Permanence et fonctions des hiérarchies

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hierarchie_ca_suffitLa contestation des hiérarchies en tant que telles est stérile et même contre-productive quand ce qu'il faudrait, c'est les alléger et les démocratiser! C'est ce qui fait toute la différence entre d'inutiles utopies et le véritable progrès social. Il s'agit de comprendre les nécessités de l'organisation et la fonction des structures hiérarchiques pour bien distinguer les hiérarchies opérationnelles des systèmes de domination et avoir la capacité d'en réduire l'hétéronomie ainsi que l'infériorisation des acteurs, c'est-à-dire tout simplement remplacer la contrainte par l'information.

Ces idées ne sont pas nouvelles puisqu'elles ont été à l'origine de la formation du GRIT (plutôt "le groupe des dix" à l'époque), portées surtout par Henri Laborit, notamment dans "la nouvelle grille" comme on le verra plus loin. Tout ce mouvement venait de la théorie des systèmes et de l'écologie (des écosystèmes, inspirant notamment le rapport de Rome sur les limites de la croissance. Voir aussi le Macroscope de Joël de Rosnay avec son dernier chapitre sur l'écosocialisme). Ce mouvement devait hélas, comme toute la "cybernétique de deuxième ordre", un peu trop s'engluer ensuite dans une auto-organisation informe qui inspirera une bonne part du néolibéralisme (sous le nom d'ordre spontané). L'auto-organisation a une place certes irremplaçable, qu'il fallait intégrer, mais bien plus réduite qu'on ne l'a imaginée (comme si la sélection naturelle en était restée aux bactéries au lieu d'organismes de plus en plus complexes).

Les choses sont moins immédiates et bien plus subtiles (dialectiques) que les mots d'ordre politiques, devant combiner l'organisation collective et l'autonomie des acteurs - d'autant plus à l'ère du numérique. Il n'y a pas de truc miraculeux pour cela même s'il y a quelques dispositifs utiles, le plus important étant de garder un point de vue critique sur les pouvoirs et de chercher à réduire les dominations sans refouler les rapports de pouvoir ni le fonctionnement effectifs.

L'occasion de cette petite synthèse, c'est toute une série de textes et de nouvelles du mois dernier autour de ce sujet qui méritaient d'être pris en compte et que je rassemble ici en essayant d'en tirer quelques leçons - sans prétendre aucunement épuiser le sujet ni traiter, par exemple, de la hiérarchie des territoires (commune, département, région, etc.), ni de la hiérarchie des savoirs ou des besoins, etc.

La première étude, celle qui a fait le plus de buzz mais sans doute la moins importante, se bornait à constater la constitution de hiérarchies dans les jeux multijoueurs, ce qui obligeait malgré tout à considérer que, même dans ce domaine improbable, des hiérarchies se reconstituaient spontanément pour optimiser la circulation de l'information. Justement, une toute autre étude, sur les guêpes cette fois, corroborait la constitution de hiérarchies pour les mêmes contraintes de transmission de l'information :

Dans cet article, nous nous sommes concentrés sur les réseaux d'interactions et de dominance d'une guêpe sociale tropicale (Ropalidia marginata) dont l'observation comportementale indique que ces interactions sont les principales responsables du transfert d'informations entre les individus concernant les besoins de la colonie, ce qui entraîne la régulation de leur propre activité. Notre recherche révèle que les réseaux de dominance de R. marginata appartiennent à une classe spécifique de réseaux de traitement de l'information dite "feed-forward" (système de commande prédictive ou par anticipation, plutôt top-down). Nos résultats suggèrent l'implication d'un principe commun d'organisation structurelle dans différents systèmes de régulation biologique et une similarité possible des effets de la sélection sur les différents niveaux d'organisation de ces systèmes. Ces résultats sont également compatibles avec l'hypothèse que le comportement de dominance a été façonné par la sélection naturelle pour optimiser le processus de transfert de l'information dans ces espèces d'insectes sociaux, en plus de sa fonction primitive dans la compétition reproductive de la colonie.

En fait, il faut ajouter qu'on pourrait généraliser l'existence de processus top-down à l'ensemble du vivant, intimement lié à l'unité de l'organisme qui agit comme un tout ainsi qu'à sa fonction d'inversion de causalité (où l'effet visé devient cause). On peut même faire de ces processus top-down la signature de la conscience notamment, alors que les organisations feed forward sont caractéristiques des réseaux de neurones et donc bien liées au cognitif.

