Dès lors, il peut montrer que la pauvreté ne se réduit pas au revenu lorsque les noirs américains ont une espérance de vie inférieure à certaines populations du tiers-monde, elle apparaît plus justement comme une privation de capacités (pauperes). Cette définition de la richesse comme pouvoir (reich), capacité, moyen pour la liberté, vaut mieux que celle beaucoup plus problématique de civilisation (prônée par D. Méda), à la condition cependant de donner toutes leurs places aux libertés collectives. Amartya Sen insiste d'ailleurs à juste titre sur les libertés réelles comme condition de la responsabilité envers la société, ainsi que sur la complémentarité des libertés individuelles et collectives.
Il escamote cependant, par là même, l'opposition bien réelle de ces libertés objectives dans la construction de l'économie de marché contre l'intervention politique, ou de l'individu contre ses dépendances communautaires. Cette opposition historique n'est pas de droit et peut être dépassée, il n'empêche que la reconstruction de la société et d'un projet commun n'est pas donnée non plus, constituant l'urgence du moment. On peut aussi critiquer son espoir de réconcilier toutes les notions de justice en simplement "élargissant leur base d'information" alors que la justice est au moins relative au moment du cycle économique (privilégiant, selon la période, le critère du risque pris, de l'égalité sociale, des avantages acquis ou de la productivité). Comme chez Habermas ou les conventionnalistes, il y a une sous-estimation des rapports de force, de la lutte des classes, des conflits, et une confiance trop grande donnée aux procédures ou à l'idéologie officielle dans une transparence de la raison bien mythique.
La loi de la valeur elle-même n'a aucune objectivité, c'est une construction sociale qui ne correspond jamais vraiment à la réalité. La "liberté concrète" permet de dépasser cette notion économique de valeur. Elle se rapproche sans doute de la conception néo-classique de la valeur d'usage comme utilité marginale mesurée par la demande, plus que par la valeur d'échange et de reproduction (valeur-travail), mais si cela semble inévitable dans une économie immatérielle dont le coût marginal de reproduction est presque nul (il n'y a plus que des coûts fixes), ce qui s'en produit est une économie de service, de formation, de valorisation, de développement personnel au service du "capital humain", des capacités de chacun.
De même, on peut ajouter que le salaire n'est plus proportionnel au temps passé mais plutôt à la formation, au capital humain, à la reproduction de la capacité requise et non pas à la productivité réelle (non mesurable), ni à l'effort (hors de propos), ni au produit (trop aléatoire). Comme il est productif d'intéresser les créateurs à leur produit, le salaire se décompose donc en reproduction des capacités d'un part et en intéressement au résultat de l'autre.
Remarquons que la notion de capital humain, comme celle d'intéressement, implique une inégalité constitutive au contraire de la "force de travail" où chacun peut remplacer un autre, fondu dans une masse égalitaire. Ce n'est pas renoncer à toute égalité mais reconnaître les inégalités réelles pour favoriser les défavorisés et valoriser les différences. Prendre la mesure du développement humain comme liberté permet surtout de mettre l'accent sur le processus de valorisation lui-même, sur la production de valeurs, sur la subjectivité comme jugement de valeur.
Malgré la tentative de se présenter comme une simple lecture d'Adam Smith, il faut souligner au contraire les conditions historiques de la nouvelle économie qui permettent cette relecture, passant d'une richesse matérielle purement quantitative au pouvoir effectif de choisir sa vie. Même si on peut dire que la liberté est la vérité de l'homme et de l'économie depuis toujours, ce passage de la valeur travail (esclave, nécessité, moyen), comme gain de temps mesurable, à la liberté (moyen et fin), à l'agent, aux capacités humaines, ne peut prendre sens avant de sortir du règne de la nécessité dans une économie automatisée de l'abondance et de l'immatériel. La contrepartie du travail est un gain de vie pour l'esclave, un gain de temps pour le salariat et un gain de liberté pour la nouvelle économie.
Dès lors, on peut dire que la valeur du marché ce n'est pas le développement, c'est la liberté elle-même à condition que ce soit une liberté effective. Liberté aussi du salarié, libéré de sa terre. Mais alors qu'auparavant, pour nourrir le salariat industriel, il fallait aussi la privation de ressources, la pression de la faim de pauvres délaissés comme jamais depuis la privatisation des terrains communaux (tout ce qu'on appelle cyniquement l'incitation à travailler), désormais ce sont les hommes qu'il faut enrichir et cultiver, ce sont eux le capital le plus précieux et leurs capacités constituent nos vraies richesses. Bien qu'il y ait là une défense ferme et mesurée du marché comme liberté, c'est un marché limité et régulé démocratiquement dans le cadre d'une société protectrice et solidaire où les services publics sont aussi essentiels.
Le libéralisme s'appuyait sur l'appropriation des biens communs afin d'en valoriser les ressources laissées à l'abandon. Aujourd'hui on ne peut plus puiser dans les ressources communes et la productivité nous délivre en grande partie de la nécessité avec la société de l'automation. La liberté n'est plus désormais celle de l'appropriation, de l'accaparement, mais du développement de nos capacités et des possibilités sociales, non plus la privatisation mais le développement des biens communs. Un développement soutenable est un développement des libertés qui ne diminue pas les capacités futures.
Les conditions matérielles de l'économie en transformant profondément nos pratiques bouleversent également nos représentations. L'économie, règne de la nécessité, se révélant comme liberté opère une clarification d'une portée métaphysique en même temps qu'un renversement dialectique de l'objectivation marchande à la valorisation du sujet. La Liberté, en effet, est ici mesure autant que cause, objectif mais aussi vecteur du développement, principe d'évaluation et d'efficacité. Elle s'identifie à la subjectivité comme jugement de valeur et processus de valorisation.
La liberté, donc la subjectivité, n'est pas une donnée première mais une construction sociale. Pour Amartya Sen il ne faut négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit) ni liberté réelle (possibilité réelle, aide sociale, service public), intrinsèque (possible) et dérivée (réelle). La valeur de la liberté est double, unifiant sujet et objet, moyen et fin. Elle est dans la liberté du sujet, ses choix effectifs, mais aussi dans la réaction qu'elle permet, c'est la condition de la réciprocité, une rétroaction permettant de corriger les erreurs du pouvoir, selon les principes de la cybernétique, qui sont ceux du vivant et de toute régulation. La liberté s'identifie donc avec le non-savoir du choix à faire comme le montre Heidegger dans "L'essence de la vérité", et le non-savoir est un autre nom de la philo-sophie. C'est cette liberté de l'avenir, suspendue à nos actes, qui fait toute notre responsabilité de Citoyen et, refusant de réduire la liberté au choix rationnel de l'égoïste calculateur, il est juste d'insister pour finir sur la "liberté individuelle comme engagement social".
Amartya Sen, auteur notamment de "L'économie est une science morale", a obtenu le prix nobel 1998 pour l'économie, marquant la fin du néo-libéralisme après la crise asiatique et l'engagement de la banque mondiale dans le "développement humain". Ce livre est d'ailleurs constitué de conférences organisées par la banque mondiale.