Le refus du réel

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deni_realiteIl ne suffit pas d'avoir des idées claires et distinctes pour que ce soient des idées justes. Il ne suffit pas non plus de trouver une situation intolérable pour trouver comment s'en sortir, ni surtout pour se mettre d'accord sur les solutions. Il n'y a pas que les divisions entre droite et gauche mais au sein même de la gauche, il y a profonde division sur les politiques à suivre. Cette division est notre réalité première qu'il faudrait reconnaître, nous condamnant sinon à l'impuissance ou à l'échec, mais cela devrait nous faire renoncer à toute vision totalitaire d'une société unie, ce que chacun désire sans aucun doute mais qui ne se peut pour de très bonnes raisons et d'abord parce que personne ne détient la vérité qui n'est pas donnée mais fait l'objet de luttes acharnées et ne se détermine qu'après-coup dans l'expérience du réel.

On ne s'unit que dans le combat contre l'ennemi, extérieur aussi bien qu'intérieur (prenant ainsi immanquablement le parti pour le tout). On devrait le savoir désormais, l'idée que "le" peuple prenne le pouvoir n'a pas de sens dans nos démocraties pluralistes, du moins en dehors du niveau local et d'une démocratie de face à face. Plus le pouvoir s'étend sur de vastes contrées et plus il doit composer avec des forces et des masses en jeu qui ne dépendent pas de notre bon vouloir (pas plus que les sciences ne peuvent dépendre de la démocratie). A ce niveau, ce qui compte, c'est moins le volontarisme que la justesse et la réactivité des politiques suivies, largement aux mains de technocrates. Le "déficit démocratique" n'est pas très différent entre les USA, la Chine et l'Europe même si ce n'est pas pour les mêmes raisons (l'argent, le parti, le jeu des nations), la pertinence des politiques suivies se jugeant au résultat. L'enjeu est donc bien d'abord cognitif, non pas qu'un hypothétique peuple accède au pouvoir on ne sait comment mais de savoir quoi faire. L'important serait d'avoir une analyse juste de la situation, ce qui n'est pas du tout le cas de la gauche actuelle dont les discours se caractérisent plutôt par un refus du réel obstiné et sans issue où l'imputation à la crise de causes imaginaires amène à des solutions tout aussi imaginaires (on va en examiner quelques unes), essuyant avec constance défaite sur défaite.

Il y a deux façons de refuser le réel, soit de se le cacher, soit d'y résister. Bien sûr, ce n'est pas la résistance à l'injustice du monde qu'il faudrait mettre en cause, il ne peut s'agir de subir passivement tant qu'on est vivant. Au contraire, lorsque ce n'est pas un simple refus intellectuel du monde tel qu'il est mais une intervention dans ce monde, le refus du réel est souvent un devoir pratique, engageant l'action négatrice qu'on lui oppose mais toute résistance est ponctuelle, orientée vers un débouché concret qui doit être réalisable. Pour cela, il ne faut pas que le refus du réel soit le refus de le voir tel qu'il est ni une surestimation de l'état de nos forces pour y substituer quelque mythe ou pétition de principe. Sinon, c'est en pure perte qu'on mobilise des millions de manifestants contre le recul de l'âge de la retraite que la gauche au pouvoir reprend à son compte par la force des choses. C'est la trahison des faits qu'on prend pour la trahison des élites en déroute. En tout cas, il ne suffira pas de condamnations morales ni de brillantes réfutations idéologiques pour transformer le monde, ni même d'un volontarisme décidé s'il ne tient pas assez compte de tout ce qui ne dépend pas de nous.

Quand le chômage et la misère augmentent, impossible de l'accepter alors on cherche des coupables, quelques complots, banquiers véreux et politiciens corrompus (il y en a) quand ce n'est pas le capitalisme (accusé de tous les maux de la Terre) ou seulement le néolibéralisme mais peut-être bien la technique ou la rationalisation sinon l'humanité elle-même dont la science est bien le péché originel (ou la cupidité, l'égoïsme, l'individualisme). Il y a tant d'autres causes encore pour tout expliquer, que ce soit l'argent, le crédit. les médias, le numérique, l'énergie, etc. Ce besoin vital d'une causalité simple et définitive aveugle littéralement tous les opposants au système, ne faisant qu'aggraver la situation à laquelle on n'oppose que des solutions illusoires dans la confusion la plus grande au lieu d'en prendre toute la mesure pour mieux y répondre, s'y adapter et en réduire les ravages. Un des symptômes les plus inquiétants de ces égarements est le succès grandissant d'une mouvance rouge-brun qui ne voit pas où est le problème de "dialoguer" avec une extrême-droite douteuse, au nom de la démocratie, le refus du réel flirtant avec le négationnisme ou les théories du complot les plus farfelues !

