Plus la situation est bloquée, et dépourvue de toute perspective, et plus on se croit obligé de proclamer sa radicalité, appeler à l'insurrection et promettre une société idéale refaite à neuf, en rupture totale avec la société précédente et tous les millénaires passés... sans aucune chance, bien sûr, d'aboutir à rien, sinon au pire. Car ces visions exaltées, qui sont récurrentes dans l'histoire et auxquelles je n'ai pas échappé avec ma génération, ne sont pas du tout si innocentes qu'on croit mais répondent bien plutôt à un besoin profond dont les Islamistes nous rappellent le caractère à la fois religieux et criminel, en dépit d'intentions si pures (où, dans leur rêve, il n'y aurait aucune raison de ne pas être de leur côté sauf à être foncièrement mauvais).
Plutôt que s'imaginer devoir renforcer les convictions, gagner l'hégémonie idéologique, changer les esprits, appeler à l'amour universel, il faudrait pourtant en finir au contraire avec ces conceptions messianiques de la politique et d'une communauté fusionnelle pour revenir à la dimension matérialiste et pluraliste d'une politique démocratique qui n'est pas "souveraine" et dominatrice mais bien plutôt faite de compromis et de rapports de force. C'est ce qui est sans aucun doute inacceptable à la plupart dans ce besoin d'absolu devant l'injustice sociale et les désastres écologiques qui s'annoncent. C'est pourtant ce qui constitue la condition pour donner un minimum d'effectivité à nos protestations et avoir une petite chance d'améliorer les choses au lieu d'aller de défaites en défaites (en croyant garder la tête haute et n'avoir pas à s'en alarmer!). Il y a le feu, il n'est plus temps de faire des phrases et se donner des grands airs.
Il est certainement d'autant plus difficile de garder un réalisme matérialiste quand l'ordre ancien s'écroule, qu'on ne peut plus se limiter à des ajustements de détail mais qu'il faut mettre en place de nouvelles institutions. Il semble que cela ouvre les vannes à tous les délires et imaginations débridées alors que la crise restreint au contraire les possibles et qu'il faudrait faire preuve de la plus grande rigueur et modestie pour répondre à des contraintes écologiques, on ne peut plus matérielles et de plus en plus pressantes, tout en adaptant les rapports de production aux nouvelles forces productives pour en assurer la reproduction matérielle et la soutenabilité. On en est loin mais on serait là dans le concret de réponses à donner, pas dans la reconstruction de la société et de l'économie sur des principes abstraits et l'idéalisation du genre humain (ou du "peuple"). Il ne s'agit pas tant de ce qu'on veut que de ce qu'on peut, non pas de ce dont on rêverait et qui diffère pour chacun mais de ce qu'on est obligé de faire pour nous adapter pas trop mal à une mutation anthropologique radicale comme il n'y en a jamais eu à cette vitesse là dans l'histoire.
Prétendre, pour encourager les plus naïves ou folles, que les utopies d'aujourd'hui seraient la réalité de demain est une imbécillité, les "utopies" qui réussiront étant par définition les plus réalistes. Le mouvement ouvrier n'a pris de l'ampleur qu'à tourner le dos au socialisme utopique pour s'engager dans des luttes concrètes. Ce que le marxisme avait sans doute de meilleur, c'était de développer des analyses matérialistes, sociologiques, économiques et une conception stratégique de la lutte des classes - mais l'utopie n'y était que repoussée à plus tard ! Il est certain qu'on a bien du mal à faire le deuil de nos idéaux et se faire tout simplement à l'idée que le monde existe vraiment en dehors de nous, avec toute sa dureté, et qu'il est immense, pas seulement les espaces infinis mais ce qu'on appelle un peu vite "chez nous", sur cette vieille Terre où nous sommes pris dans des tourbillons puissants qui nous balaient comme poussière... même si notre industrie devient elle-même la cause d'immenses destructions et perturbe toute la biosphère à l'ère de l'anthropocène. Notre puissance d'agir pour transformer le monde est beaucoup plus limitée qu'on ne voudrait s'en persuader dans l'enthousiasme des foules et c'est ce qu'il faudrait reconnaître d'abord, dans ce que cela peut avoir de désespérant effectivement. Nous ne sommes pas dans un non-lieu imaginaire mais dans des lieux chargés d'une lourde histoire, un monde dans lequel nous sommes nés, dans lequel nous avons été jetés comme dit l'autre, mais qu'en tout cas nous n'avons pas choisi.
