Solutions imaginaires

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shadokPrendre aux riches, supprimer l'argent ou la propriété, arrêter le progrès ou la croissance, augmenter les salaires, réduire le temps de travail, ne pas rembourser ses dettes, supprimer l'armée, se réapproprier les médias, une démocratie radicale, sortir de l'Europe et de l'Euro, etc.

Comme une bonne partie de ma génération, j'ai voulu passionnément changer le monde après Mai68 mais, contrairement à la plupart et lorsque le chômage m'a permis d'y consacrer tout mon temps, je m'y suis attelé très sérieusement. En témoigne la quantité de textes que j'y ai consacré. Je ne peux pas dire, hélas, que cela m'ait rendu très optimiste sur les chances d'y arriver...

En fait, à comprendre la théorie de l'évolution par la théorie de l'information, c'est-à-dire par la détermination du milieu, et devenir de plus en plus matérialiste, j'y ai perdu toute illusion de pouvoir décider de l'avenir face à l'accélération technologique et l'étendue de nos limites cognitives, ce qui ne veut pas dire que notre action ne serait pas décisive dans ces temps de mutation mais en partant plutôt du local et de la nécessité de relocaliser une économie globalisée à l'ère du numérique. Il n'y a rien là cependant qui puisse provoquer l'enthousiasme des foules, ni satisfaire un quelconque besoin métaphysique ni même notre indignation devant les injustices du monde qu'on peut seulement réduire à notre mesure.

Impossible de s'y résoudre, sans doute. Pour Ernst Bloch, il serait impossible de vivre sans utopie, sans rêves, encore plus de transformer la société sans une bonne dose d'idéalisation. Le principe espérance serait indispensable à la vie comme à la politique, carotte devant notre nez pour nous faire avancer ! Le mythe de la boîte de Pandore nous assure pourtant que l'espérance y serait restée enfermée... Le désir qui nous porte paraît indissociable d'un esprit qui regarde le monde et veut le refaire (Bloch nous assure même que "le bâton tordu veut être redressé" !), dénonçant ses injustices et voulant le soumettre à notre jugement, le passer au cordeau, ne pouvant accepter enfin une réalité qui nous blesse et nous choque tant. D'avoir une pensée et de se projeter dans l'avenir nous oblige au moins à dire ce que nous voudrions - sans s'embarrasser hélas de sa faisabilité le plus souvent !

A de nombreuses reprises, en politique, on a bien expérimenté pourtant à quel point il n'était pas sans dangers de nourrir des fantasmes et ne pas tenir compte des rapports de force ou de la situation économique. Cela mène généralement à la confusion de ce qui est juste pensable et pur imaginaire, avec le possible effectif, le réalisable à notre portée. Rien ne sert de chauffer les foules en faisant appel à Jaurès, à Robespierre, si ce n'est à Dieu lui-même, pour nous éviter la confrontation avec les réalités matérielles. C'est, en effet, la première illusion, illusion religieuse d'une conversion universelle des coeurs qui nous ferait entrer soudain dans le royaume de la justice. La Révolution Culturelle chinoise a pu y ressembler, mais avec quel résultat ! Il nous faut revenir à des objectifs plus modestes, malgré qu'on en ait...

Selon certains, il ne faudrait pas tenir compte de l'échec du communisme qui resterait une hypothèse crédible comme s'il n'avait pas rassemblé déjà la majorité de la population mondiale ! Il ne faudrait pas non plus tenir compte des échecs des derniers mouvements sociaux et de la montée de l'extrême-droite, pas plus qu'il ne faudrait tenir compte du reste du monde, de l'écologie, du numérique, etc. C'est tout juste si la faute n'en reviendrait pas à ceux qui osent émettre des critiques là-dessus et ne feraient que désespérer Billancourt, empêchant qu'un grand mouvement progressiste ne balaye tout sur son passage ! On peut laisser ces militants autistes continuer à se taper la tête contre les murs, cela n'avancera à rien qu'à retarder les adaptations nécessaires et le retour des luttes d'émancipation.

L'autre attitude serait, au contraire, de coller aux évolutions, les orienter autant que faire se peut à notre profit, la seule solution serait de s'engager dans la grande transformation de l'ère du numérique et dans des solutions locales au désordre global, seule façon d'être fidèle en acte à ce refus de l'injustice mais c'est une fidélité trop dérisoire pour les utopistes refusant de faire le deuil de l'impossible en passant de l'éthique au politique.

Après avoir critiqué les propositions d'ATTAC ou du PNUD, on va donc essayer de passer en revue, de façon un peu trop sommaire j'en conviens, quelques fausses bonnes idées ne constituant que des solutions imaginaires : prendre aux riches, supprimer l'argent ou la propriété, arrêter le progrès ou la croissance, augmenter les salaires, réduire le temps de travail, ne pas rembourser ses dettes, supprimer l'armée, se réapproprier les médias, une démocratie radicale, sortir de l'Europe et de l'Euro, etc. Il ne s'agit pas de prétendre que la plupart de ces revendications ne seraient pas souhaitables, même si ce n'est pas toujours le cas, mais qu'elles ne sont pas faisables en l'état et surtout qu'elles nous détournent de solutions plus effectives.

prendre aux riches

La première idée qui s'impose, depuis toujours, c'est de prendre aux riches, sinon de les pendre ! D'un côté, il y a la misère, le manque d'argent et le poids du nombre, de l'autre, il y a des riches en petit nombre qui ont trop d'argent et qui étalent leur morgue et leur vacuité. Les caisses sont vides, les coffres sont pleins, la solution saute aux yeux, pas la peine d'y réfléchir plus longtemps. Pas si facile pourtant de mettre la main sur une richesse qui n'est plus détenue dans un coffre justement ! Voilà bien l'exemple d'une évidence qui ne se vérifie plus.

