais il faudra de toutes façons répondre aux besoins locaux de l'économie numérique comme à la nécessité des circuits courts. Sur tous ces plans, une révolution nationale ne servirait absolument à rien qu'à empirer les choses, la nation n'étant plus qu'un deus ex machina censé nous dispenser de tenir compte du réel et de nous adapter aux évolutions en cours.

Je sais bien que cet ancrage dans le local reste inaudible et pas à la hauteur de nos rêves. Ce n'est pas avec ça qu'on va faire barrage à un mouvement de fond, du moins pas avant qu'il ne se brise sur les dures réalités. Il n'empêche que le discours souverainiste n'est basé que sur des illusions et mène à un pouvoir autoritaire dont on peut attendre le pire. Les souverainistes de gauche sont bien coupables de servir ainsi la soupe à l'extrême-droite tout en s'imaginant la combattre. Certes, dans la répétition de l'histoire, le retour de la révolution nationale se ferait sans doute plutôt sous la forme d'une farce, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'aurait pas sa part de tragédie et de barbarie. Il faut s'y opposer de toutes nos forces et pour cela il faut y opposer une alternative, qui ne peut cependant être que locale, venir de la base et non du sommet. Mais faudra-t-il que le rêve national se transforme en cauchemar pour qu'on prenne au sérieux le local, à notre portée, qui dépend de nous cette fois et pourrait vraiment changer la vie ?

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