La démocratisation de la société est certes un impératif pour lequel il faut se battre mais, pour pas mal de militants, c'est devenu une sorte de baguette magique sensée résoudre tous les problèmes. Il faudrait vraiment détruire le mythe démocratique et républicain. Chaque fois qu'on a trop idéalisée la démocratie comme expression de la volonté du peuple, cela aboutit à la dictature tout simplement (car le peuple qui gouverne n'est jamais tout-à-fait le même que le peuple gouverné comme disait JS Mill). La démocratie réelle a plein de défauts, ce n'est jamais que le moins pire des systèmes, il ne faut pas l'oublier. Ce ne sont pas les meilleurs qui sont élus mais les plus ambitieux et les intérêts sinon la corruption n'en sont pas absents. La légitimité du gouvernement peut toujours en être contestée par la rue, c'est même souvent nécessaire. Il faudrait évidemment essayer d'améliorer les choses (non-cumul, tirage au sort, parité, etc.) mais pas en attendre des miracles. La démocratie n'est pas la solution à la crise comme on la présente parfois, elle ne peut changer que la répartition de la charge (ce qui n'est pas rien), et, de toutes façons, répétons-le, il n'y a de véritable démocratie que locale, en face à face (et encore, ce n'est pas gagné!). Aux autres niveaux on est inévitablement dans l'oligarchie, l'élite des élus, et plus proche de ce que les Chinois appellent une "démocratie consultative", ce qui prend chez nous la forme d'une démocratie des sondages (ou alors on fait revoter les peuples qui ont mal voté jusqu'à ce qu'ils votent bien!). La véritable démocratie ne consiste pas à ce que n'importe qui décide de n'importe quoi selon une logique majoritaire purement arithmétique, mais dans la démocratisation de la société (droits réels contre droit formel) et le respect des minorités.

Qu'est-ce que dès lors pourrait vouloir dire le mot d'ordre populiste "prenez le pouvoir"? Façon souvent de botter en touche pour ne pas avoir à dire ce qu'on fera - le peuple décidera - mais qui suppose assez gratuitement qu'une soi-disant "démocratie radicale" réglerait tous les problèmes alors même que ce sont des processus historiques qui nous dépassent largement. Ce qu'il faut retenir d'un Chavez dont la sincérité ne peut être mise en doute, c'est quand même au moins la grande difficulté sinon l'échec de ses tentatives de sortir du capitalisme pour un socialisme du XXIè siècle introuvable. Il y a mis le paquet, avec des résultats certes mais qui ne sont pas à la hauteur des espoirs qu'on avait pu y mettre. Malgré les progrès accomplis, les perspectives ne sont pas si bonnes, confrontées aux limites du politique. Je reprendrais bien malgré tout à mon compte ce mot d'ordre "prenez le pouvoir", mais plutôt au niveau municipal, là où le pouvoir citoyen a un sens et sans qu'on puisse en attendre trop puisqu'il faudra faire avec nos voisins tels qu'on les connaît avec leurs différences et leurs oppositions. Cela ne veut pas dire que je ne crois pas des révolutions possibles et nécessaires, que j'annonçais à l'avance et qui se sont produites effectivement, seulement qu'il ne faut pas trop en attendre comme on a vu avec les révolutions arabes. Si je dénonce les promesses les plus folles des populistes et suis persuadé qu'ils sont dangereux dans leur recherche de boucs émissaires, se trompant gravement sur les causes de la crise et nos marges de manoeuvre, je ne peux dire que je ne souhaite pas leur arrivée au pouvoir car les politiques suivies ne sont pas plus raisonnables et il semble difficile de se passer d'un électro-choc. Claude Lefort avait raison d'insister sur la division de la société qui limite tout projet révolutionnaire mais Castoriadis avait tout autant raison de penser que la société doit périodiquement se refonder, les révolutions étant au fondement des institutions futures. Vu l'état de confusion, on peut quand même s'attendre au pire.