Rimbaud disait que la richesse a toujours été bien public, constituant en effet des réserves pour des temps difficiles mais la richesse a toujours été liée au pouvoir (au début "richeise" signifie "puissance"), ce qui veut dire aussi des réseaux, des obligés. Il ne faut donc pas croire que les riches vont se laisser faire, d'autant qu'on ne sait pas où commence la richesse (à être propriétaire de sa maison ?), beaucoup de gens peuvent se sentir concernés, plus ou moins à tort. L'impôt sur la fortune par exemple peut être difficile à payer pour ceux qui héritent d'un logement bien placé mais n'ont qu'un revenu modeste.

Une bonne partie de la richesse n'étant pas dormante mais circulant, placée notamment dans les entreprises, cela peut avoir aussi des conséquences néfastes sur l'économie, jusqu'à réduire les rentrées fiscales... On essaie donc bien de prendre aux riches mais cela ne rapporte pas tant que ça, du fait de leur petit nombre justement. A supposer qu'on rafle tout à l'occasion d'une révolution, on ne le ferait qu'une fois et au prix d'une sérieuse désorganisation générale, il ne faut pas espérer financer durablement quoi que ce soit avec ce coup d'éclat - sinon obtenir des terres par exemple mais bien peu la cultivent encore !

Si la richesse des riches ne peut suffire à éponger la pauvreté des pauvres, elle peut quand même y contribuer mais surtout, il n'est bon pour personne d'avoir de trop grandes inégalités, même le FMI en convient, raison suffisante pour revenir aux taux d'impositions des années d'après-guerre, pouvant aller jusqu'à 80% et qui ont eu un véritable effet de réduction des inégalités (et valent bien mieux qu'un salaire maximal facilement contournable).

Sauf, qu'une fois qu'on a dit cela, on ne voit pas comment on pourrait augmenter les impôts dans le contexte actuel alors qu'ils sont parmi les plus élevés du monde et qu'on a déjà des révoltes fiscales. Il y faut des circonstances exceptionnelles, un rapport de force défavorable aux possédants (accusés de collaboration en 1945) ou très favorable aux travailleurs (en l'absence de chômage). Ce n'est pas du tout le cas pour l'instant et peut évoluer (notamment avec le succès de Thomas Piketty aux USA) mais on a vu déjà comme la tentative de taxation exceptionnelle de 75% a produit un tollé général ! On peut penser que c'est juste une question de cycle et qu'on y viendra mais actuellement, il ne faut pas trop y compter...

supprimer l'argent

On peut être beaucoup plus radical encore et, pour supprimer richesse et capital, vouloir abolir l'argent ! C'est une pensée qu'on ne peut s'empêcher d'avoir depuis la plus haute antiquité, l'argent incarnant de la façon la plus pure la corruption et le fétichisme de la marchandise, totem qu'il suffirait donc d'abattre pour être délivré du mal qu'il porte... C'est vraiment le type de pensée magique le plus absurde témoignant de notre indécrottable connerie, comme si on n'avait pas évolué depuis les temps les plus reculés. Que des gens défendent encore aujourd'hui avec aplomb cette chimère montre l'étendue de notre désorientation et de notre impuissance. Le pire, c'est que j'y ai cru moi-même dans ma jeunesse (comme à bien d'autres conneries) et que même Gorz insistait encore auprès d'EcoRev' à la fin de sa vie pour revendiquer cet idéal de suppression de l'argent. N'étant quand même pas complètement aveugle, il admettait que la possibilité était nulle d'y arriver dans l'état du monde actuel et se rabattait sur les monnaies locales (que je défends aussi) mais en maintenant que ce n'était pour lui qu'un pis aller par rapport à une gratuité universelle qui n'est guère possible pourtant dans une société ouverte et hors du cadre familial.