Prendre acte de notre emballement premier, d'une impossible position de créateur du monde qu'il nous faut abandonner, ne veut pas dire qu'on devrait se laisser faire, rester entièrement passifs, et qu'on n'aurait prise sur rien. Simplement, notre première tâche est de déterminer ce qu'on peut faire, ce qui est à notre portée et devrait être le principe fondamental de toute stratégie politique, pas de promettre la lune. Etre décidé à tirer parti de la situation pour aller le plus loin possible dans la transformation sociale ne peut signifier en surestimer les potentialités et nos pauvres moyens qu'il ne faut pas dilapider en combats perdus d'avance.
Les visions qu'on peut appeler théologiques de la politique, à prétendre viser la totalité, la rendre conforme à notre pensée (société communiste, conviviale, harmonieuse, juste, égalitaire, etc.), ne peuvent être que totalitaires et corrompues, que ce soient avec les plus grands idéaux de révolution culturelle ou de jihad divin, d'une totalité sociale supposée se régler sur notre juste loi. Ce n'est pas seulement qu'elles sont condamnés à échouer mais à tomber au pire dans la négation d'un réel qui leur résiste et les dément. L'anti-totalitarisme n'est pas seulement l'alibi de petits intellectuels de seconde zone convertis au libéralisme mais la leçon du XXème siècle, qu'on le veuille ou non, et qu'il faut bien intégrer. Assurément, les croyants qui s'y croient ne peuvent s'y résoudre, vous accusant de traîtrise, de défaitisme, de vendu, voulant vous faire taire par leur terreur criarde !
Ce n'est pas pour autant que la totalité soit immuable et ne puisse changer du tout au tout, seulement sous l'effet de forces qui nous dépassent : développement économique, effondrement systémique, guerres mondiales, mutations technologiques, pandémies, bouleversements écologiques, etc. Nous pouvons en être la cause sans que ce soit voulu en rien, effets pervers dit-on qui sont la sanction du réel et nous échappent en grande partie même si nous progresserons dans la régulation du climat et de l'économie, espérons-le, à l'ère de l'information. Dans l'état des savoirs et de la gouvernance mondiale, on n'y est pas encore, difficile de le nier.
Ce n'est pas non plus parce qu'on ne peut pas tout qu'on ne pourrait rien faire ni surtout qu'il n'y aurait aucune place pour les politiques et régulations collectives comme le prétendent des libéraux (ou libertariens) aussi dogmatiques que leurs adversaires, mais ce qui est notre horizon reste plus circonscrit et local, bien que cela soit tout à fait vital. Non pas de changer le monde sans doute mais peut-être d'en faire un autre (l'altermonde), monde pluriel qui n'est pas débarrassé du négatif mais tente de devenir meilleur à partir de l'existant. Pour rester essentiellement locale, notre action peut malgré tout s'inscrire dans un réseau global, notamment mais pas seulement quand il s'agit de faire face à des menaces globales (climatiques ou autres). L'unification des alternatives est cependant très difficile, qu'avait tentée un altermondialisme aujourd'hui moribond. C'est bien notre problème principal de ne pas arriver à rassembler tous les opposants et dépasser nos divisions. En tout cas, si un autre monde est sans aucun doute possible, c'est à l'intérieur de celui-ci avec tous ses ratés et non dans le ciel des idées ou la pureté de l'idéal.
Aucune raison non plus de renoncer à peser sur l'ancien monde en même temps qu'on en organise l'exode. Il reste indispensable de se mobiliser pour corriger ses injustices, mais ce n'est pas si facile, le rapport de force n'étant pas si souvent favorable aux perdants de la compétition économique. Il faut admettre qu'il y a de fortes oppositions à nos indignations même si cela choque notre raison.
