Colloque organisé à Montreuil en novembre 2012 par le MAUSS
Je dois dire que j'ai trouvé cet ensemble de 16 courtes communications plus intéressant que le livre précédent sur Gorz ("André Gorz, un penseur pour le XXIème siècle") auquel j'avais pourtant participé, témoignant mieux, par les critiques même dont il est l'objet, de sa position singulière en même temps que de tous les débats auxquels il a été associé, principalement autour des thèmes de l'autonomie et du travail. S'y dessine d'une certaine façon la constellation intellectuelle de la gauche depuis Mai68 avec toutes ses divisions idéologiques (qu'on peut trouver risibles pour la plupart) et la suite d'échecs auxquels elle a été confrontée ainsi que les si difficiles révisions auxquelles il a fallu se résoudre (du communisme à l'autogestion puis la RTT et le travail autonome enfin), Gorz devançant souvent les autres et pas seulement dans sa politisation de l'écologie.
C'est peut-être d'avoir été trop en avance qu'il est resté si isolé, sans véritables disciples bien que nourrissant de multiples parcours car, ce qui frappe, dans ce volume du moins, c'est la combinaison à chaque fois de l'hommage et de la distanciation. Je ne suis pas différent en cela puisque, moi aussi, j'ai toujours pris bien soin d'avertir que je n'étais pas son disciple, le critiquant sur un certain nombre de sujets et ne le rejoignant vraiment qu'à partir de "Misères du présent, richesse du possible" (1997). C'est que j'ai toujours été auparavant sur des positions politiques assez éloignées des siennes, avec des divergences dans nos lectures de Marx entre autres. Je n'ai pas eu le même itinéraire "du gauchisme à l'écologie politique" que celui dont Patrick Petitjean témoigne, semblant avoir rencontré Gorz à chaque tournant. Ce n'est qu'à la fin que nous nous accordions sur les alternatives locales (quoique son intérêt tardif pour les critiques de la valeur le faisait revenir à des solutions plus métaphysiques et complètement illusoires). Pour moi, André Gorz a surtout été un précieux interlocuteur, d'une certaine façon une autorité, au moins de par sa longue expérience, dont l'avis pouvait conforter parfois mais qui n'aimait pas tant que ça la contradiction ! En tout cas sa position est bien curieuse, à la fois centrale et marginalisée. On ne trouvera donc ici aucun article sur Gorz lui-même (comme le mien dans le livre précédent), mais plutôt sur les différends que les auteurs ont pu avoir avec lui et qu'on peut résumer la plupart du temps par le reproche à chaque fois d'un excès de radicalité sur un point ou un autre !
Une bonne part de ces discussions quasi théologiques tournent autour du concept de travail, objet de toutes les confusions dont, à mon avis, on pourrait sortir à le définir par l'inversion de l'entropie, ce qui ne semble hélas ni assez anthropologique ni assez philosophique, puisqu'on voudrait en faire l'essence de l'homme et un processus d'auto-création ! Toute cette idéologisation inspirée du jeune Marx est bien pénible mais reflète aussi les questions que posent les transformations actuelles du travail, sujet sur lequel Gorz s'était focalisé tout comme Robert Castel dont on a ici une des dernières interventions puisqu'il est mort peu après. On peut dire cependant que Gorz avait une longueur d'avance sur Castel car celui-ci ébloui par "les métamorphoses de la question sociale" jusqu'aux trente glorieuses n'a pas compris la profondeur de la mutation que nous vivons maintenant alors que c'est ce qui finira par convaincre Gorz de la nécessité d'un revenu garanti qui sinon mériterait assurément ses anciennes critiques. Certes, Castel n'a pas tort d'affirmer le caractère utopique d'un revenu garanti suffisant - c'est effectivement le cas lorsque ceux qui le défendent ne prennent pas assez en compte ce qui doit le rendre productif (en faire un "revenu pour travailler") et qu'on ne le complète pas avec les institutions et moyens de production du travail autonome [comme des coopératives municipales].