Il ne s'agit évidemment pas d'imiter des insectes ni de s'identifier aux neurones mais tout au contraire de vérifier que les insectes comme les neurones se règlent sur des lois physiques, celles de la théorie de l'information. En effet, il ne faut pas considérer que les hiérarchies relèveraient d'un choix délibéré, d'un projet préétabli, d'un idéal rationnel, mais plutôt d'un processus très matériel de renforcement (ce qui manque en général aux alternatives et cause leur délitement avec le temps). On le voit bien avec les mafias qui se constituent dans les zones de non-droit et favorisent des concentrations de pouvoir à tous les niveaux, ce qui renforce à chaque fois l'intérêt de s'y joindre et sa capacité redistributive ou protectrice. C'est ce qui fait qu'on peut dire que les hiérarchies sont auto-organisées, sauf qu'une fois en place, les organisations sont rigides (et non plus auto-organisées).

Il ne s'agit pas non plus de prétendre que l'optimisation des communications serait la seule fonction des hiérarchies qui ont aussi une fonction de sélection et de reproduction où violence et domination entrent en scène. Chez les animaux, la dominance trouve incontestablement sa cause dans une supériorité physique, ce qui n'est pas le cas dans la plupart des hiérarchies humaines. Il y a bien différents plans où s'exerce la sélection darwinienne et, si on ne peut tout réduire à la neutralité d'un réseau informationnel, il faudrait quand même ne pas confondre hiérarchie et dominance.

Ainsi on a pu constater qu'une fonction d'autorité pourrait même être exercée par des robots, jusqu'à pouvoir nous faire agir contre notre propre volonté ! Une conclusion qu'on peut en tirer, c'est que ce ne sont pas les mérites propres des dominants qui justifient leur position hiérarchique, une prétendue hiérarchie des êtres (du moins libre au plus libre) qui justifiait pour Aristote la domination des élites sur ceux qui manqueraient de jugeote, de tenue et de maîtrise de soi (esclaves, femmes ou enfants). Tout au contraire, la place du souverain peut se réduire à une place vide comme le pensaient les taoïstes aussi bien que Hegel. Ce qui constitue une position hiérarchique, c'est uniquement le réseau dans lequel elle s'inscrit et l'information ou le pouvoir auxquels elle donne accès. Parmi les ravages de l'automatisation, ce sont donc les petits chefs qui pourraient bien être remplacés par des robots, ce qui n'est pas vraiment une perte !

Une autre conclusion, plus générale, c'est qu'à rebours des mythologies libertaire ou néolibérale, il y a bien une "autonomie subie", voire excluante, et une souffrance de la tyrannie de l’absence de structure !

En 1972, Jo Freeman a décrit dans “La tyrannie de l’absence de structure” les premières expériences d’auto-organisation féministes. Le problème avec les organisations non-hiérarchiques est que les structures de pouvoir sont invisibles et donc inexplicables ce qui conduit souvent à des dysfonctionnements et des abus. Fred Turner décrit les mêmes problèmes quand il évoque les communautés hippies qui ont voulu éviter la division traditionnelle du travail et qui ont fini par envoyer les femme faire la cuisine, le nettoyage et l’éducation des enfants. Les communautés régies par des structures plus explicites finissent par pouvoir être plus progressives, les responsabilités pouvant être réparties de manière plus égales.

Les hiérarchies fonctionnent toujours parce qu’elles ont une valeur pratique et psychologique, qu’elles permettent notamment de gérer “la discorde cognitive” et minimiser les conflits (grâce à un ordre établi). En fait, on peut dire que lorsque des hiérarchies sont supprimées, elles se reforment ailleurs et les entreprises qui prétendent supprimer la hiérarchie compliquent le plus souvent l'opposition à une hiérarchie cachée. "Si nous nous attachons à la fiction que les choses changent, c’est en partie un voeux pieux".

Par contre, et c'est tout autre chose, il faudrait absolument réduire le poids des hiérarchies au lieu de vouloir les supprimer complètement, et surtout relâcher la surveillance ! Ainsi, mettre un simple rideau entre des travailleurs et leur supérieur a fait augmenté la productivité de 10 à 15% ! S’ils ne sont pas surveillés, les travailleurs ont recours à leurs méthodes de travail qui sont toujours plus efficaces que les méthodes prescrites. De plus, comme on le notait dans le management collaboratif, "Le contrôle prend du temps, fragilise la relation et infantilise", il est surtout contradictoire avec l'engagement et la motivation indispensables dans des emplois exigeant de plus en plus de compétences, ce qui oblige à décoller hiérarchie et domination.