Ce qu'on peut tenter, du moins, c'est de conquérir de nouveaux droits et protections sociales, c'est de changer le travail pour changer la vie en adaptant les rapports sociaux aux nouvelles forces productives, c'est-à-dire aller dans le sens de l'histoire au lieu de s'accrocher vainement à un passé révolu, accélérer notre adaptation à une trop douloureuse mutation sinon. Par rapport au héros révolutionnaire qui fait basculer l'histoire, c'est un rôle qu'on trouvera trop subalterne à une évolution technologique qui s'impose à nous bien plus que nous n'en décidons, mais rôle qui reste essentiel tout de même pour abréger des souffrances bien réelles, en sortant de la précarité provoquée par l'inadaptation de nos institutions et systèmes sociaux actuels, sources de frictions de plus en plus éprouvantes.
On sait que celui qui déclare qu'il n'est ni de droite ni de gauche est forcément de droite puisqu'il ne conteste pas l'ordre établi. C'est ce qui fait dire aussi que déclarer la fin des idéologies serait une idéologie de droite voulant rendre indiscutable la réalité actuelle. Les idéologies sont pourtant bien trompeuses qu'elles soient justification de l'existant ou défense dogmatique d'une autre organisation sociale, réduisant la démocratie à une nouvelle guerre de religions dont aucune n'est vraie et en grande partie responsable de l'impuissance d'une gauche éclatée en petites chapelles. Au lieu de réciter son catéchisme révolutionnaire ultra-minoritaire en s'imaginant que la réalité finira par se plier à nos incantations, on aurait besoin de s'attacher aux possibilités effectives de la situation et aux mesures les plus concrètes.
Il est difficile de se faire comprendre. Je me suis toujours proclamé révolutionnaire mais dans un sens qui ne pouvait que nourrir le malentendu car très différent de celui qui est accepté ordinairement. Pour la plupart, la révolution représente le fantasme d'un monde débarrassé de tout négatif alors que je suis parti au contraire de la psychanalyse et de ce que j'avais appelé "l'analyse révolutionnaire comme expression du négatif", nécessité d'exprimer ce qui ne va pas et de briser les codes, de renouveler périodiquement les institutions, de renverser les hiérarchies tout comme de faire rupture dans les savoirs. Il ne s'agit pas de tomber dans l'activisme révolutionnaire et mimer une révolution permanente. Ceux qui sont pour l'insurrection sont des crétins, comme s'ils en attendaient un miracle, mais des insurrections sont périodiquement inévitables, qui ne se décident pas, nous prenant presque toujours par surprise, l'important c'est sur quel résultat elles pourraient déboucher, et pour l'instant on ne voit pas lequel... En tout cas, il ne s'agit certainement pas d'accéder à un état supposé de perfection et d'harmonie comme un convivialisme dernier cri s'imaginant rencontrer l'assentiment universel pour de si belles âmes alors que ces appels au coeur des hommes et tout ce prêchi-prêcha de bonnes intentions proclamées qui assurent le succès sur les tribunes se retourneraient immanquablement contre ceux qui oseraient déranger une si belle unanimité.
Ces tentatives gentillettes d'atténuer les travers des totalitarismes et d'en désarmer l'agressivité ne peuvent y échapper pourtant car ce qui est en cause, c'est bien la prétention de modeler la réalité à notre convenance, d'avoir un "projet de société" complètement artificiel qu'il faudrait partager universellement, au lieu de seulement se coltiner le réel et prendre les mesures qui s'imposent, en expérimenter les effets. L'analyse du totalitarisme est encore à faire car, ce qui l'empêche, c'est de ne pas admettre qu'il est la conséquence inévitable du volontarisme politique. Critique faite seulement par le libéralisme qui lui-même est pourtant aveugle au rôle irremplaçable du politique, de la gestion collective, du commun qui sont pourtant bien au coeur de notre existence sociale. Il semble que chacun ne s'accroche qu'à un bout de la vérité (l'erreur consistant pour Pascal à ignorer le point de vue contraire). Le siècle des idéologies a été incontestablement celui où l'humanité a découvert sa propre puissance... qui lui est montée à la tête ! En prenant la place des religions, les idéologies post-révolutionnaires en ont perpétué les illusions, les fausses promesses, à vouloir nous faire prendre nos désirs pour la réalité.
