Si pleurer, c'est déjà être consolé[1], les consolations ne manquent pas à notre vallée de larmes. Il y a aussi, sans conteste, un plaisir de la recherche de la vérité et de l'écriture qui, même à rendre compte de nos malheurs, nous console vaguement de l'injustice du monde et de la précarité de l'existence dans le commerce avec les idées éternelles, un peu comme un blues déchirant peut exalter notre sentiment de vivre dans l'expression même de la douleur la plus profonde. Il y a indéniablement un bonheur de la philosophie, presque malgré elle, mais c'est l'erreur la plus commune parmi les philosophes de prétendre faire du bonheur la promesse de leur philosophie comme d'une quelconque sagesse ou psychologie normative. Si le philo-sophe avoue qu'il n'est pas sage, c'est d'aimer trop la vérité et de ne s'intéresser qu'au discours public, au bien dire enfin plus qu'à son bien-être.
Or, la vérité est presque toujours déceptive, ce serait une erreur vraiment d'y rechercher une quelconque consolation que rien ne justifie au contraire puisqu'à perdre nos illusions, c'est la rugueuse réalité à laquelle on se cogne (c'est ça le cognitif). Ce serait trop facile de pouvoir attribuer nos malheurs simplement à notre aveuglement, à un voile que la philosophie déchirerait pour nous ouvrir enfin à la jouissance interdite (Béatrice), à la splendeur de la vérité (claritas) et au point de vue divin (dit du troisième genre ou de Sirius, bien au-dessus des simples mortels). C'est le conte pour enfant que nous racontent toutes les religions et dont la philosophie n'a pas pu se défaire depuis Aristote qui critiquait pourtant avec quelques raisons le souverain bien de Platon mais qui le remplace immédiatement par la contemplation du philosophe et le bonheur de savoir. Il ne restait plus aux professeurs de vertu et aux petits maîtres qu'à s'engouffrer dans ce nouveau marché avec chacun sa petite recette entre exaltation des plaisirs et refoulement stoïque des peines. A ces faux philosophes qui voudraient faire de nous des spectateurs satisfaits et passifs du spectacle du monde, il faut opposer une lucidité plus diabolique sans doute mais une philosophie désabusée et stratégique, dépourvue de promesses autres que celles d'une action organisée.
Il n'y a rien qui permette dans les lois de la nature, les sciences sociales ni l'expérience historique d'être trop optimiste. Nous n'avons pas de raison de nous réconcilier avec le monde même s'il est le produit de nos actions, point où Marx avait raison contre Hegel sauf que c'était juste pour repousser la réconciliation au supposé communisme à venir, avec des promesses bien plus insensées que celles de Hegel pour qui la lutte des classes et les contradictions sociales n'ont pas de fin. Seulement, ce n'est pas parce que rien n'est sans raison ou que l'argumentation tend à l'universel qu'on devrait s'en satisfaire et ne plus s'opposer au monde qui court à sa perte. Dans sa lutte perpétuelle contre la mort qui nous ronge aucune vie ne peut rester inactive ni espérer la fin de l'entropie universelle. La lutte et la contradiction sont bien au fondement du monde de la vie et non le laisser-faire du simple spectateur. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas renverser l'ordre établi qu'il faudrait le prétendre juste et passer dans le camp de la réaction. Il n'y a aucune raison de renoncer à plus de justice ni à vouloir aller au bout des possibilités de l'époque, il faudrait du moins mieux tenir compte des rapports de force matériels et se donner des objectifs réalisables au lieu de se payer de mots.
Si notre époque est exceptionnelle par bien des aspects, elle ne l'est guère en philosophie où domine toujours le même bavardage depuis Epicure, figure de l'intellectuel d'Empire se détournant de la politique et de l'histoire pour cultiver son jardin. On pourrait faire de notre scène intellectuelle le même tableau que celui que dresse Hegel dans la préface de ses "Principes de la philosophie du droit". On se dit philosophe à en rajouter dans les bons sentiments et croire au pouvoir tout-puissant des idées, entre science fiction, moralisme et théologie (fût-elle marxiste). Ces conceptions idéalistes ne tenant aucun compte des processus historiques tombent immanquablement dans une mise en cause des personnes, voire dans des délires complotistes, où la cause de tous nos malheurs se résumerait à quelques boucs émissaires faciles. Cette psychologisation de l'histoire réduit tout à la morale, à une liberté supposée entière malgré toutes nos déterminations, avec l'illusion religieuse d'une conversion des coeurs qui nous sauverait in extremis du mal et nous ferait entrer dans ce paradis des amours infantiles.