Il faut bien sûr étendre (ou défendre) le champ de la gratuité, du domaine du numérique aux biens communs, mais ce n'est pas avec des positions extrémistes qu'on peut y arriver et tout au contraire par la distinction de domaines spécifiques, vitaux, où la gratuité s'impose pour des raisons précises (techniques pour le numérique). Sinon, le retour au troc ne serait en rien un progrès comme certains le prétendent alors que des monnaies locales sont l'outil indispensable de la relocalisation et de la sortie du capitalisme (n'étant pas thésaurisables car fondantes). C'est toute la distance qu'il y a entre une idée qui n'exprime qu'une aspiration et sa concrétisation dans le réel. Cela n'empêche d'ailleurs absolument pas la nécessité d'une refondation du système monétaire mondial, mais qui dépend assez peu de nous...

supprimer la propriété

La suppression de la propriété est un projet largement partagé puisque c'était l'objectif du communisme qui a dominé le monde pendant plusieurs décennies. L'expérience n'en a guère été concluante, c'est le moins qu'on puisse dire, se résumant à une "propriété collective" aux mains d'une bureaucratie corrompue. Les plus convaincus vous diront qu'il n'y a jamais eu de véritable communisme (le leur, le pur, démocratique et tout et tout), pourtant sur le nombre, il y a eu toutes sortes d'expérimentations mais aucune de "démocratique", ces régimes ne résistant que par la terreur et s'effondrant (passant à l'ouest) dès que les élections sont libres et les frontières ouvertes.

Une certaine dose de propriété semble bien indispensable au moins pour protéger la vie privée mais l'économie aussi en a besoin, on l'a bien vu, l'agriculture en premier lieu, même si des entreprises publiques peuvent remplir parfaitement leur fonction (l'économie est toujours plurielle : publique, privée, associative, domestique). Cela n'empêche pas qu'il faudrait pouvoir limiter la propriété, avoir plusieurs formes de propriétés ne permettant pas d'en abuser ni de posséder une trop grande part de richesse jusqu'à fausser l'expression démocratique. Des lois comme les lois anti-trust ou contre les banques too big to fail ou les réglementations écologiques vont déjà dans ce sens qui doit être approfondi. Ce n'est pas gagné mais il est certainement nécessaire de se battre pour cela, sans revenir au rêve d'une suppression de toute propriété, assimilant l'humanité à une grande famille...

arrêter le progrès

Tout le monde, un moment ou un autre, a pu pester contre le progrès, en premier lieu bien sûr, ceux auquel ils devaient la destruction de leur emploi ou de leur milieu. Pourtant, si on avait commencé par le plus illusoire, c'est sans doute par là qu'il aurait fallu commencer tant les critiques de la technique se révèlent inopérantes. Tout au contraire on subit une accélération technologique implacable devant laquelle nous sommes de plus en plus impuissants. Il y a bien des résistances de toutes sortes qui se constituent, s'imaginant faire barrage par leur littérature héroïque aux avancées des sciences et techniques, d'autant plus fiers d'eux qu'ils défendent la vie contre la machine, seuls contre tous. Ces gens vous prennent de haut, petits coqs qui se poussent du col, ils ne vont pas se laisser faire, eux, contrairement à nous... sans rien changer à rien ! Au moins nous auront-ils avertis, derniers représentants d'une humanité déchue !

La réalité, c'est que le numérique bouleverse complètement nos vies et nous force à nous y adapter sans cesse, l'automatisation faisant perdre leur emploi à de nombreuses catégories sociales qui devront se reconvertir, notamment dans un travail autonome. Mieux vaudrait l'admettre que le dénier vainement et s'imaginer que le progrès ne serait qu'une idéologie ne tenant qu'à la naïveté ou le délire de quelques technolâtres alors que les causalités sont matérielles et que l'évolution technique a sa propre logique.

arrêter la croissance

Il est assez comique de voir comme la prétendue critique idéologique ne sert qu'à conforter ses propres croyances et réduire des processus matériels à de simples vues de l'esprit, attitude religieuse s'imaginant qu'il suffirait de changer les représentations pour que le réel en soi transfiguré ! Non seulement on voudrait que la technique, pourtant on ne peut plus matérielle, ne soit qu'une idéologie mais on voudrait que la croissance ne soit qu'une lubie d'économistes, ce qui est tout aussi consternant ! Pour le croire, il faut avoir de l'économie une vision statique et ignorer ce qui fait le dynamisme du capitalisme, ce qu'on appelle "le cercle vertueux de la croissance", boucle de rétroaction positive à la base de tous ses emballements mais qui est indissociable de ce système de production à évolution rapide. Il ne suffit donc pas de mettre en cause la croissance quand ce qu'il faudrait, c'est changer de système de production, ce qui est une toute autre paire de manche (et ne peut se faire que par le bas, comme dans les villes franches du temps de la féodalité).

Que la décroissance soit un impératif écologique ne permet pas d'en faire un mot d'ordre ni un programme, dont la débilité est flagrante et l'inutilité totale (contre-productive même). De toutes façons, tant qu'on n'aura pas atteint le pic de population (entre 2050 et 2100), il ne peut y avoir de véritable décroissance (sauf dans les anciens pays développés). Ce qu'il faut plutôt, c'est un découplage de la croissance économique et des consommations matérielles, une relocalisation de l'économie et un système de production moins productiviste, basé sur le travail autonome et le développement humain (revenu garanti, coopératives municipales, monnaies locales). Bien sûr, la faisabilité de ces propositions peut être mise en doute mais, en attendant, la croissance mondiale continue à plein régime et son déficit chez nous pèse d'abord sur les plus faibles. Il ne serait certes pas mauvais de propager une culture de la pauvreté et des systèmes d'entraide, voire faire sécession avec le monde des riches, mais plutôt que de rester dans la marginalité, c'est bien la production elle-même qu'on devrait changer, mettre en place des dispositifs concrets et des circuits alternatifs au lieu de se contenter d'agiter de belles idées ou de vouloir changer les individus.