Si Robert Castel reste prisonnier de l'époque où l'emploi se confondait avec un statut social et se mesurait par le temps, il modère avec quelque raison une critique de la consommation trop souvent excessive, rejoignant d'une certaine façon Alain Lipietz dans sa critique de l'aliénation chez un existentialiste pour qui l'existence précède l'essence. Or, si je me distingue moi aussi des prétentions d'une existence authentique débarrassée de toute aliénation, il faut bien dire que la critique de Gorz touche assez juste quand il parle de l'aliénation dans le travail - même si Castel lui reproche d'en sous-estimer le caractère émancipateur car générateur de droits. Pour ma part, je considère qu'il y a bien une aliénation dans la subordination salariale, pas que le travail désaliéné serait le travail pour soi mais plutôt un travail autonome, pour d'autres qui le reconnaissent et le valorisent. La division du travail quand elle n'est pas poussée à l'absurde est un facteur de complémentarité et de solidarité sociale (Durkheim) alors que le mythe autarcique est absurde d'un homme complet supposé tout savoir faire et qui serait une entreprise à soi tout seul. Dominique Méda montre cependant la surévaluation par Gorz de la demande d'autonomie par rapport à l'accès à un pouvoir d'achat supérieur, de même qu'il sous-évaluait l'attachement des salariés à un travail qu'il juge aliénant. De son côté, Florence Jany-Catrice met en doute les vertus du travail autonome dans le care beaucoup trop réservé au dévouement des femmes. Roger Sue en rajoute sur l'impasse où peut mener le refus de toute hétéronomie, y compris celle d'une association, semblant condamner le sujet autonome et auto-producteur à l'isolement et un certain individualisme [il nous faut rappeler à quel point cette autonomie sourcilleuse de Gorz n'existait plus du tout par rapport à sa femme dont il ne pouvait se séparer un moment, jusqu'à se suicider avec elle !]
Jean-Louis Laville mettra lui en cause le rejet du salariat au nom d'une séparation trop simpliste entre activités auto-organisées et hétéro-organisées. Il s'attache notamment à démonter la mythologie des systèmes d'échange locaux, très surestimés d'après lui, tout autant que la RTT ou l'allocation universelle chargés de trop d'espoirs qui ne peuvent être tenus. S'il suit Gorz, c'est plutôt dans la conviction que le salut ne viendrait pas pour autant d'une prise du pouvoir d'Etat et de la planification qui somme l'individu "de vouloir l'intégration exigée de lui comme étant son intégration sociale et son épanouissement personnel", pas plus qu'il ne se contente de la social-démocratie comme société salariale et capitalisme régulé :
"Les citoyens n'étaient pas les sujet agissants du social-étatique, ils en étaient les administrés, les objets en qualité d'allocataires, de cotisants et de contribuables".
L'écologie a ici la part congrue, Jean-Pierre Dupuy notant qu'il ne s'agit pas en tout cas d'environnementalisme (Gorz affirme que "la nature n'est pas bonne pour l'homme" rappelle Geneviève Azam qui voudrait dépasser ce dualisme). Comme on pouvait s'y attendre, il se borne à défendre les distinctions faites par Ivan Illich, et dont Gorz s'est inspiré, entre production hétéronome menant à la contre-productivité du monopole radical et production autonome, avec des outils conviviaux. Il admet que Gorz ajoute une indispensable analyse économique mais regrette qu'il n'ait pas gardé sa dimension religieuse (il n'en était pas si loin pourtant, ne lui manquant que d'y croire!). Il trouve intenable sa "philosophie de l'émancipation humaine purement immanente qui tente de combiner le dualisme exacerbé de l'existentialisme sartrien avec le monisme matérialiste de Marx, au prix d'un saut métaphysique périlleux" [ce que je conteste puisque je défends un dualisme cartésien qui est celui de l'information entre hardware et software, signifiant et signifié, étendue et pensée, ce qui n'empêche pas que nous appartenons toujours à l'évolution naturelle]. On ne peut qu'être d'accord avec Geneviève Azam qu'il faudrait bien que nous soyons les jardiniers de la planète, mais pas certain qu'on arrive si facilement à s'entendre sur des droits de la Terre supposés en plus dépasser l'humanisme tout en intégrant l'ensemble des traditions de pensées comme s'il n'y avait pas de pensées contradictoires et seulement une multiplicité indifférente ! Tout cela surestime beaucoup notre capacité à prendre les rênes de notre propre évolution, ce qui serait devenir réellement "maître et possesseur de la Nature", sous-estimant aussi les problèmes que pose le conservatisme des mondes vécus et des traditions dans le bouleversement technologique que nous subissons ainsi qu'avec l'extension de l'autonomie des individus à l'ère du numérique. Le subjectivisme des valeurs ne peut mener qu'à une dangereuse surenchère et la compétition de désirs incompatibles alors qu'il nous faut nous régler sur les nécessités matérielles.
C'est l'idéal même d'auto-nomie comme indépendance et capacité à se donner ses propres normes que conteste Bernard Perret qui y oppose la production sociale de l'autonomie par des institutions, dans la lignée du développement humain d'Amartya Sen [ce qui est la fonction des coopératives municipales]. Sur le revenu garanti, c'est plutôt décevant avec Philippe Van Parijs qui privilégie l'universalité d'un revenu de base, bien que d'un montant ridicule, alors que Carlo Vercellone s'épuise à défendre le caractère de revenu primaire d'un revenu garanti suffisant contre tout argument économique, s'imaginant que tout est une question d'hégémonie idéologique de façon beaucoup trop gramscienne, c'est-à-dire, sans le savoir, gentilienne... Je l'ai connu mieux inspiré. Sur ce sujet au moins, Alain Caillé avait fait preuve d'une belle inventivité en parlant d'inconditionnalité faible pour ce revenu de base mais on ne peut dissocier le revenu de la production et donc des institutions du travail autonome trop négligées par ces idéologues.