C'est ce qu'on peut reprocher à Laborit (et d'autres biologisations), d'avoir trop identifié ces différentes fonctions de la hiérarchie, et d'avoir essentialisé la dominance jusqu'à en faire l'ultime désir de l'homme (L'homme entretient de lui une fausse idée qui sous la pelure avantageuse de beaux sentiments et de grandes idées, maintient férocement les dominances. 20 - Mais le seul besoin essentiel et qui lui n'est pas satisfait de façon générale, ce n'est pas la consommation, mais le pouvoir. 110, voir l'illustration qu'en donne Alain Resnais dans "Mon oncle d'Amérique"). Or, s'il y a à l'évidence omniprésence d'organisations hiérarchiques dans la nature et chez la plupart des primates, pas tous ! Surtout, l'erreur c'est d'en faire une question biologique, ce qui mène à une conception organique de la société, alors que le biologique ne fait avec l'organisation hiérarchique qu'épouser une loi plus universelle et qui s'impose tout autant aux sociétés et aux systèmes cognitifs. La théorie des systèmes s'est justement constituée sur la généralisation de quelques grands principes du fonctionnement biologique aux organisations humaines caractérisées par des flux d'énergie et de matière contrôlés par des flux d'information, et organisées en différents niveaux hiérarchisés. Il ne s'agit pas de singer les corps vivants dans une conception organique de la politique mais d'y retrouver des phénomènes assez semblables, en économie notamment, contrainte du fonctionnement global macroéconomique sur les individus et la situation microéconomique. Répétons-le, ces hiérarchies purement fonctionnelles n'impliquent pas forcément de domination, la plupart du temps peut-être mais pas tout le temps et pas pour une raison impérative qui serait biologique, inscrite dans nos gènes pour toujours et venant du fond des âges, mais pour des causes matérielles extérieures !

Ainsi, la domination hiérarchique qui semble la plus universelle est celle de l'homme sur la femme (l'esclave de l'esclave, ce qui n'empêchait pas des femmes de dominer leur homme), sa remise en cause actuelle étant une révolution anthropologique sans précédent qui oblige à reconnaître son caractère transitoire malgré tout. Il est d'ailleurs possible que cette division sexuelle ait été moins forte chez Neandertal. Cela pourrait avoir été une des raisons de la réussite des Sapiens à l'époque, d'avoir favorisé une plus grande fécondité féminine, mais ces conditions n'étant plus déterminantes peuvent être désormais dépassées par de multiples évolutions matérielles qui vont de la machine à laver à la pilule et l'économie numérique ou de service (ce n'est pas une causalité intérieure mais bien extérieure).

autogestionSinon, il y avait bien des sociétés hiérarchisées et "lignagières" chez les chasseurs-cueilleurs, notamment quand ils se sédentarisaient, ainsi que chez les premiers agriculteurs mais, selon Alain Testart, il y a toujours eu aussi une tradition égalitaire, des "démocraties primitives" dont cependant, une condition était de rester de relativement petite taille (moins de 500) et de fonder un autre village quand la population passait un seuil - ce qui est bien pourquoi je prône une démocratie locale de face à face. On ne peut vouloir appliquer aux grands ensembles les fonctionnements de petits groupes comme on le fait trop souvent. Les traces archéologiques mettent bien en évidence que les hiérarchies se développent en même temps que la richesse et l'étendue des sociétés. Ce n'est d'ailleurs pas une raison pour faire du capitalisme la cause actuelle des hiérarchies (et même du patriarcat!) alors que sa tendance serait plutôt de dissoudre les rapports humains (de domination aussi bien que d'entraide) dans l'anonymat du marché...

Il n'y a, en tout cas, aucune continuité avec un éventuel modèle animal. Il ne s'agit plus du mécanisme hormonal de la dominance mais de la place dans un réseau d'alliances, de "capital symbolique", non plus de violence ou de force physique, et le résultat d'un processus d'auto-renforcement (de la richesse ou du pouvoir). Cela n'empêche pas qu'on ne peut réduire la hiérarchie seulement à un principe d'organisation, de transmission de l'information et de la contrainte. C'est aussi un processus de canalisation de la rivalité et de l'agressivité. Impossible de s'en passer pour cela aussi et on sait bien comme les hiérarchies humaines ont pu être féroces, toute la question étant dès lors de minimiser la violence ou la dominance en les remplaçant le plus possible par l'information.