Il y a une petite hésitation dans les discours pour savoir si le capitalisme est la cause de tous nos malheurs (du patriarcat même!!) ou si ce ne serait qu'une perversion récente qui aurait déstabilisé un si merveilleux système salarial (les difficultés du moment faisant regretter l'avant). D'un côté on voudrait tout nationaliser, d'un autre juste un national-capitalisme retrouvant sa monnaie, sa banque nationale, ses frontières. Dans les deux cas, on a intérêt à supposer effectivement une démocratie irréprochable dont on ne voit pas bien ce qui peut en nourrir l'illusion - depuis le temps qu'on en éprouve les limites. Par contre, on voit trop bien où pourrait nous mener ce retour du nationalisme et d'une économie dirigée, sinon de l'ordre moral prôné par certains. Ce sont toujours les mauvais côtés qui ont le dessus, hélas. Les conséquences économiques de ces politiques seraient à coup sûr bien plus désastreuses que la crise dont elles prétendent nous sortir. Il est vain de s'imaginer pouvoir s'abstraire d'une globalisation déjà effective comme de la concurrence des pays les plus peuplés en plein boom. Cette focalisation sur l'échelon national qui était tellement lié à la guerre fait surtout l'impasse sur la nécessité d'une relocalisation, par définition à l'échelon local.

Il y a des phénomènes comme la précarisation du travail (le précariat) qu'on ne peut mettre sur le dos de la crise, car ils la précèdent, ni même sur le dos du capitalisme car on assiste bien à une dégradation du droit du travail par rapport au stade précédent du capitalisme industriel. Ce qu'on va mettre en cause ici, c'est donc le néolibéralisme, idéologie sensée modeler la réalité et qu'il suffirait de réfuter pour revenir au temps béni d'avant. J'ai même entendu à la radio ce cri triomphant : ce n'est qu'une idéologie ! Cet idéalisme volontiers moralisateur néglige tout simplement les évolutions de la production à l'ère de l'information (du numérique), le déclin de l'industrie et du salariat au profit du travail autonome, les causes matérielles enfin qui ont fait le succès de cette idéologie.

Le problème de cette dénégation des causes matérielles au profit d'une simple condamnation des nouvelles pratiques qui se développent malgré tout, c'est de participer à l'aggravation de la précarité. Ainsi, la CFDT prétendait lutter contre la précarité en augmentant le temps de travail nécessaire pour toucher le chômage, plongeant dès lors dans la misère de nombreux intermittents "pour ne pas encourager les contrats courts" qui ont continué d'augmenter malgré tout ! On voit dans quelles subtilités logiques le refus du réel va se fourvoyer pour en fin de compte diminuer simplement la charge des plus pauvres.

Même Robert Castel qui dénonçait avec force ce nouveau précariat refusait son seul remède, un revenu garanti, au nom d'un idéal bien plus élevé : la sécurisation des parcours professionnels et la défense des salariés protégés renforçant de fait l'exclusion de millions de chômeurs (mais Robert Castel ne voulait pas parler d'exclus car l'exclusion n'est presque jamais totale - sauf qu'il y a bien exclusion des protections attachées à l'entreprise). On préfère mettre en vedette quelques milliers d'emplois industriels pour se détourner des millions de chômeurs et d'exclus abandonnés à leur sort. Cet aveuglement, comme celui de Friot, vient du rêve de revenir à l'état antérieur en l'absence totale de prise en compte de notre entrée dans l'ère de l'information et du travail autonome. Impossible de revenir aux conventions collectives de la métallurgie qui ont été un véritable progrès en leur temps mais qui n'ont plus aucun sens à l'ère de l'information, pas plus qu'une réduction du temps de travail quand le travail ne se mesure plus au temps. Robert Castel fait partie de ceux qui ont trop travaillé sur la période précédente pour avoir compris notre époque de bouleversements. La généalogie est utile pour comprendre comment les institutions se sont mises en place en strates successives mais a l'inconvénient de ne pas pouvoir comprendre la prochaine rupture en voulant ramener le nouveau à l'ancien (on se croit toujours à la fin de l'histoire). Tout cela ne serait que subtilité intellectuelle si cela ne se traduisait par une extension de la précarité dans les faits, sans le traitement approprié d'un revenu garanti (il est vrai sans les forces sociales pour le soutenir et donc peu crédible). Il faut dire que ceux qui défendent le revenu garanti ne peuvent être pris au sérieux non plus car négligeant par trop les si nécessaires institutions du travail autonome (coopératives municipales), comme si tout devait là aussi s'arranger tout seul !

