Le jeu de la guerre

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Le-Jeu-De-La-GuerreIl ne faudrait pas laisser croire qu'il n'y aurait que le travail dans la vie. S'il vient en premier, c'est qu'il en occupe la plus grande part dans la population, nous fournissant tout simplement les moyens de vivre. Cependant, une fois admis le vide des loisirs et de l'oisiveté, on ne peut prétendre qu'il n'y aurait qu'une seule façon d'y échapper. Il n'y a pas que le travail ou le jeu mais aussi l'amour et la guerre.

Le travail n'a jamais été le seul mode d'existence possible, ce qu'exprimait bien la tripartition (prétendument) indo-européenne entre "ceux qui travaillent" (laboratores), "ceux qui combattent" (bellatores) et "ceux qui prient" (oratores). La disparition de la guerre dans nos contrées, ou du moins cette paix inhabituellement longue dans notre histoire européenne, pouvait faire croire que la combativité se réfugierait désormais entièrement dans la compétition économique. Il était sans doute un peu naïf de s'imaginer qu'une fonction si ancienne et structurante que la guerre se dissolve sans laisser plus de traces. Il semble bien que, pour certains du moins, ce qui en prend la place, c'est une forme de militantisme politique aux accents effectivement militaires et qui va des révolutionnaires de gauche ou de droite jusqu'aux Islamistes.

Le hasard des commémorations du centenaire de la guerre de 1914 fait resurgir notamment les récits d'Ernst Jünger sur "La guerre comme expérience intérieure", témoignant de l'ivresse des combats, qui fait trouver si terne le retour à la vie civile, et pas seulement de ses horreurs - ce qui n'était pas précisément ce qu'on souhaitait rappeler de cette terrible boucherie (pas plus que ce qui relie les nations à la guerre). Or, cela va faire 20 ans, cette année aussi, que Guy Debord, devenu curieusement une icône et même un "trésor national", s'est donné la mort d'un coup de fusil. Il se trouve que ce n'est pas pour rien qu'il avait fait un "jeu de la guerre" et se proclamait stratège, justifiant ainsi une posture qu'on peut dire aristocratique de refus du travail. Significativement, quand on lui demandait ce qu'il faisait dans la vie, il ne disait pas qu'il ne travaillait pas, conformément à son grand principe. Non, mais, bien après que cela ait perdu tout sens, il se prétendait encore révolutionnaire professionnel ! Il avait donc bien une profession, faire la guerre, soldat de la révolution (enfin, il se voulait plutôt général!) comme bien d'autres militants dans l'âme et même s'il en critiquait le dévouement sacrificiel. Cet imaginaire héroïque a certainement participé à son prestige et il fait manifestement aujourd'hui le succès du jihad et d'apprentis terroristes mais imprègne beaucoup d'autres discours radicaux, de plus en plus à droite, hélas !

Il me faut bien avouer que ma critique de Debord a été étonnamment tardive, qui semblait épargné par la déroute du communisme réel. Ce n'est qu'assez récemment que j'ai remis en cause les prétentions des avant-gardes à la réalisation de la philosophie avec la confusion du poétique et du politique, menant à un activisme spectaculaire, semblant de subversion plus proche de ce que l'art moderne appelle des performances que d'une véritable révolution. Cependant, jusqu'ici, je jugeais plutôt son souci de stratégie comme un ancrage matérialiste salutaire, négligeant un peu trop une posture guerrière qui n'était déjà plus celle d'un poète. Il ne s'agit pas tant de vouloir accabler stupidement Debord après-coup de prétendues faiblesses qui sont celles de son temps mais plutôt de prendre en considération les séductions et les illusions de cette position combative dans une lutte des classes plus fantasmée que réelle, avec des camps bien identifiées et qui ressemble dès lors à une lutte du Bien contre le Mal.

Je continue de penser qu'il fallait être situationniste en Mai68, qu'ils en incarnaient l'esprit depuis Strasbourg et "La misère en milieu étudiant", bien que restant inconnus du public jusqu'à une vingtaine d'années de ça. Impossible de renier ce que Debord a pu apporter de clarification par son intransigeance, son exigence d'authenticité - dans son ratage même, menant à la dissolution et la solitude finale. Question d'ambiance sans doute mais ils avaient plus en commun qu'on ne croit avec l'existentialisme - dont ils constituaient peut-on dire la tendance surréaliste et la plus puriste - à ne pas vouloir céder en tout cas sur la liberté et la contestation des autorités ou des faux-semblants. C'est cette insistance sur la liberté qui en faisait l'antidote du gauchisme autoritaire très dominant à l'époque.

Si leur communisme était purement verbal, sans véritable contenu autre que littéraire, leur côté libertaire affirmait on ne peut plus clairement un anti-communisme résolu, sans compromis possible avec la dictature du Parti et de sa bureaucratie (y compris syndicale). Ceux qui trouvent désirable un communisme autoritaire pourraient les traiter à bon droit de contre-révolutionnaires car le volontarisme politique ne peut être rien d'autre que le désir d'un maître et s'y refuser, c'est renoncer à une transformation radicale (qui ne peut de toutes façons qu'échouer). On est bien obligé d'admettre que le libertaire rejoint ici le libéral à renoncer à ce volontarisme illusoire. L'opposition affichée au "spectaculaire concentré" et la dénonciation, justifiée, des étatistes de gauche, exprimaient finalement une préférence, pas du tout assumée, pour le "spectaculaire diffus" du monde marchand. Il y a toujours eu, aujourd'hui comme hier, des "fascistes" de gauche, staliniens partisans de la dictature du Parti plutôt que de la dictature des marchés et contre lesquels il faut encore se battre comme Debord le faisait. C'est une véritable division dans la gauche, bien présente et cruciale comme elle l'était hier. Renoncer à la voie autoritaire, c'est forcément abandonner la violence et une radicalité imaginaire, c'est devoir accepter d'une façon ou une autre la réalité telle qu'elle est. La collusion libéral-libertaire dénoncée très tôt par Clouscard est sans conteste inévitable jusqu'à un certain point contre une prétendue dictature du prolétariat qui n'est qu'une dictature sur le prolétariat. Il me semble que, ce qui a permis à Debord de masquer cette préférence pour le spectaculaire marchand, c'est justement l'attitude guerrière, de s'en déclarer l'ennemi et de croire travailler à son effondrement - mais d'y vivre librement et en paix...

