Nous sommes facilement le jouet de nos émotions. Il y a incontestablement une exaltation de la foule, une puissance des masses qui renforce notre idéal du moi et nourrit pour un temps l’illusion de l’unanimité - si dangereuse à rejeter les récalcitrants hors de la communauté nationale (émotionnelle). On a beaucoup trop parlé de cette communauté retrouvée dont on savait pourtant bien qu’elle serait presque aussitôt perdue - mais dont la nostalgie pourrait nourrir, hélas, les régressions nationalistes et xénophobes. Ceux qui en espèrent plus de solidarité seront sûrement bien déçus alors que, paradoxalement, on récolte plutôt un renforcement du moralisme et de la répression, y compris de la liberté d'expression !
Cependant, au-delà de cette mobilisation générale devant l’ennemi, ce qui distingue cette fois son objet si singulier n’est pas tant la liberté d’expression, erreur vite corrigée par l’emprisonnement de gamins, ni même le droit à la caricature, mais bien plutôt le droit aux transgressions morales si ce n'est aux « gauloiseries » les plus grossières. La façon la plus favorable d’interpréter cette levée en masse en réponse au massacre, avec le slogan identitaire "Je suis Charlie", c’est de constater en effet qu'on ne peut en évacuer ce que cela contient d'opposition résolue au retour de l’ordre moral - auquel on assiste pourtant effarés ! Il ne faut pas se leurrer. En temps ordinaire, cette opposition est loin d'être majoritaire, tant de gens semblent rêver d’un Nouvel Ordre Moral supposé merveilleux et régler tous nos problèmes, sauf que les rêves des uns sont le cauchemar des autres... Le tournant moraliste de la politique est déjà ancien mais c'est une impasse dont il faudrait sortir. On ne peut oublier non plus que les grandes manifestations précédentes étaient dirigées contre le mariage homosexuel au nom des valeurs chrétiennes. Il paraît donc opportun de s’appuyer sur ce qui restait d'immoraliste, de provocateur et de raillerie des autorités dans Charlie Hebdo pour résister aux dérives actuelles et revenir à une conception véritablement laïque de la politique, y compris vis à vis de la morale et des idéologies, fussent-elles déclarées républicaines : droit de ne pas respecter les bonnes moeurs et l'opinion dominante, droit à la liberté individuelle, principe même de la laïcité, dans une stricte séparation du public et du privé !
Poser le problème en ces termes fait vite apparaître que ce qu’on peut appeler l’esprit de Mai68, qui commence par des histoires de dortoirs de filles et finit par déconstruire toutes les normes, se heurte aujourd’hui sur tout le spectre politique à des discours plus moralisateurs les uns que les autres. On peut ressentir une curieuse uniformité sur ce point entre tous les belligérants. Il y aurait peut-être les libéraux qui y échapperaient mais leur cynisme a lassé et ils ne représentent plus rien ici. Paradoxalement on trouve une nouvelle extrême-droite qui justifie son islamophobie au nom du féminisme et des droits des homosexuels, ces acquis de la révolution sexuelle qui nous donneraient le droit de jeter ces barbares arriérés à la mer. Le refus d’une morale imposée reste malgré tout le point sur lequel on peut s’appuyer pour faire obstacle aux politiques répressives.
Il n’y a rien de plus naturel (et trompeur) que les visions morales du monde au point qu'on peut dire que la presque totalité de l'humanité s'en réclame tout en supposant, bizarrement, que les autres en sont complètement dépourvus et sont, pour cela, cause de l'injustice de monde ! Ainsi, les djihadistes sont incontestablement les guerriers de la morale et de la loi divine dont ils veulent forcer l’observance alors qu'ils sont pour nous l'origine du mal et l'incarnation de l'immoralité. C’est leur morale pourtant qui leur donne le droit de tuer et de violer, avec Dieu à leur côté ! On a connu cela tout autant avec les totalitarismes génocidaires. C'est toujours pour le Bien qu'on fait le pire. Il faudrait reconnaître au moins qu'il y a une pluralité de visions morales, si ce n'est leurs contradictions internes, ce qui empêche d'en faire une question politique.
