La place de la commune dans l’économie post-industrielle

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placeDerrière les soubresauts d'une crise financière qui menace les protections sociales et provoque un chômage de masse dans l'Europe du sud, nous vivons une mutation d'une toute autre ampleur dont on ne semble toujours pas bien prendre la mesure. En effet, ce n'est pas seulement le développement des pays les plus peuplés qui remet en cause notre ancienne base industrielle mais bien plus l'entrée du monde entier dans l'ère du numérique à une rapidité sans précédent, comparable à celle d'une véritable pandémie. S'il est compréhensible de vouloir récupérer des emplois perdus, on ne peut se cacher que la diminution des emplois industriels est plus liée à l'automatisation et la robotisation qu'aux délocalisations, même si celles-ci existent aussi.

Dès lors, il n'y a pas grand chose à espérer d'une relocalisation industrielle même s'il faut toujours encourager la production au plus près de la demande (ce que les imprimantes 3D et autres Fab Labs faciliteront de plus en plus). Toutes les nostalgies n'y feront rien à vouloir revenir aux 30 glorieuses si ce n'est au XIXème, nous n'avons pas le choix sinon d'entrer résolument dans l'ère du numérique qui sape petit à petit et en profondeur l'organisation sociale précédente. C'est notamment le cas du niveau national qui perd pas mal de son importance alors que le local s'en trouve d'autant plus revalorisé. Dès lors, il ne s'agit plus tant d'une relocalisation qui nous ramènerait à un état antérieur ou limiterait simplement la globalisation marchande, il s'agit bien plutôt de recentrer toute l'économie sur le local.

Le constat n'est pas nouveau, mais il n'est pas encore assez partagé, de l'importance paradoxale que l'économie numérique donne à l'implantation géographique. L'exemple le plus célèbre en est la Silicon Valley mais il y en a bien d'autres. Il serait absurde de prétendre faire la même chose partout alors que ce sont les spécificités locales qui deviennent la base de la nouvelle économie post-industrielle, entre numérique et services (tourisme, loisirs, santé, etc.). Le niveau national était mieux dimensionné aux industries de masse, ce qui n'est plus le cas d'une économie décentralisée et plus immatérielle, ancrée plutôt dans des concentrations locales, des savoir-faire, un environnement favorable (clusters, pôles d'excellence, etc.), où ne comptent pas pour rien qualité de la vie, souci écologique et services de proximité. La responsabilité des municipalités devient plus grande que jamais dans le développement local comme dans la préservation de son milieu, c'est cela dont il faudrait prendre conscience dans ces municipales.

Autrement-dit, au lieu d'attendre le retour à une politique monétaire expansionniste ou qu'une nouvelle industrie s'installe aux alentours, ce sont aux chômeurs du coin et à toutes ces capacités inemployées qu'il faudrait donner une chance de retrouver une activité. Si la nouvelle économie est très exigeante et produit trop de précarité (ce qui rend indispensable un revenu garanti), on a la chance qu'elle ne soit pas compatible avec les nouvelles formes de travail forcé, de mise au travail des pauvres (workfare), exigeant au contraire l'autonomie dans le travail, ce qui est très positif mais à condition de bénéficier d'un soutien social. Il y a là un enjeu où le local est plus décisif qu'on ne croit pour aider le plus grand nombre à accéder au travail choisi, autant que faire se peut. Changer de mode de vie et de production est très contraignant mais comporte au moins cet avantage potentiel par rapport au salariat industriel.

On voit bien aussi comme le chômage de masse résulte directement de la rigueur budgétaire, c'est-à-dire d'une raréfaction relative de l'argent en circulation. De même, les services de proximité dépendent complètement des capacités financières des habitants. Une monnaie locale devient donc une nécessité pour remédier à ces restrictions monétaires mais c'est surtout le principal instrument d'une relocalisation ou plutôt d'une économie locale tout simplement. Les expériences tentées jusqu'ici ont le défaut de ne pas être des monnaies municipales généralisées à toute la commune, ce qui leur donnerait une toute autre portée.

Qu'on n'ait plus autant à attendre qu'avant du niveau national et que ce soit le niveau municipal qui devienne le plus déterminant est un renversement complet de perspective qui nous laisse d'autant plus dépourvus que la démocratie locale a été vidée de sa substance (surtout dans les grandes villes). La tache peut sembler démesurée par rapport aux moyens disponibles mais cela n'empêche pas que le développement humain et les services restent ancrés dans le territoire, et non délocalisables. De même les emplois du numérique ont beau être largement déterritorialisés, cela n'empêche pas l'importance cruciale des conditions de travail qu'ils trouvent, là où ils vivent. La transition énergétique elle-même a une dimension locale prépondérante. C'est tout cela qui me fait dire qu'il ne s'agit pas tant d'une relocalisation que d'une réorientation globale sur le développement local.