Il y a très certainement une exaltation, que j'ai bien ressentie, procurée par les grandes manifestations qui ont un côté insurrectionnel. Sensation qu'on cherche avidement à retrouver tellement elle est enivrante, jusqu'au sacrifice parfois, ce qui rapproche bien les luttes sociales de la guerre. Comment ne pas en éprouver de la nostalgie quand un ancien spartakiste (ou un résistant) nous raconte comme "la révolution fut une belle aventure", dans un temps où le bon côté ne faisait aucun doute. Impossible de ne pas être ému et ne pas vouloir reprendre le flambeau. A working class hero is something to be. Le problème, c'est qu'on retrouve les mêmes sentiments grégaires à droite avec l'exaltation de cette fraternité de combat et du sacrifice de soi, une droite qui se prétend révolutionnaire (c'est ça le fascisme) et tout aussi bien les Islamistes ou autres mouvements religieux ! Il ne devrait pas être très difficile de comprendre comme la mobilisation des émotions prônée par les belles âmes est si facilement détournée par quelques habiles manipulateurs et convient beaucoup plus au patriotisme nationaliste et aux appels à la guerre.

S'il faut relever ces pulsions archaïques, c'est qu'on assiste depuis la crise, et comme dans les années 1930, à la montée d'une extrême-droite rouge-brun, c'est-à-dire touchant tout autant la gauche étatiste et même, aussi étonnant que cela puisse paraître, des post-situationnistes anti-système et plus ou moins complotistes dans un confusionnisme généralisé mais qui se veut subversif, révolutionnaire, héroïque, voire violent. Dans cette ambiance, même les plus ouvertement antifascistes renforcent l'adversaire à partager le même imaginaire bien plus adapté aux stratégies autoritaires. Chez les écologistes radicaux également, il y a quelques éco-warriors déterminés. Rien n'est sûr, on pourrait retomber dans la barbarie, donnant l'occasion à l’héroïsme de jouer son rôle mais on ne va pas faire la guerre pour tromper l'ennui des jeunes gens et ce n'est pas tant de héros dont on a besoin en temps de paix ni pour changer de système de production. Assurément, le temps de la chevalerie ne reviendra plus, ni celui de la véritable aristocratie qui se forge dans le sang. On a bien vu aussi très récemment qu'il ne suffit pas de faire la révolution, encore moins d'être révolutionnaire, quand ce qu'il faudrait, c'est de meilleures institutions et non une nouvelle dictature. C'est un autre deuil bien difficile à faire, nous qui aimons tant nous imaginer en superhéros sauvant le monde comme dans les films et les histoires qu'on se raconte.

Il n'y a pas que les politiciens installés qui vivent de la politique mais pas mal de militants et de petits frimeurs qui jouent à la guerre et n'aident en rien à régler nos problèmes, à simplement se donner des airs en élevant la voix. Il ne suffit pas de s'opposer au spectacle ou au système comme la conscience s'oppose à un monde qu'elle n'a pas choisi. Cependant, une fois dégrisés de notre paranoïa et du romantisme révolutionnaire, il nous reste quand même un monde à sauver, collectivement, avec beaucoup d'obstacles pour y arriver. La tâche reste entière de réduire réellement les injustices et les inégalités dans la répartition des ressources, il y a incontestablement besoin de luttes sociales ou plutôt de peser du poids du nombre mais ce n'est pas un jeu et il faudrait arriver à bien distinguer le besoin de solidarité sociale, ou d'appartenance, de la fusion communautaire ou de la pensée de groupe, bien distinguer les rodomontades de militants exaltés et la mise en place patiente d'alternatives durables.

Au jeu de la guerre, on sait que c'est la vérité qui est la première victime au nom du fait qu''il n'y aurait plus qu'ami ou ennemi et qu'une victoire règlerait tout alors que la question est loin d'être réglée de ce qu'il faudrait faire et de ce pourquoi on se bat, risquant de servir un autre maître que celui pour lequel on luttait, à n'être finalement que le dindon de la farce. Je ne crois pas qu'on puisse espérer la fin des positions guerrières, pas plus que la fin du travail ou de l'amour, chacun ayant sa fonction vitale de persistance dans l'être. Il ne serait pas mauvais du moins d'en minimiser l'importance ou d'en reconnaître l'impertinence, en dehors de moments insurrectionnels, pour adopter des stratégies plus effectives (moins fumeuses), des alliances plus larges ou des objectifs plus locaux et à notre portée. On peut agir local et penser global, ce n'est pas parce qu'il n'y a plus rien à attendre d'une nation fantasmée ni de la force des armes qu'on ne pourrait plus rien faire - alors, qu'au lieu de faire la guerre, il nous faut prendre le réel à bras le corps et, revenus au pays, se retrousser les manches, loin des éclats de la bataille.

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