sortir du capitalisme

Voilà bien un objectif que je partage depuis longtemps mais qu'on prend trop souvent à la légère et, à vrai dire, sous la seule forme d'une étatisation qui a montré ses limites sans changer fondamentalement le système de production et qui n'a aucune chance de revoir le jour. L'hypothèse centrale du marxisme était que la collectivisation serait plus productive que l'investissement privé, ce qui faisait tenir tout l'édifice théorique mais n'a absolument pas été vérifié. Cet argument matérialiste étant tombé, il ne reste plus qu'une simple idéologie volontariste et même totalitaire. Si on accepte l'évidence d'une détermination de l'économie par l'évolution technique, la sortie du capitalisme a plus de chance d'être la conséquence de l'ère du numérique et d'une économie post-industrielle que de notre militantisme acharné.

Reste qu'il faut bien construire les conditions d'un nouveau système de production relocalisé et d'une sortie du salariat (qui était pour Marx la condition du capitalisme et de son productivisme : voir "travail salarié et capital"). Ne pas se contenter d'étatiser les organisations productives telles quelles demande cependant du temps et ne peut s'envisager que sur la longue durée, à partir du local, dans la confrontation avec les contraintes effectives.

Dès lors qu'on reste dans le cadre du capitalisme, les revendications qui peuvent aboutir sont très restreintes, n'affectant pas le fonctionnement général d'une production déterminée par la circulation et dominée par la finance. Interdire les licenciements est absolument impossible dans un tel système en évolution constante et basé sur des "destructions créatrices". Pour ne pas dépendre du capital, il ne faut pas travailler pour des entreprises capitalistes ! De toutes façons, défendre ainsi les "insiders" est assez insupportable quand il y a des millions d'outsiders et un chômage de masse qui dure depuis des dizaines d'années déjà.

Il est tout aussi difficile de vouloir interdire la publicité tout en restant dans ce système marchand, ce qui ne doit pas empêcher d'essayer de la réglementer mais sans grande chance de la réduire significativement, hélas ! Enfin, vouloir s'attaquer à la cupidité des hommes comme à l'hubris du capitalisme, c'est ne pas comprendre qu'ils font partie intégrante de son mode de fonctionnement et non pas de la folie ou la méchanceté de quelques uns.

augmenter les salaires

Une revendication de base est celle de l'augmentation des salaires, constitutive du rapport de force travail/capital mais qui est bien plus fonction du taux de chômage que de la combativité des organisations syndicales. Sur ce plan, Mai68 a pu être considéré comme une grande victoire obtenant par les accords de Grenelle, des augmentations considérables (35 % du salaire minimum et plus de 10 % des autres salaires) qui allaient cependant être annulées en quelques années par l'inflation provoquée, qui a elle-même déclenché en retour la première crise du pétrole par l'augmentation brutale de son prix, avec la montée du chômage qui en a découlé. Rien de magique donc.

Ce n'est pas une raison pour renoncer à toute revendication salariale qui peut être profitable à tous et permettre de larges mobilisations (mais surtout en période d'inflation). Il faut juste ne pas trop en attendre. Dans le contexte actuel, comme les pays du sud de l'Europe, la tendance est plutôt contraire, la désinflation salariale étant jugée nécessaire à notre compétitivité dès lors qu'on ne peut faire appel à une dévaluation monétaire pour nous ajuster aux pays du nord. Limiter la casse ne serait déjà pas si mal, et même assez improbable. Il ne suffit pas là encore de vouloir ignorer les faits en accusant l'avidité patronale sans tenir compte du niveau insensé de chômage qui pourrait s'aggraver encore à cause des mesures de rigueur.

Il ne paraît pas pensable à l'heure actuelle que la "gauche de gauche" puisse en profiter pour accéder au pouvoir mais il ne fait aucun doute qu'elle se heurterait aux réalités économiques comme tous les gouvernements de gauche avant elle. Il ne sert à rien de le nier même si cela ne doit pas décourager une indispensable résistance.

réduire le temps de travail

J'ai été un chaud partisan des 32H (de la semaine de 4 jours) bien avant qu'on obtienne la loi sur les 35H introduisant la flexibilité dans les entreprises, ce qu'on n'avait pas du tout prévu, et se traduisant surtout par les fameux congés RTT désorganisant plutôt les temps sociaux (et les hôpitaux entre autres). Cela n'a certes pas eu que des mauvais côtés mais s'est révélé assurément très éloigné de ce qu'on espérait, créant sans doute des centaines de milliers d'emplois au début mais seulement pour un temps et avec un impact très faible sur un chômage qui augmente encore et se compte par millions.

Croire qu'on pourrait obtenir dans ces conditions une nouvelle réduction du temps de travail généralisée et sans perte de salaire avec une résorption du chômage exige un déni complet de réalité alors même que le recul de l'âge de la retraite (jusqu'à 70 ans en Australie!) va dans le sens contraire. Cela ne doit pas empêcher de favoriser les temps partiels choisis mais ne peut aller bien loin. Le risque est plutôt de voir les 35h remises en cause et, de même qu'on ne peut trop attendre des impôts quand ils sont déjà parmi les plus élevés, on ne peut trop attendre d'une réduction du temps de travail quand on est déjà si bas.