Toutes les idéologies sont au fond fascistes (y compris libertariennes et communistes) dans leur fantasme d'unité de la société alors que nous sommes si divisés, ainsi que dans leur délire de positivité ne laissant plus de place à l'expression du négatif et à la correction de nos erreurs. On a cru en finir avec les fascismes en les mettant sur le compte d'un coup de folie passager, de nos penchants mauvais et de la haine alors que leurs discours dégoulinaient d'amour pour le peuple et d'aspiration à l'unité. C'est toujours au nom du Bien qu'on fait le mal et il ne suffit pas d'être de gauche plus ou moins extrême pour ne pas tomber dans le culte de la personnalité (césar ou tribun), incarnation supposée de la volonté générale et meneur de foules. Le fascisme ne semblait mériter que mépris, impossible d'être pris au sérieux sinon par quelques nervis analphabètes. On n'a pas voulu admettre qu'un grand philosophe comme Heidegger ait pu être nazi, comme tant d'autres intellectuels et presque toutes les élites cultivées. On n'a pas voulu voir l'enthousiasme des populations qui faisait l'émerveillement de Jung par l'énergie qui s'en dégageait, et jusqu'à la toute fin du régime, non sans réminiscences de nos jours encore. L'amour du maître est un sentiment puissant tout comme l'ivresse des foules et la fascination des masses. Ce n'est pas très différent de l'enthousiasme pour les partis religieux qui a suivi les révolutions arabes, et quand on voit une partie de la gauche actuelle se convertir au nationalisme, on voit qu'on n'est pas sortie de l'auberge ("gauche du travail, droite des valeurs", on sait où cela mène, quelques soient les protestations de bonne foi) ! Il faudrait être conscient que le fascisme et la terreur constituent d'une certaine façon, et au moins dans les moments de crise, la vérité de la démocratie majoritaire (ce que Tocqueville avait déjà compris, si ce n'est Simone Weil y voyant "le fils légitime de l'Etat nation centralisé") qui se concrétise surtout dans la guerre et la mobilisation générale, expression du besoin de communauté et d'un bouc émissaire, besoin d'unité et de défense de ses traditions d'un côté, d'héroïsme et de sacrifice de l'autre, ce qu'on retrouve étonnamment même dans les discours officiels de notre République marchande, si molle pourtant (sans parler des compétitions sportives où la nation ne peut s'affirmer que dans l'opposition aux autres nations).
Evidemment, il n'y a rien là de réjouissant. C'est la conception même de la démocratie qu'il faudrait changer pour la dépouiller d'un volontarisme dictatorial et la ramener au débat public avec ses compromis. Les tentatives de réduire le demos à l'ethnos ou une quelconque essence personnifiée, simplement pervertie par nos élites, sont d'autant plus paradoxales que le terme évoque explicitement la division (en dèmes), terme de la même famille que notre "démon" intérieur qui fait de nous des sujets divisés ! Le processus de construction d'une identité est simple, bien montré par Norbert Elias dans "Logiques de l'exclusion" : on choisit ce qu'il y a de meilleur dans notre histoire (par exemple le CNR en oubliant que la colonisation n'y était absolument pas contestée) tout en identifiant les autres à ce qu'ils ont de pire et on prétend imposer un grand récit officiel à la multitude des histoires contradictoires qu'on peut se raconter. Il y a aussi le mythe d'une démocratie qui ne se fonderait que sur elle-même, se donnant ses propres principes, entièrement souveraine sur les choses comme sur les gens. C'est faire une grave erreur sur ce qui peut être objet de décision démocratique, erreur déjà dénoncée par Platon dans le Lachès refusant de soumettre au vote ce qui relève de la connaissance plus que de nos opinions. C'est aussi faire erreur à la fois sur l'échelle de nos actions et sur la part humaine de l'histoire, surestimation de la démocratie sur tous les plans.
Il y a une idéologie citoyenniste très naïve et dont la collusion avec l'extrême-droite ne devrait pas tant étonner. Alain Accardo a bien raison de dénoncer ce qu'il appelle une démocratie pré-copernicienne qui ne tient pas compte des rapports de force et de la lutte des classes qui sont pourtant bien plus déterminants que les votes. C'est une erreur du même ordre cependant de s'imaginer que la lutte des classes constituerait la détermination en dernière instance et procéderait de notre combativité individuelle ou collective alors que le niveau du chômage, notamment, est un facteur beaucoup plus décisif. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que la lutte des classes soit favorable aux plus faibles, même si alors, il faut s'y engager activement. Ce n'est pas tout, les conquêtes sociales ne sont généralisées et durables que si elles ont un effet positif sur l'économie, ce dont s'étonnait Marx dans "Salaire, prix, profit" et qui est au principe du keynésianisme mais, bien sûr, n'est pas toujours le cas (raison pour laquelle elles sont remises en cause actuellement). Le monde ne tourne pas autour de nous ni de nos convictions idéologiques, ce n'est pas l'homme qui est au centre mais bien des processus matériels et massifs comme le développement des pays les plus peuplés !