L'intérêt de ce livre étant dans la diversité des gauches qu'il rassemble, la critique qu'on peut en faire doit s'adresser à chacune de ces composantes mais ne peut épargner son initiateur, Alain Caillé, qui prétend en faire la synthèse notamment avec son dernier manifeste convivialiste. S'il prouve ainsi encore une fois sa capacité à regrouper de nombreuses personnalités n'ayant pas grand chose en commun (de Yann Moulier-Boutang, crédité 2 fois, à Barbarin Cassin !) et à leur faire signer des manifestes se voulant très ambitieux, le résultat peut être trouvé bien décevant, en restant au niveau de l'expression de vaines préférences subjectives et des positions morales les plus naïves (qui n'est pas pour la paix, l'harmonie, des relations plus conviviales ?). Le pire, c'est que j'en approuve les orientations principales et les principales mesures préconisées comme le revenu de base et les monnaies locales, mais il est étonnant de voir de prétendus anthropologues ou sociologues avoir des conceptions de l'homme tellement idéalisées. Je ne suis pas sûr que cela serve à l'acceptation de dispositifs dont j'essaie au contraire de montrer toute la nécessité matérielle dans l'économie post-industrielle et non en appelant aux bons sentiments. On retrouve son côté moralisateur dans la prétention d'Alain Caillé d'assimiler le capitalisme à la démesure (c'est mieux que la plus-value!), ce qu'il présente comme un dépassement de Marx à refuser tout déterminisme technologique ou économique ! C'est exactement le contraire de ce que j'essaie de faire mais il dépasse aussi Hegel de la tête et des épaules en ramenant le désir de reconnaissance à une logique du don aseptisée, évacuant notamment toute la dialectique du maître et de l'esclave... Cela en serait presque comique si les enjeux n'en étaient si importants et, surtout, si ce n'était pas l'illustration d'une réduction plus généralisée du politique à l'éthique (voire une certaine religiosité revendiquée par ce prêchi-prêcha), conflit des valeurs qui peut mener au pire. De quoi relativiser du moins le moralisme de Gorz qui n'était certes pas absent, et m'agaçait même un peu, mais ne prenait pas pour autant le pas sur les réalités les plus concrètes.
On est sidéré aussi de voir Alain Caillé disputer, dans une note en bas de page 18, à Jean-Marie Harribey le fait que le travail des fonctionnaires soit productif. Dieu sait si je suis depuis toujours en désaccord avec Jean-Marie Harribey qui ne comprend pas que l'extinction de la loi de la valeur n'est pas tant dans la gratuité numérique que dans la non linéarité d'un travail qui n'est plus mesurable par le temps mais, là, je le suis complètement quand il rétorque à Gorz que les services sont bien productifs même s'ils ne créent pas de plus-value. L'idée qu'il n'y aurait pas de valeur d'échange en dehors de la production marchande est une idée folle. On peut même dire que l'ensemble de la société est productive, participant à la production y compris marchande par ce qu'on appelle ses "externalités positives". Ces controverses sur la théorie de la valeur sont bien ridicules par lesquelles certains, comme Anselm Jappe, s'imaginent pouvoir régler quoi que ce soit ! Rien de neuf dans ce discours qui tourne à vide et veut ignorer toute détermination matérielle (après-coup) mais occasion de voir, avec le nouvel intérêt que portait André Gorz à ces "critiques de la valeur" à la fin de sa vie, le dernier de ses errements (dont je voulais d'ailleurs venir discuter avec lui...). Il faut dire que ces grands théoriciens prétendent que le capitalisme serait mort en 1929, ou plus récemment, alors qu'il n'a cessé de croître depuis et continue à toute allure dans les pays les plus peuplés ! J'ai déjà dénoncé la confusion, dans le dernier texte de Gorz, d'une sortie du capitalisme sur la longue durée, causée par l'immatériel, avec un écroulement financier à plus court terme dont le capitalisme s'est toujours remis, selon la logique des destructions créatrices.
En tout cas, on ne s'en tirera pas par quelque pensée magique ni en faisant appel aux sentiments moraux mais bien par l'expérimentation locale de dispositifs devenus indispensables à l'ère du numérique, comme le revenu garanti, les monnaies locales et des coopératives municipales, ou du moins par les instruments de la relocalisation, du travail autonome et du développement humain - où je me retrouve donc avec les convivialistes à la fin (le baratin en moins).
Voir aussi le numéro 33 d'EcoRev', "Penser l'après capitalisme avec André Gorz".
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