Surtout, cette focalisation sur le temps de travail est complètement inadaptée au travail immatériel qui ne se mesure plus par le temps, comme le travail industriel, et mobilise souvent toute la vie. La question ne devrait pas être celle de la réduction d'un temps de travail contraint mais plutôt de changer le travail pour changer la vie, accéder au travail choisi, au travail autonome et au plaisir dans le travail (la réalisation de soi, la valorisation de ses compétences), ce qui est tout autre chose.

ne pas rembourser ses dettes

Dans notre contexte de crise de la dette, la tentation est forte de ne pas la rembourser, ce qui semble inévitable et a toujours été le cas en pareille circonstance. Les banquiers le savent bien, on ne peut tondre un oeuf ! Sauf qu'il faut être déjà tondu et des circonstances dramatiques pour se dérober à ses obligations. Vouloir simplement rayer ses dettes d'un trait de plume n'est qu'une vue de l'esprit, nécessitant en tout cas de ne pas avoir besoin de financements futurs.

Un krach toujours possible peut effacer une partie de nos dettes mais, en l'absence de guerre, le moyen le plus sûr reste celui de l'inflation, d'entamer un nouveau cycle de Kondratieff, phase normalement favorable aux travailleurs, dont le revenu s'indexe sur l'inflation, plus qu'aux rentiers. De quoi cette fois alléger vraiment le poids de la dette mais certainement pas suffisant pour régler tous nos problèmes ! L'inflation devrait revenir mais, pour le moment, c'est la déflation qui continue à cause de l'Euro.

supprimer l'armée

Parmi les trésors de guerre dans lesquels on s'imagine pouvoir puiser pour rembourser nos créanciers ou distribuer à la population, il y a le budget de l'armée. Notons que les pays communistes n'ont pas du tout supprimé l'armée, en faisant tout au contraire le soutien de leur pouvoir, mais la suppression de l'armée fait incontestablement partie des fausses évidences dont on attend beaucoup trop. Le budget des armées est en diminution depuis longtemps dans nos contrées, trop sans doute par rapport à ceux qui s'arment jusqu'aux dents. Il est vrai que ceux qui rêvent de supprimer l'armée rêvent tout autant de supprimer les banques et autres activités néfastes, ce qui est supposé dégager des ressources énormes permettant de financer tout le reste sans rien faire, ce qui est très surévalué.

Il est certain que le commerce des armes est une activité honteuse et corruptrice. Pire, on voit que la possession de moyens militaires oblige presque à s'en servir pour, dans le meilleur des cas, venir au secours de populations menacées mais on a vu comme ces opérations humanitaires tournent mal et laissent derrière elles des pays ravagés n'arrivant pas à se reconstruire. L'argument principal pour la suppression des armées, c'est qu'on ne risquerait plus de guerre, ce qui n'a rien de si assuré et la faiblesse se paye toujours au prix fort. Juste avant la guerre de 1914, personne n'imaginait qu'une guerre soit encore possible à l'ère industrielle, le basculement peut être très rapide. S'il faut prôner la non-violence de notre camp, autant que faire se peut, il faut se méfier du pacifisme face à Hitler car pour être pacifique, il faut être deux.

Il vaudrait sans doute mieux une armée européenne (voire une armée de l'ONU) mais on n'en est pas encore à pouvoir sortir de l'escalade des armes, qui a commencé de l'âge de bronze à l'âge de fer, et dans laquelle nous sommes pris malgré nous, ayant causé la perte de grandes civilisations comme la civilisation chinoise qui n'avaient pas suivi le rythme. Les grandes guerres sont un facteur important des sauts technologiques. Le spectre de la bombe atomique ne s'est pas dissipé, ni les tensions internationales et les traités eux-mêmes suffisent à provoquer un engrenage fatal comme dans le déclenchement de la guerre de 1914 (ou peut-être actuellement en Ukraine). On peut toujours espérer que les dépenses militaires continuent de baisser, rien n'est moins sûr dans les années qui viennent et, de toutes façons, il ne faut pas en attendre de grands bénéfices (pour la France, c'est quand même 50 milliards mais beaucoup plus pour la Chine ou les USA).

démocratie directe ou radicale

La démocratie fait l'objet de tous les contresens et suscite chez certains des espoirs disproportionnés avec sa pratique effective. Ainsi, à prendre l'exemple de la Suisse, qui peut être prise pour modèle en la matière, il ne semble pas que cela révolutionne beaucoup l'économie ! Je suis bien sûr partisan d'une démocratisation plus poussée, avec tirage au sort, non cumul, statut de l'élu, référendum, etc. Seulement, c'est une illusion de s'imaginer à la suite de Rousseau que la démocratie exprimerait la volonté générale d'un peuple unifié. C'est bien plutôt "le pire des régimes à l'exclusion de tous les autres" où ce ne sont presque jamais les meilleurs qui sont élus mais seulement les plus rusés, ambitieux, cyniques ou fanatiques, ceux qui aiment le plus le pouvoir - ce qu'il faudrait tempérer par une dose de tirage au sort et, par exemple, un premier tour de désignation des candidats avant qu'ils ne se déclarent. Une démocratie n'est guère plus qu'un régime de discussion publique et de résolution des conflits par le vote majoritaire. Ce n'est pas rien mais rien à voir avec l'image qu'on s'en fait d'unité patriotique, ne se réalisant que pendant les guerres, voire à l'occasion de compétitions sportives, c'est-à-dire dans l'opposition à d'autres pays faisant taire nos profondes divisions internes (entre classes).