On peut voir chez Marx une contradiction entre son matérialisme historique et le caractère messianique donné au prolétariat (ou à la lutte des classes). La prééminence donnée aux causalités matérielles dans sa critique de l'économie politique reste incontournable pourtant, développant ce qu'il disait déjà dans "Misère de la philosophie" : "Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur avec le capitalisme universel". Cette "détermination en dernière instance" laisse un certain jeu entre infrastructure et superstructure mais s'impose "post festum" par son efficacité matérielle : "Le bon marché de ses marchandises est l'artillerie lourde avec laquelle elle abat toutes les murailles de Chine" (Manifeste). Ce n'est donc pas du tout l'homme qui fait l'histoire. Il en est sans doute l'acteur plus ou moins manipulé, mais certes pas l'auteur ! Ce qui est déterminant en dernière instance reste les transformations du système de production et l'évolution technique, qu'on peut dire guidée par l'information et l'extériorité. Il y a encore chez Marx une surestimation du sujet et de son action alors que, par exemple, ce ne sont pas, comme on le croit volontiers, les chercheurs qui font les sciences. Si Newton ou Einstein n'avaient pas existé, la physique n'en aurait pas été changée d'un iota ! Il y a plutôt une concurrence pour savoir qui publiera le premier et une sélection après-coup des théories par l'expérience ou sanctionnées par leur effectivité, notamment dans la guerre. C'est le réel qui décide qui a raison, peu importent les personnes.
Incontestablement, et de son propre aveu, il y a bien une coupure épistémologique entre le matérialisme du Marx de la maturité, celui de l'analyse du Capital, et l'idéalisme de son hégélianisme de jeunesse plus centré sur l'aliénation mais on ne peut dire qu'il n'en soit rien resté... C'est évident pour le rôle messianique donné au prolétariat d'abolition des classes, ce qui n'est pas du tout ce que pensait Hegel mais relève bien d'une dialectique hégélienne, d'un négatif absolu se transformant en positif absolu (Nous ne sommes rien soyons tout) et réalisant ce miracle que si toute histoire jusqu'ici a été celle de la lutte des classes, il n'y en aurait plus du tout dans un régime socialiste ! Ce qui bien sûr n'a pas été le cas. Il est amusant de noter qu'on peut faire à Marx le même reproche qu'il faisait à Proudhon dans "Misère de la philosophie" : "Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus". Dès lors, son matérialisme historique n'est plus ni matérialiste, ni historique, ce qui est un peu fort tout de même !
En fait, l'hypothèse qui faisait tenir ensemble le matérialisme du système de production et l'utopie communiste, c'est la supposée supériorité productive du collectivisme et de la planification éliminant les fantastiques gâchis d'une économie de marché dominée par une finance destructrice. C'est vraiment la clé de voûte du système et il était on ne peut plus raisonnable de le penser à l'époque mais cela ne s'est pas vérifié dans les faits, sauf au moment de la crise des années 1930 et du chômage de masse. Mais ensuite le décrochage a été flagrant, et la Chine a fini par prendre acte de la supériorité du marché et de la liberté d'entreprise sur la bureaucratie. Le matérialisme a eu le dernier mot sur l'idéalisme de la révolution culturelle espérée, comme toujours. S'il n'y a pas dissolution des classes, ni supériorité matérielle de la collectivisation, il devient impossible de conserver la vision naïve d'une démocratie socialiste transparente et qui ne soit pas l'objet de luttes de pouvoir, de corruptions de toutes sortes et d'accaparement par une oligarchie bureaucratique. Imaginer qu'une révolution mettrait un terme à l'histoire, abolirait les classes, l'Etat et toute domination est une idée folle partagée pourtant par de très grands esprits et qu'on a même pu croire victorieuse au milieu du XXème siècle quand la majorité de la population mondiale se réclamait d'un régime communiste. L'échec n'en a été que plus complet. Le problème, c'est que la supériorité économique du collectivisme n'étant pas vérifiée, on ne peut plus l'appuyer sur le matérialisme historique. En dehors des raisons écologiques pour lesquels la preuve n'en a pas encore été faite, il ne reste plus dès lors qu'un volontarisme des valeurs (des belles idées associées au collectivisme) qui est justement ce sur quoi s'est bâti le fascisme (notamment pour l'activisme de Gentile tiré d'une interprétation idéalistes des "Thèses sur Feuerbach"). Comme on a pu le constater, la seule chose qui oppose marxisme et fascisme, c'est le matérialisme ou l'idéalisme.