La droite s’est toujours voulue moralisatrice, rien de nouveau de ce côté, c’est à gauche que le moralisme est assez récent même s’il y a toujours eu une gauche morale d’inspiration chrétienne. Depuis la quasi disparition du matérialisme marxiste avec les régimes s'en réclamant, il ne reste plus semble-t-il désormais que des appels à la morale. Du temps de la lutte des classes, on parlait d’exploitation et du partage de la plus-value entre capital et travail. Aujourd’hui, on nous bassine comme à l’Eglise avec notre supposé égoïsme, individualisme, cupidité, consumérisme, réduisant les causes systémiques à des travers individuels. Les camps de rééducation ne sont pas loin. On voit triompher aussi les tendances moralisatrices de l’écologie ou du féminisme, non seulement sans aucune portée mais voulant mettre en cause la séparation entre vie publique et vie privée prétendue politique par un dangereux contresens. Il n’y a pas jusqu’au prétendu comité invisible qui n’en fasse une question d’éthique et de communion mais on pourrait citer toute une série de visions morales de la politique, basées sur une éthique de conviction où nous nous persuadons être du bon côté dans une identification un peu rapide du Bien au Vrai et la certitude de savoir ce que serait une vie bonne (la vraie vie), avec les appels à l’amour d’Edgar Morin, la simplicité d’un Pierre Rabhi, les bonnes intentions du convivialisme ou de Nouvelle donne, sinon la nostalgie du vrai peuple et de sa morale naturelle (mais là on dévie fortement vers la droite à la recherche de ses origines), etc. Stéphane Hessel que j’aimais beaucoup, n’est pas responsable du titre de son petit opuscule mais le succès rencontré par son « indignez-vous » était incontestablement le signe de la moralisation de la politique, sans doute par manque de projet alternatif, remplacé par l’indignation morale.
Pour comprendre l'étendue du problème et son caractère hégémonique, il faut savoir que même les transhumanistes s’y mettent en imaginant réduire notre égoïsme et améliorer notre empathie avec de l’ocytocine notamment. Tous ces gens ne comprennent pas qu’en augmentant l’attachement on augmente tout autant l’agressivité envers les autres (ce qu'on vérifie dans l'armée), l’égoïsme étant le plus souvent un égoïsme de groupe (famille, patrie, parti, entreprise, religion) et donc tout autant altruiste. Une trop grande empathie ne serait d'ailleurs pas sans inconvénients, facilitant la manipulation émotionnelle notamment. C'est assez anecdotique mais révélateur d'une logique faussée qui situe au niveau individuel d'un manque intérieur ce qui relève plutôt de causalités sociales extérieures.
Il semble bien qu’on ne puisse plus échapper à ce prêchi-prêcha jusqu’à ne plus concevoir la lutte contre les injustices et les inégalités autrement que sur le mode sentimental, en jouant sur la culpabilisation d’un côté et la ferveur communautaire de l’autre. C’était pourtant sur de toutes autres principes que se basait une lutte des classes assumée au nom d’un matérialisme économique. Il ne s’agissait pas d’émouvoir les foules, ni attendre des plus riches qu’ils cèdent leur fortune par compassion mais de créer les rapports de force nécessaires à une meilleure répartition des richesses. Faire appel à la raison des hommes plus qu’à leurs sentiments ne veut pas dire qu’on n’aurait pas de coeur. Si Marx s'est résolu à laisser les protestations morales de sa jeunesse pour l’analyse du système de production capitaliste, ce n’est pas parce qu’il aurait perdu toute morale pour devenir un monstre froid, mais par réalisme, par souci d’une véritable alternative et de ne pas s'en tenir aux condamnations morales. La propriété collective des moyens de production était une option rationnelle dont on doit bien reconnaître l’échec mais ce n’est pas une raison pour abandonner tout souci de réalisme en invoquant simplement nos valeurs les plus sublimes. On n’a pas besoin de chauffer les foules pour les soulever contre les pouvoirs mais de tenir compte des évolutions de la production, des nouvelles forces productives à l’ère du numérique, des rapports de force du moment pour construire une stratégie capable de constituer une véritable alternative réorientant l’économie vers le local et le développement humain. Ce n’est pas gagné mais c’est dans cette voie prosaïque qu’on peut mettre quelque espoir et non dans de grandes messes inondées de bonnes intentions. C’est sans doute le symptôme de notre impuissance, qui ne fait que la renforcer, de préférer croire à des utopies que prendre en charge le réel et corriger ses injustices, non pas tant par moralité que par nécessité.