En aucun cas, la démocratie ne saurait être une solution à tout comme on se l'imagine bien légèrement au regard de l'histoire. En particulier, aucun vote enthousiaste ne pourra changer les lois de l'économie ni les rapports de force, ni les contraintes écologiques et matérielles. La démocratie permet de faire des choix, d'arbitrer entre intérêts divergents, mais pas de "faire ce qu'on veut" ni même de décider de la société dans laquelle on veut vivre, confrontés à une pluralité de modes de vie et de convictions.

Ce qui est le plus comique dans les discours populistes ou révolutionnaires, c'est la prétention de parler au nom de tous, ou même seulement d'une majorité silencieuse dont on se fait le porte voix sans y avoir aucun titre, exactement comme des mystiques qui se croient inspirés par Dieu. C'est un biais cognitif très courant qu'on appelle "l'illusion de l'unanimité", ne voyant pas pourquoi tout le monde ne serait pas de notre avis étant donné nos intentions si pures ! Seulement, voilà, on se rend compte souvent quelques années après, qu'on ne disait que des conneries, inspirées certes par l'air du temps, les idéologies à la mode et les préjugés de nos petits groupes mais certainement pas des opinions majoritaires encore moins la vérité révélée.

Faire appel au patriotisme, à l'identité, à l'amour, la fraternité ou le tout nouveau "convivialisme" fait de beaux discours mais dénie le caractère pluraliste de la démocratie (tout comme les prétendues "démocraties populaires") et ne mène qu'à de grandes déceptions, si ce n'est à quelque massacre au nom du Bien ou d'un homme nouveau, plus moral, moins égoïste - quitte à l'envoyer dans des camps de rééducation s'il rompt cette trop belle unanimité de façade. Une démocratie qui veut normaliser les désirs n'est plus qu'une dictature de la majorité alors qu'il n'y a de véritablement démocratique qu'une démocratie des minorités, démocratie pluraliste protégeant la liberté individuelle et l'égalité des citoyens, l'égale dignité de leurs modes de vie qu'il ne s'agit pas de changer, pas plus que de changer la société. La démocratie est bien plutôt un travail difficile de délibération, avec beaucoup de perte de temps en réunions pour arriver à des compromis acceptables par tous !

Il y a donc bien contradiction entre révolution et démocratie (et pour arrêter une révolution, rien de mieux que des élections), ce qui n'empêche pas que des moments révolutionnaires sont nécessaires périodiquement pour changer des institutions devenues obsolètes mais pour laisser ensuite de nouveau place à la démocratie ordinaire.

Personne ne peut nier que notre démocratie a besoin d'une sérieuse rénovation à l'ère du numérique mais il serait absurde de s'imaginer atteindre une quelconque perfection qui nous mettrait à l'abri de ses limites et dérives alors qu'il faut se donner au contraire les moyens de les corriger par des contre-pouvoirs (sans paralyser le pouvoir pour autant). Il est donc bien absolument nécessaire de démocratiser nos institutions même si cela reste très éloigné des utopies populistes.

réappropriation des médias

Persuadés que les choses devraient bien se passer et simplement perverties par les puissants, pas mal de gens s'imaginent que tout ce qui va mal ne serait dû qu'à la propagande des médias (Poutine d'un côté, les Américains de l'autre) et qu'il suffirait de se les réapproprier pour faire triompher la vérité (la nôtre). L'influence des médias est certaine mais quand même pas autant que certains l'imaginent, comme si les idéologies étaient purement arbitraires et juste une question d'hégémonie ou de moyens de communication. Leur influence est nettement en baisse par rapport à celle de l'Eglise d'antan, suscitant plutôt la suspicion générale aujourd'hui mais, surtout, la réappropriation a déjà eu lieu à l'ère d'internet qui multiplie les sources et où s'exprime le même éventail d'opinions, des plus délirantes aux plus intéressées... sans changer grand chose ni donner accès à la réalité cachée par quelque complot de nos gouvernants. On peut toujours encourager "l'auto-défense intellectuelle", ce n'est pas ce qui fera sortir d'une autre propagande simplement opposée à la première, encore moins ce qui suffirait à renverser les pouvoirs. Il n'y a pas la vérité d'un côté et le mensonge de l'autre, du moins pas aussi caricaturalement, mais leur dialectique se constituant dans la confrontation historique.

sortir de l'Europe et de l'Euro

Je n'ai certes pas été le dernier à critiquer une Europe qui prétend se fonder sur une concurrence libre et non faussée ou un Euro dépourvu de souveraineté étatique. La malfaçon ne fait aucun doute et s'explique facilement par l'histoire. Impossible de rester en l'état mais, comme en bien d'autres domaines, rien ne se fait jamais que dans l'urgence. C'est ainsi que l'Europe a progressé la plupart du temps.