Une autre influence profonde du Marx des Manuscrits de 1844 a porté sur la conception du travail, la dimension métaphysique du travailleur, figure de l'homme se produisant lui-même, ce qui est supposé dépouiller l'homme générique de toute nature pour n'être plus, selon l'expression d'Ernst Bloch, que la "réalisation du réalisant" - où l'on peut dire que l'existence prend le pas sur l'essence, comme négation du donné. Ces considérations métaphysiques embellissent un peu trop cependant la réalité d'un travailleur qui plie sous le fardeau, tout comme le produit de son travail qui n'est pas toujours aussi glorieux mais, de plus, elles conservent aux hommes une essence divine comme véritables acteurs d'une histoire sainte et auto-créatrice. Du point de vue matérialiste et d'une théorie de l'information, ce n'est pas l'esprit qui se reflète en lui-même mais l'évolution extérieure, notamment l'évolution technique, qui dicte sa loi aux hommes qui n'en sont tout au plus que les agents. Du point de vue de la sociologie (marxiste), de l'anthropologie, de l'économie, de la critique des idéologies, les hommes sont bien plus déterminés que déterminants, pris dans les mouvements de l'histoire.
S'il faut faire son deuil d'une communauté originaire et d'un communisme intégral, on ne peut se passer pour autant du commun. En premier lieu, il y a le langage qui est commun, assurant la communication. C'est ce qui fait pour Héraclite que la pensée est commune, dès lors qu'on ne dort pas ni ne délire, mais nous ne pensons pas tous la même chose ! On peut dire en tout cas que notre monde est commun (que la tempête traite universellement), l'ambiance extérieure, les temps de crise ou de victoires qui nous touchent intimement. Les risques écologiques, qui sont des risques sociaux, définissent une communauté réelle à laquelle on ne peut pas se dérober et il est de notre responsabilité collective d'y faire face, ce qui devrait être un des enjeux principaux de la politique. Il n'y a pas cependant que du commun, ni nos croyances ni notre vécu ni notre histoire, ni notre position sociale, ni nos savoirs. Se focaliser uniquement sur le commun motive l'oppression des minorités, les politiques normalisatrices et le nivellement des différences. On s'est toujours plaint, depuis la nuit des temps, du manque d'amour et d'une corruption des moeurs qui menaçait l'harmonie sociale, la perpétuation des rites et l'ordre du monde. En réalité, la communauté est toujours ce qui manque, y compris aux amants (de façon tellement criante), exigence enfantine qui bute sur les démentis du réel et qu'on voudrait rétablir par quelque sacrifice ou bouc émissaire de nos divisions. Il y a du commun, mais un pluralisme des communautés, des cultures et des individus.
On ne peut se cacher qu'abandonner la prétention à l'unité d'une communauté au profit du pluralisme démocratique a un prix très élevé pour l'action politique qui doit renoncer à uniformiser la société et faire des hommes ce qu'on voudrait qu'ils soient (quitte à les mettre dans des camps de rééducation). Plus nous sommes libres, plus les parcours individuels se différencient et moins ils relèvent du collectif. De même, plus nous récupérons un pouvoir local plus on en retire au pouvoir central, limitant la portée des mesures qu'il peut prendre. Dans une économie plurielle, combinant services publics, économie marchande, associations, économies familiales et locales, l'impact des mesures gouvernementales est relativement limité - bien que restant essentiel mais plutôt de l'ordre de la régulation que de la planification ou de projets d'avenir trop incertains. Tout ce qu'on peut espérer, c'est de jouer l'Etat contre le marché et le marché contre l'Etat pour corriger leurs tares respectives. Ce jeu des contre-pouvoirs, prôné déjà par Montesquieu, est bien plus proche de l'équilibre de systèmes opposants qu'on trouve dans les organismes vivants que d'un triomphe de la raison législatrice. Nous ne sommes pas encore cependant à la hauteur de la complexité vivante dans nos représentations du politique, c'est le moins qu'on puisse dire.