Ici, on retrouve Laborit avec le passage de la "société thermodynamique", basée sur l'énergie et la force, à la "société de l'information", passage d'un modèle esclavagiste (société de contrainte) à un modèle informationnel (société de contrôle), d'un pouvoir centralisé à un pouvoir réparti où chacun participe aux décisions et au circuit de l'information. C'est l'enjeu actuel d'un management qui se veut "agile", souple, innovant, réactif mais il faut bien être conscient que ce qu'on gagne en autonomie, on le perd en indépendance, comme le disait Jacques Robin (ou Edgar Morin) : "plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant".

On a cru cependant que le déclin du dirigisme et le besoin de donner plus d'autonomie aux acteurs signifiait non seulement la fin des hiérarchies mais de l'entreprise elle-même, pénétrée par les instruments de marché (théorie de l'agence, externalisations, etc). Or, si cette stratégie pouvait rapporter à court terme, ce sont les capacités de coopération, tout aussi nécessaires que l'autonomie, qui s'en sont trouvées gravement affectées ainsi que la durabilité d'une organisation n'assurant plus les conditions de sa reproduction (ce qu'on appelle la culture d'entreprise). Cela se traduit par le fait que les entreprises sont confrontées aujourd'hui à un problème de déficit d'engagement des salariés, pourtant devenu primordial. On peut dire qu'il y a eu erreur sur l'autonomie comme sur le rôle de l'auto-organisation, que l'intégration de cette nouvelle exigence n'a pas reçu encore la réponse adéquate.

Il ne suffit évidemment pas de reconnaître la nécessité de hiérarchies opérationnelles pour s'en satisfaire. Il faut reconnaître tout aussi bien les pathologies hiérarchiques afin de pouvoir les combattre et gérer les effets pervers de la compétition hiérarchique dont le Principe de Peter montre bien les tares. Je déteste le nom de "sociocratie" qui n'est pas un système politique mais une méthode de gestion par consensus et il ne faut pas être prisonniers de formules toutes faites ni d'une quelconque théorie du management mais il y a plusieurs éléments intéressants à en retirer (pas forcément combinés aux autres). Ainsi, cela fait longtemps que je critique le fait de devoir être candidat pour être élu à une fonction, ce qui favorise les carriéristes. Il faudrait au moins un premier tour sans candidats déclarés pour nominer ceux qu'on souhaiterait qu'ils se présentent. Sinon, l'invention principale de Gerard Endenburg consiste à toujours mettre un représentant du niveau inférieur dans les instances supérieures (on parle de "cercles" dans ce jargon), autant dire un représentant syndical sauf que là, il n'y a pas de syndicat ! C'est incontestablement un bon principe d'organisation même s'il ne peut pas être pratiqué dans toutes les structures. Le troisième principe, qui se veut le plus fondamental, est celui du consensus, ce qui semble parfait sur le papier mais est assez rarement praticable au quotidien. Il faut sûrement le faire autant qu'on peut, mais ne pas y passer trop de temps !

Selon Ronald H. Coase la raison pour laquelle les entreprises étaient organisées en hiérarchie et non pas en marchés (pourtant supposés ce qu'il y a de plus efficient), c'est ce qu'il appelait la réduction des "coûts de transaction". On a vu que ce n'est pas du tout la seule raison mais cela n'empêche pas que ce facteur de minimisation des temps de délibération fait bien partie des principaux atouts des organisations hiérarchiques. Dans une hiérarchie, on ne discute pas, c'est ce qui accélère le processus et facilite les coopérations. Passer son temps en discussions fait perdre cet avantage et peu coûter très cher, en même temps que cela ennuie tout le monde (j'ai pu l'expérimenter en tant que chef d'entreprise). Il ne s'agit pas de nier l'intérêt d'une construction de consensus mais on est obligé de réserver ces processus assez lourds à des questions stratégiques, même dans des coopératives. Au quotidien, il vaut mieux faire confiance aux compétences des responsables, tout le monde ne peut pas se mêler de tout, tout le temps ! La démocratisation ne se limite absolument pas au vote, ni à la participation au consensus, et peut prendre bien d'autres formes, plus attentives à corriger des inégalités effectives.

Savoir qu'on ne se passera pas de hiérarchies n'est pas en rajouter dans la servitude volontaire mais constitue au contraire la condition pour les critiquer concrètement, les améliorer, les démocratiser, les rendre moins lourdes et plus efficaces, les doter de contre-pouvoirs enfin, y gagner en autonomie autant que possible - sans prendre nos désirs pour la réalité, si souvent déceptive, hélas...

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