Il n'y aurait rien d'impossible à ce que l'Euro se désagrège même si c'est loin d'être le plus probable. Cela nous redonnerait incontestablement une marge de manoeuvre monétaire que nous avons perdu mais nous découvririons assez vite que cette marge n'est pas si grande qu'on le prétend et comporte pas mal de revers. Les espoirs mis dans un retour au franc sont assez délirants, confortant l'idée que nous vivrions sur une île et dans le meilleur des mondes si nous n'avions pas à souffrir de l'Euro ! S'il n'est donc pas complètement exclu qu'une sortie de l'Euro puisse nous être relativement favorable, cela n'aurait en tout cas rien d'une révolution !

Derrière les critiques de l'Europe et de l'Euro, il y a l'étrange illusion qu'à se retrouver "entre-nous" tout irait mieux, comme si cela avait jamais été le cas ! Les souverainistes de gauche propagent de bien fausses nouvelles, comme si le "peuple" n'était que le "peuple de gauche", comme s'il n'y avait plus de droite ni de classes sociales. On se demande comment on peut se persuader de telles fantaisies. Le plus insensé est de voir ces souverainistes s'indigner d'être confondus avec des nationalistes car ces petits chéris ne sont que dans la pure théorie et pas dans notre monde où les extrême-droites prospèrent sur les décombres de la crise et présentent le retour à la souveraineté nationale comme la clef de tous les problèmes alors même que cela ne changera rien à notre situation géographique, notre inclusion dans l'Europe et nos échanges avec nos voisins. Il ne faut espérer aucun bénéfice substantiel à en tirer et plutôt un renforcement de la compétition entre nations et systèmes fiscaux, au contraire d'une fédéralisation. Le statu quo n'est pas tenable mais dans ces domaines, ce sont les événements qui décident pour nous plus que les hommes. Si un éclatement de l'Europe ou une sortie de l'Euro n'ont rien d'inenvisageable, c'est quand même se foutre de notre gueule d'en rajouter sur les avantages comme un camelot en foire au moment même où il faudrait combattre la montée des nationalismes dans toute l'Europe !

Les promesses du protectionnisme ou d'éventuelles nationalisations sont d'autant plus surévaluées que nous sommes encore une des premières puissances économiques, avec 50% des salariés qui travaillent pour des multinationales (et 25% pour l'exportation). Si une dose de protectionnisme serait bien souhaitable, notamment pour l'agriculture, cela ne peut rester que marginal et nous nuire plus que nous profiter étant donnée notre position de départ d'ancienne puissance déclinante. On ne parle pas de l'expulsion des immigrés, dont les bienfaits sont aussi outrageusement gonflés et les effets collatéraux assez terribles, sinon pour montrer que les versions de gauche (internationalistes) du nationalisme peuvent difficilement résister à ces dérives droitières qui en découlent logiquement.

Ce qui est assez incompréhensible, c'est qu'on puisse présenter la sortie de l'Europe comme quelque chose de révolutionnaire, sans doute à cause des risques encourus, alors que le repli sur un national-capitalisme ne promet rien de bon. Il est vrai que ces partisans de la restauration de notre souveraineté nationale font comme si elle n'avait jamais existé et l'idéalisent d'autant plus qu'ils sont victimes de l'illusion de l'unanimité dénoncée plus haut, se prenant pour le peuple sans reconnaître toutes nos divisions et des rapports de force qui sont loin de nous être favorables.

Il vaudrait bien mieux changer l'Europe et se diriger vers un fédéralisme européen (qui ne ferait pas disparaître les nations) mais il faut avouer que les conditions ne semblent pas encore réunies (d'un mouvement social européen). Tout est donc possible, dans un sens ou dans un autre, mais dont aucun ne serait le paradis.

lutter contre l'austérité

On s'approche de solutions moins illusoires et plus réalistes à combattre une austérité qui ne fait qu'aggraver les déficits qu'elle est censée réduire. C'est bien là qu'on voit l'absurdité des mesures prises, absurdité reconnue par de nombreuses institutions économiques. Ce n'est pourtant pas par pure bêtise mais bien parce qu'on y a été obligé d'une façon ou d'une autre (par la pression des marchés et celle de l'Allemagne comme payeur en dernier ressort). S'en sortir est urgent mais n'est pas aussi évident qu'on peut le clamer sur les tribunes. Il faudrait en premier lieu avoir une majorité pour cela, ce qui peut se produire mais n'est pas encore le cas.

Quoiqu'il en soit, qu'on s'en sorte rapidement par une politique keynésienne et un retour de l'inflation ou que l'Europe végète encore pendant des dizaines d'années, cela ne nous évitera pas toutes les adaptations nécessaires dans un monde en évolution accélérée et ne sera pas une situation idyllique. Aucune raison là non plus d'en faire trop et de présenter la nécessaire lutte contre l'austérité comme une solution miracle.