A l'opposé d'une économie administrée ou des grandes entreprises hiérarchisées, c'est effectivement la base qui devient l'élément essentiel dans l'économie des réseaux (bottom-up) bien que cela suscite par là même des concentrations monopolistiques, et n'exclut pas les processus inverses (top-down). L'importance nouvelle donnée au local n'empêche pas le niveau national de garder toute son importance, en particulier pour assurer la transition post-industrielle et l'adaptation de nos protections sociales (leur universalisation avec un revenu garanti national). Cependant, le niveau national passe par des institutions qui échappent en grande partie à notre rayon d'action, obéissant à leurs propres contraintes et soumis à l'inertie des rapports de force. Depuis un moment, on essuie plutôt défaites sur défaites à ce niveau, avec une inquiétante droitisation de l'électorat. Le niveau local est heureusement devenu plus fondamental et il est bien plus à notre portée.

Ce que je présentais jusqu'ici comme la voie de l'alternative devrait sans doute être présenté au contraire comme la voie de notre adaptation aux nouvelles forces productives à l'ère du numérique. Cela n'empêche pas que ce serait bien une sortie du productivisme, comme du capitalisme industriel et salarial, mais parce qu'ils appartiennent à une époque révolue et non parce que cela dépendrait de nos préférences individuelles ou de notre combattivité. Il faut insister sur son caractère de nécessité au lieu de vouloir en faire un projet politique soutenu par quelques uns. Comme l'abolition de l'esclavage au profit du salariat répondait aux besoins de l'industrie naissante, le passage du travail forcé et de la subordination salariale au travail autonome et au travail choisi dépend plus des exigences du travail qualifié post-industriel que de nos désirs d'émancipation (puisqu'on peut même parler dans certain cas d'autonomie subie !). Cela reste un progrès sensible de la liberté dans l'histoire et de nos droits même si les raisons en sont plus matérielles que politiques. Ainsi, ce que j'appelais des "alternatives locales" ne consiste pas tant dans une volonté politique de contrer la globalisation marchande que dans la réorientation de l'économie sur le niveau local et l'adaptation à la révolution numérique comme à la transition énergétique. On devrait donc plutôt dire qu'il n'y a pas d'alternative, on n'a pas le choix de ne pas s'en préoccuper, de même qu'on n'a pas le choix de ne pas se préoccuper des questions écologiques ou du développement humain, c'est-à-dire de la reproduction et pas seulement de la production ou de la consommation.

La seule question reste de savoir quand on va se résoudre à s'adapter localement à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain au lieu de laisser la situation se dégrader ? Quand on va faire une question politique cette fois, mais au niveau municipal, de l'économie locale ? seule façon de faire face à l'effondrement social qu'on nous prédit, non pas par une vaine résistance éthique encore moins un réveil du nationalisme, mais par une reconstruction par le bas. Il ne s'agit pas de parer la nouvelle économie de toutes les vertus comme si elle dépendait de nous et que nous n'en subissions pas l'évolution accélérée et divers désagréments comme un contrôle généralisé. Il s'agit seulement de tirer parti des opportunités qu'elle offre au lieu de se contenter de se plaindre de ses effets dévastateurs ou de rêver en vain à des alternatives imaginaires.

Il y a des rêves réalisables, où c'est la réalité elle-même qui aspire à une nouvelle donne et de nouveaux droits. Ainsi, un revenu garanti qui semble encore trop utopique, et relève du niveau national, pourrait finir malgré tout par s'imposer à l'ère de l'information et d'un travail qui n'est plus linéaire ni mesurable par le temps. Ce n'est pas gagné, et promesse peut-être excessive de nous délivrer de la misère et de l'exploitation ? En tout cas, des coopératives municipales, plus immédiatement réalisables, auraient la capacité de nous donner plus d'autonomie et nous faire accéder au travail choisi, à la valorisation de nos compétences. Des monnaies municipales constitueraient enfin des instruments puissants pour développer les échanges de proximité et l'économie locale. Sans être idéal, voilà malgré tout une vision assez positive et dynamique de l'avenir qui ne nous condamne pas à une décadence inexorable, seulement à un difficile changement de point de vue et de système. Cela exige quand même de s'engager dans une complète réorganisation qu'on ne peut entreprendre, dans un premier temps du moins, que localement.

Article pour Alters Echos sur la relocalisation.

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