Il n’y a pas que la gauche qui est passée du matérialisme au moralisme. Au moment de la lutte pour la légalisation de l'avortement et pour inscrire dans le droit l’égalité entre hommes et femmes, les féministes aussi étaient très critiques envers la morale comme envers les valeurs "bourgeoises" (maternité, amour, fidélité, etc.), ce qui est très différent du nouveau politiquement correct qui s'immisce dans les relations intimes, traque la domination masculine jusque dans la chambre à coucher et rivalise d’indignation contre l’amoralité des hommes ! C'est devenu une volonté folle de normaliser toute la société, éliminer toute conduite déviante, mais, curieusement, cette rage d’égalité complète entre les sexes (ou de protection du sexe faible contre le fort ?) ne remet plus du tout en cause les inégalités sociales ni la réussite financière, revendiquant au contraire de pouvoir accéder aux postes de direction autant que les hommes ! Qu'on ne s'y trompe pas. Le féminisme reste essentiel et doit se renforcer, une des plus grandes révolutions anthropologiques sans doute, basées sur des évolutions matérielles irréversibles (contraception, machine à laver, travail immatériel). Il ne touche encore cependant qu’une petite partie de l’humanité et l'on voit bien que, pour les autres, la lutte pour l’égalité des sexes reste essentiellement juridique et organisationnelle, égalité qui ne peut se faire qu'avec les hommes et des mesures concrètes, non pas sur ce mode culpabilisateur où tout le mal viendrait de l’autre. Il est assez comique de vouloir élever les scènes de ménages au statut d’enjeu politique, ce qui est bien dérisoire et ne fait pas du tout avancer la cause des femmes quoiqu'on en pense !
La chose est un peu différente et encore plus paradoxale avec les écologistes car, s’il y a bien un domaine où il ne suffit pas de faire la morale et se reposer sur des conduites individuelles, c’est bien l’écologie qui devrait être on ne peut plus matérialiste. Il faut avouer que sur ce plan, les écolos ont péché plutôt par un idéalisme tenace, précurseurs du moralisme ambiant, avant nos modernes décroissants, avec notamment la traditionnelle simplicité volontaire sans aucun impact notable bien sûr, sinon d'être content de soi. Heureusement, il y a eu des gens sérieux qui ont attiré l’attention sur les limites matérielles, depuis le rapport de Rome sur les limites de la croissance jusqu’au GIEC qui nous alerte sur les risques d’un réchauffement trop brutal. Cependant, de ce côté aussi manquent les réponses politiques qui devraient s’élaborer collectivement si les écologistes radicaux ne restaient si obstinément utopistes et marginaux. Abandonner un moralisme écolo insupportable pour des dispositifs concrets au service de la relocalisation et du développement humain serait une urgence pour une écologie bien mal en point. Il y a des politiques vitales à défendre, notamment pour réduire le réchauffement et s'adapter à l'ère du numérique, mais il ne s'agit pas de faire n'importe quoi ni de suivre des principe moraux intangibles, seulement de mettre en place des expériences et de coller à la réalité et ses évolutions. Faire la morale ne servira à rien ! Mieux vaudrait revenir là aussi à une conception véritablement laïque de la politique où ne s’affrontent pas des valeurs ou de simples mots d'ordre mais des propositions concrètes pour nous sortir de l’impasse écologique tout en adaptant les rapports de production aux nouvelles forces productives.