Il ne suffit pas de revenir à des analyses matérialistes pour sortir du dogmatisme comme on le voit avec les marxistes qui restent aveugles aux transformations en cours du système de production (que Marx avait pourtant pressenties dans ses Grundisse). Non seulement il nous faut abandonner les rêves communautaires mais en rabattre sur nos capacités cognitives, à devoir reconnaître plutôt notre commune connerie. Au lieu de tabler sur une intelligence collective qui se fait attendre et un bon sens qui serait la chose du monde la mieux partagée, il faudrait admettre que c'est bien plutôt l'ignorance que nous partageons tous, y compris nos experts, philosophes ou savants. Il n'y a pas d'accès à l'être, les sciences montrent à quel point nos préjugés peuvent être trompeurs. Elles avancent pas à pas en tâtonnant au même titre que l'histoire humaine. On pourrait penser du coup qu'on agit au petit bonheur mais ce ne serait pas conforme à des biais cognitifs répétitifs dont on peut tracer le processus trompeur combinant l'erreur de perception au désir hallucinatoire et à la paresse intellectuelle. De sorte que, si les actions et les représentations des hommes se cognent au réel et manifestent bien un certain égarement, leur hasard apparent reste malgré tout répétitif et très structuré. Le cognitif n'est pas complètement aveugle et réduit quand même le gâchis par rapport au pur aléatoire, ses conclusions trop rapides nous réussissant si bien ordinairement dans la vie quotidienne. Au minimum, on peut espérer qu'on ne reproduise pas toujours les mêmes erreurs et qu'on tire les leçons de l'histoire. En tout cas, c'est seulement l'expérience qui peut départager les théories concurrentes, témoignant de la séparation du sujet et de l'objet, de l'intentionnalité et du réel visé.
Il serait donc on ne peut plus souhaitable d'en finir avec ce qu'on appelle politique communément, réduite à la confrontation d'idéologies théologico-politiques, pour retrouver ce qui est la véritable finalité de la politique comme dimension essentielle de notre vivre ensemble avec toutes nos différences, une politique adaptative et non dogmatique, qui peut tout aussi bien être révolutionnaire en remettant en cause les institutions actuelles mais sans prétendre à un quelconque paradis. Il ne s'agit pas, en effet, de baisser les bras mais de reprendre la question politique d'un tout autre point de vue, notamment à partir de sa dimension locale bien qu'elle semble à presque tout le monde plus utopique que les plus utopiques des utopies ! Une gauche unie, implantée localement et débarrassée de ses fantasmagories serait moins écrasée, impuissante, inexistante, pouvant conquérir de nouveaux droits, organiser l'exil de la société salariale (capitaliste). Hélas, elle est sans doute plus divisée que jamais entre passéistes sans avenir et réformistes sans ambition, gangrenée de plus désormais par des tendances nationalistes qu'il faut combattre résolument et avec lesquelles il n'y a nulle réconciliation possible. Ce ne sont d'ailleurs pas les appels à l'unité qui manquent, chacun espérant un rassemblement autour de ses propres idées et ne faisant qu'ajouter à la division...