 

Comme cet article, déjà bien trop long, est consacré aux solutions imaginaires, je ne citerais que rapidement ce qui me semble constituer des solutions effectives, celles sur lesquelles il faudrait se concentrer au lieu de poursuivre des chimères.

On peut prendre en exemple la Taxe Tobin qui finit par aboutir après des années de mobilisations sociales (ATTAC), montrant à la fois que des combats légitimes peuvent avoir une issue positive mais aussi qu'il y faut beaucoup de temps et sous une forme toujours très édulcorée par rapport au projet initial. Ce n'est pas là non plus ce qui apportera des ressources inépuisables à tous les besoins mais seulement un mode de régulation de la finance utile par la taxation des flux (et qui n'empêche pas qu'il faudrait interdire des spéculations nocives, pas seulement les taxer).

La défense et l'extension des biens communs tout comme de la gratuité numérique sont également des luttes prioritaires où des victoires sont possibles bien qu'à chaque fois ponctuelles.

solutions_localesLe plus important reste, à n'en pas douter, la transition écologique, processus à peine entamé dans lequel il faudrait s'engager plus résolument, notamment la transition énergétique pouvant être un facteur de développement mais surtout la relocalisation qui ne doit pas être envisagée dans sa dimension nationale mais bien locale. Ce n'est guère mobilisateur, il faut bien le dire mais voilà qui est pourtant à notre portée cette fois au contraire des utopies globales. En particulier des monnaies locales pourraient corriger en partie les défauts d'une politique monétaire trop restrictive. Par elles-mêmes, les monnaies locales tiennent du gadget sans aucune portée à moins qu'elles ne soient prises en main par des municipalités pour les étendre à toute la population et dynamiser les échanges locaux. Je crois indispensable de les compléter par des coopératives municipales, instruments du développement humain et du passage au travail autonome (mais je suis bien isolé sur ce point) que les partisans des revendications critiquées ici accuseraient bien plus volontiers de solution imaginaire - ce que je ne crois pas du tout mais sa faisabilité demande effectivement à être démontrée (tant qu'une municipalité ne s'y est pas engagée).

La difficulté, c'est que le travail autonome ne peut s'envisager sérieusement sans un revenu garanti qui n'est pas vraiment à l'ordre du jour non plus et passe pour encore plus utopique même si les partisans d'un revenu de base se multiplient. Sauf qu'ils versent effectivement trop souvent dans l'utopie, notamment d'une "fin du travail" au moins très prématurée au lieu de prendre en compte la transformation complète du travail à l'ère du numérique, ce qui est tout autre chose. Surtout, l'insistance sur l'universalité d'un revenu d'existence condamne celui-ci à être notoirement insuffisant, condamnant aux petits boulots de merde au lieu d'un véritable travail choisi. Il ne suffit pas de prétendre en faire un "revenu primaire" ou même un "salaire à vie" pour obtenir un montant suffisant, restant là aussi dans les solutions imaginaires. Il faut s'appuyer malgré tout sur le fait qu'un revenu garanti est devenu une nécessité économique, pour sortir d'une précarité destructrice, et qu'on pourrait au moins compléter les minima sociaux par une allocation en monnaie locale, mais il faudra sans doute pas mal de temps pour arriver à quelque chose de satisfaisant.

On voit qu'il ne manque pas de fausses pistes pour égarer les révoltes légitimes et détourner de combats pourtant vitaux. Il est clair que moins on espère, plus c'est réalisable mais c'est tout le contraire de ce qu'on voudrait. On voudrait des raisonnements alambiqués nous expliquant que tout cela ne résulte que d'un malentendu millénaire, de fausses idéologies, d'un mauvais usage des mots (que le travail n'est pas un coût mais une richesse ou une invention récente, que les charges sont des cotisations, etc.) et que si tous les gars du monde voulaient se donner la main le monde en serait changé pour toujours !

Lorsqu'on se résout à être matérialiste et qu'on prête attention aux processus concrets, toutes les idéologies se relèvent n'être que du délire sans aucune autre effectivité que de mener à des décisions dogmatiques plus ou moins catastrophiques. Il ne peut s'agir de se réclamer d'un idéal élevé comme on nous y encourage de toutes parts mais de simplement déterminer ce qu'on peut faire dans la situation présente et avec les moyens réellement à notre disposition - qu'il ne faudrait pas surestimer - au lieu de vouloir être plus radical que les autres et se prendre pour un héros.

Être réaliste ne peut signifier pour autant se contenter de gérer les affaires courantes et perpétuer un ordre injuste. La rupture anthropologique que nous vivons ne laisse aucune place au conservatisme. On peut dire que jamais période ne fut aussi révolutionnaire, il faut juste ne pas se tromper de révolutions (écologique, technologique, cognitive, sociale). Hélas, l'histoire semble montrer qu'il faut le plus souvent en passer par le pire et des "destructions créatrices" - ce dont le numérique pourrait nous préserver à l'avenir, nous faisant passer de l'entropie à l'écologie mais pour l'instant, nous avons bien du mal à vivre avec notre temps et ne pas vouloir simplement reproduire un passé révolu...

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