En fait, le retour à l'ordre moral auquel on assiste, et qui vient seulement couronner la tendance de ces dernières années, s'imagine pouvoir restaurer un ordre social brisé par l'individualisation des parcours, la mise en cause du patriarcat et la destruction des liens traditionnels, mais surtout compenser les ratés de la république et des politiques antisociales par une plus grande fermeté et répression. Cette montée de l'intolérance vise aussi à liquider le caractère transgressif de Mai68, et, certes, il fallait mettre un bémol à cette passion de la transgression à la fois un peu vaine et trop systématique qui m'agaçait tout autant. Ce n'est pas une raison pourtant d'accepter le rétablissement de l’autorité prôné par le gouvernement et tous les réactionnaires, ni pour réduire la vie à une carrière professionnelle. C’est là où l’on devrait pouvoir s’appuyer sur ce qui restait de l’héritage libertaire et libertin de Charlie Hebdo autant que sur la terreur qu’inspirent les islamistes pour s’opposer à la moraline qu'on nous déverse de partout et au renforcement des contrôles policiers. Ce qui pourrait aussi participer à desserrer les liens de nos sociétés de contrôle et nous délivrer des personnalités autoritaires et psychorigides, ce serait de donner un nouvel élan à un psychédélisme exploratoire qui ouvre l’esprit, au lieu de l’enfermer dans des règles, avec la libéralisation des drogues qui s’amorce à l’étranger et finira bien par toucher nos professeurs de vertu nationaux, tellement attachés à un interdit complètement contre-productif pourtant ! Ce n'est pas ce qui règlera plus que la morale l'extension de la précarité et le creusement des inégalités qui nécessitent des politiques actives, juste de quoi améliorer les choses et nos conditions de vie par rapport à un raidissement rigoriste.
S’attaquer à l’hypocrisie sociale et la férocité du surmoi ne signifie bien sûr pas du tout qu’on serait dépourvu de morale dans notre rapport aux autres mais que la morale est une affaire privée qui ne peut servir de politique et s’imposer à tous. Au lieu de prétendre à une morale républicaine figée, c’est sur ce plan aussi qu’il faudrait respecter une stricte laïcité, refuser ce nouveau bourrage de crâne dont le caractère suranné est bien trop visible. Tous les discours patriotes prononcés par cette drôle de gauche pourraient ne faire que préparer le terrain de l’extrême-droite nationaliste. Disqualifier la morale en politique, trop facilement manipulable, usurpée et complètement vaine, n’est pas renoncer à la politique ni à des buts moraux, au contraire, mais selon une éthique de responsabilité cette fois (conséquentialiste). La question posée à une démocratie est celle de son organisation collective pour tirer parti des potentialités de la situation et non pas de se constituer en communauté fusionnelle, ce qui est la voie fascisante. Que la politique ne soit pas avare d’émotions et de moments de grande solidarité comme de violences, ce n’est pas l’essentiel car ce n’est pas un jeu ni un spectacle, la politique est vitale pour notre avenir et des enjeux bien matériels, non pour donner libre cours à toutes nos utopies morales qui n’ont rien de nouvelles et font assurément de très belles chansons, mais qui n’ont rien à voir avec la politique réelle. La politique effective est un processus en progrès qui vient de loin même s’il connaît des retours en arrière, en toute bonne dialectique, ainsi que des emballements irrésistibles plus ou moins ravageurs. On ne peut en attendre de miracles mais au moins de ne pas nous précipiter dans la catastrophe. Nous ne sommes pas, en tout cas, à la fin de l’histoire (ne sais comment tout cela finira) mais il y aura toujours une gauche et une droite pour s’affronter au nom de valeurs et d'intérêts contradictoires, ce qui est mieux comme cela et devrait nous faire renoncer à vouloir imposer notre morale aux autres. Il faudrait du moins montrer qu'on s'y oppose.
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