Je suis bien conscient du caractère absolument inaudible dans le contexte actuel de ce que je peux en dire (complètement à contre-courant du discours militant), sans parler du format qui dépasse largement les standards de la propagande par internet ! Les raisons qui nous ont mené là laissent peu d'espoir à un retournement de la situation, les moyens intellectuels étant de bien peu de poids au regard des causalités matérielles à l'origine de ces égarements collectifs. Impossible de se cacher à quel point la situation est dangereuse et pleine de ressentiments face aux grands bouleversements économiques, politiques, écologiques, que nous subissons et qui ne sont pas près de s'arrêter. L'aggravation de la crise est bien plus probable avec un chômage de masse que l'automatisation accélérée et la concurrence des pays les plus peuplés ne devrait pas arranger (même si les départs massifs à la retraite du papy boom pourraient en atténuer les effets). Aucune chance non plus que ça s'arrange du côté d'un réchauffement hors de contrôle. La nécessité d'une refonte complète de notre système de production ne fait pas question mais c'est peu de dire qu'il n'y a aucun accord sur la façon de le faire entre solutions imaginaires et simple retour en arrière, expressions de nos désirs très éloignée de ce que la situation exigerait. Mes propres analyses (que je ne peux reprendre ici) sur les transformations du travail, la sortie du productivisme et sur ce qu'il faudrait faire à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain, ne rencontrent presque aucun écho, en tout cas pour les coopératives municipales et si le revenu garanti gagne de plus en plus de partisans, c'est sous une forme inconsistante et irréaliste, plutôt libérale et qui ne répond pas du tout aux problèmes posés par les nouvelles forces productives, ni ne se soucie de l'organisation des conditions d'un travail autonome et d'un travail choisi, ce qui me semble à moi fondamental mais n'a pas grand chose à voir avec l'étatisme à la mode dont les gauches ne veulent pas démordre. Sans doute que c'est moi qui me trompe mais les propositions des divers gauches n'ont pas beaucoup plus de succès. Il faut bien constater qu'il n'y a pas que les gouvernements et les banquiers qui n'agissent et ne changent que sous la contrainte de l'urgence, quand on n'a plus le choix de discutailler. Les partis non plus ne sont pas si différents avec leurs oligarchies agrippées à leur siège et leurs vieilles rengaines, coupées des transformations sociales en cours et d'un sol qui se dérobe sous nos pieds.
La fin de la politique politicienne et démagogique n'est donc pas pour tout de suite, il faudra sans doute qu'on s'y casse une fois de plus les dents, mais cela devrait nous renvoyer ensuite à la véritable finalité de la politique quand elle est écologiste et démocratique, c'est-à-dire non pas l'expression autoritaire d'une volonté générale imposant ses normes mais la démocratisation de la société et son adaptation aux contraintes extérieures, le soutien des individus les plus faibles, la préservation des minorités et de notre milieu de vie. Il ne faut y voir cette fois nulle valeur arbitraire ne tenant qu'à notre subjectivité mais une nécessité de la raison et de l'expression du négatif, alerte des dangers qui nous menacent, dénonciation d'inégalités injustifiées et de fausses supériorités, feedback cognitif indispensable au politique et au maintien d'une homéostasie et solidarité interne. Il y faut notre participation active car c'est une tâche sans cesse recommencée. C'est cela la politique, à l'image même de l'incessante agitation de la vie, une action continue essentiellement localisée qui ne vise pas la totalité comme telle sinon d'en assurer la reproduction et la persistance dans l'être. Ce n'est pas qu'on pourrait se limiter à la gestion technique, notamment dans les périodes de grands bouleversements exigeant des transformations radicales, mais qu'on a besoin pour cela d'une démocratie cognitive plus attentive aux réalités qu'aux grands principes (à la misère réelle plus qu'aux droits universels). Devant tous les périls qui s'annoncent, les combats à mener sans tarder ne manquent pas sans avoir besoin de s'étriper sur ce que pourrait être un monde parfait et conforme à la raison !
Quoiqu'il arrive, impossible de se soustraire au verdict de l'expérience, de l'efficacité matérielle sans laquelle l'altermonde n'a aucune chance de perdurer face au pouvoir de l'argent. Nos protestations de bonne foi et la pureté de nos idéaux n'y feront rien quand il faudra reconnaître le négatif du positif et régler les politiques sur leurs effets, pouvoir corriger ses erreurs. Revenir au sol d'une politique matérialiste est la seule façon de faire entrer la politique dans un réel mouvant, en s'en souciant plus que des idées ou des valeurs. Nous avons tant à apprendre du monde encore, quand nous sommes témoin d'une de ses plus grandes mutations (jamais période ne fut aussi révolutionnaire), comme si rien n'en avait été dit jusqu'ici qui ne soit trompeur, et qu'il nous restait tout à refaire - même si ce n'est pas forcément à notre convenance...
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