De même, il y en a qui délirent sur le numérique jusqu'à la "singularité", ne débouchant là aussi sur rien mais ce sont des positions très minoritaires sauf qu'elles n'aident pas à la justesse de l'analyse, plutôt de quoi braquer tous les nostalgiques pour qui le numérique est la fin de leur monde. Plus nombreux sont ceux qui pensent que le numérique serait la véritable cause de la crise (et de tout le reste), soit du côté de la finance automatisée, soit d'une prétendue fin du travail délirante, façon encore de vouloir refouler un déferlement que cette mise en accusation ne ralentit en rien. Il vaudrait mieux comprendre ce changement d'époque pour y adapter nos aspirations, en tirer le meilleur parti et pas seulement en subir les nuisances. Il est bien clair que le numérique n'a pas que des bons côtés, s'il n'est pas la fin de l'humanité que certains redoutent, il n'est pas non plus l'outil de libération dans un monde sans règles qu'imaginaient ses prophètes, combinant plutôt contrôle, autonomie et coopération mais on ne reviendra pas en arrière et il suscite de toutes nouvelles idéologies qui devront remplacer les idéologies du siècle passé.

On est loin d'avoir fait le tour de toutes les causalités imaginaires de la crise mais il en est une, de moins en moins crédible, qu'on voit reprise pourtant par des écologistes très différents (Yves Cochet, Jancovici, Tim Morgan, etc.) voulant tout expliquer par l'énergie et, l'énergie venant à manquer, ce serait la chute finale et la fin de la croissance (alors que les pays les plus peuplés sont en plein décollage). C'est un peu court de vouloir réduire l'économie à l'énergie et une crise de la dette cyclique à l'épuisement des énergies fossiles même si les prix du pétrole ont joué un rôle dans le déclenchement de la crise (avant de retomber, puis de remonter). L'idée qu'il ne pourrait plus y avoir de croissance par manque d'énergie ne semble pas du tout devoir se vérifier. On a un véritable problème de transition énergétique, il est donc bien possible que le prix de l'énergie grimpe encore mais ce n'est même pas sûr alors qu'il est certain qu'au niveau physique, on ne manque absolument pas d'énergie (soleil, vent, etc.) et qu'il y a au contraire bien trop d'hydrocarbures (gaz de schiste, méthane marin, huiles de schiste, etc). Une nouvelle fois, au lieu de se focaliser sur de véritables problèmes, ceux du réchauffement et de la pénurie de phosphore par exemple, on se trompe de cible, refusant de voir ce qui contredit des raisonnements si convaincants dans la simplicité du parallélisme des courbes. L'énergie va changer de forme et, en devenant renouvelable, elle perdra de son importance stratégique, témoignant du passage de l'ère de l'énergie à l'ère de l'information, le risque n'étant pas tant d'en manquer mais de retarder cette reconversion et de brûler trop d'hydrocarbures.

Ce qu'il y a de bien, c'est que tout comme avec l'inconscient, toutes ces théories contradictoires peuvent cohabiter en même temps dans le débat public sinon dans toutes les têtes, on peut même dire qu'en se multipliant, en faisant masse, elles occultent d'autant plus les véritables causes matérielles auxquelles on s'oppose vainement (numérique, déclin de l'industrie, de l'occident et des nations, développement des pays les plus peuplés, cycles de Kondratieff, allongement de la vie, pic de la population, transition énergétique). Avec un peu de précipitation, on nous annonçait l'écroulement du capitalisme, la fin du pétrole, l'éclatement de l'Europe et le triomphe d'un monde nouveau tout semblable à l'ancien. Il y a bien eu des révolutions, des mouvements de masse comme peut-être il n'y en a jamais eu... et les bourses sont au plus haut mais le chômage aussi, on continue de défaire le code du travail et rogner sur les droits acquis. Qui pourrait admettre la dégradation de sa situation ? On se persuade qu'on pourrait l'empêcher, c'est de l'ordre du postulat, sans que cela se vérifie en rien dans les faits surtout à vouloir camper sur les positions antérieures quand il faudrait restructurer complètement le code du travail pour l'adapter à notre temps (les syndicats ne sont pas les mieux placés pour y inclure le travail autonome). On cherche qui nous tirera d'affaire, qui a une solution mais on peut chercher encore longtemps tant ce refus du réel reste purement symbolique sinon affectif, tant on se trompe sur les causalités effectives et les réponses qu'il faudrait y donner, tant le monde a changé, plus qu'on ne veut bien l'admettre, et qu'il faudrait que nous changions tout autant.

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