Ce qui est troublant, c'est à quel point ce moralisme est partagé y compris par les nietzschéens, comme si des millénaires (depuis Zarathoustra au moins) ne prouvaient son caractère inopérant. Ces discours répondent incontestablement à une demande sociale. Si on vient écouter un philosophe, c'est pour qu'il nous délivre la bonne parole, tout comme un quelconque Dalaï Lama, qu'il nous révèle la vérité cachée, nous ouvre la voie du bonheur et nous promette le paradis. On ne sait comment on fait pour continuer à y croire mais c'est un fait, on se laisse avoir à chaque fois dans l'enthousiasme général et les déclarations de fraternité. Une fois dehors, l'ambiance est un peu moins chaude et il faut faire avec une réalité moins reluisante. Il serait plus utile d'avoir des discours qui disent la vérité crue, dans sa cruauté, les menaces qui s'annoncent et contre lesquelles nous sommes dépourvus, promettant plutôt de la sueur et des larmes pour arriver à s'en sortir que des lendemains qui chantent ; avec des conceptions du bien et du mal qui ne soient pas trop naïves et dépourvues de toute dialectique...
On peut dire que l'affaire de l'écrivain et plus encore du philosophe, c'est de découvrir des vérités et des concepts valables. Si on considère cependant comment une telle mission est accomplie dans la réalité, on voit que c'est toujours le même bavardage qu'on nous fait recuire et qu'on répand de tous côtés.
C'est surtout du ton et de la prétention qui se manifestent là qu'on a de multiples occasions de s'étonner, comme si le monde n'avait plus manqué que de ces zélés propagateurs de vérités, et comme si la vieille soupe réchauffée apportait des vérités nouvelles et inouïes, et comme si c'était toujours "précisément maintenant", qu'il faudrait les prendre à coeur. D'autre part, on voit qu'un lot de telles vérités qui sont proposées d'un côté se trouve soudain submergé et emporté par d'autres vérités de même espèce mais d'un côté opposé.
La preuve d'une pensée libre serait le non-conformisme et même l'hostilité contre les valeurs reconnues publiquement et, par conséquent, une philosophie de l'Etat semblerait avoir spécialement pour tâche d'inventer et d'exposer une théorie de plus, et bien entendu une théorie nouvelle et particulière. Quand on voit cette conception et les procédés qui en résultent, on peut se figurer qu'il n'y a encore eu aucun Etat ni aucune constitution politique sur la terre, qu'il n'y en a pas actuellement. Ce serait à partir de maintenant (et ce "maintenant" se renouvelle toujours indéfiniment) qu'on aurait tout à recommencer du début, et le monde moral aurait attendu jusqu'au moment présent pour qu'on le pense à fond et pour qu'on lui donne une base.
On peut faire remarquer ici la forme particulière de mauvaise conscience qui se révèle dans l'éloquence avec laquelle cette platitude se rengorge. D'abord, c'est là où elle est le moins spirituelle qu'elle parle le plus de l'esprit ; là où son langage est le plus mort et le plus coriace qu'elle prononce le plus souvent les mots de "vie" et de "vivifiés" ; là où elle manifeste le plus d'amour-propre et de hautaine vanité qu'elle a tout le temps à la bouche le mot de "peuple".
Cette platitude consiste essentiellement à faire reposer la science non pas sur le développement des pensées et des concepts mais sur le sentiment immédiat et l'imagination contingente, et à dissoudre dans la bouillie du coeur, de l'amitié et de l'enthousiasme cette riche articulation intime du monde moral qu'est l'Etat, son architecture rationnelle, qui, par la distinction bien nette des sphères de la vie publique et de leur légitimité respective, par la rigueur de la mesure qui maintient chaque pilier, chaque arc, chaque contrefort, fait naître la force du tout, de l'harmonie de ses membres. Comme Epicure fait avec le monde en général, cette conception livre, ou plutôt devrait livrer le monde moral à la contingence subjective de l'opinion et de l'arbitraire.
Reconnaître la raison comme la rose dans la croix de la souffrance présente et se réjouir d'elle, c'est la vision rationnelle et médiatrice qui réconcilie avec la réalité, c'est elle que procure la philosophie de ceux qui ont senti la nécessité intérieure de concevoir et de conserver la liberté subjective dans ce qui est substantiel, et de ne pas laisser la liberté subjective dans le contingent et le particulier. (Hegel, Préface aux Principes de la philosophie du droit)
On voit que malgré sa critique Hegel tombe dans le travers de promettre une réconciliation plus que contestable, même si ce monde est bien notre monde, forgé par la lutte des hommes. Je n'ai certes pas non plus la même religion de l'Etat, pas seulement parce qu'il a toujours été l'instrument de la domination de classe mais surtout parce que c'est un monstre froid gangrené par la corruption et l'ambition. Il n'empêche, je ne suis pas anarchiste, l'Etat qui doit avoir des contre-pouvoirs forts a un rôle protecteur indispensable. On peut d'ailleurs penser qu'il y a dans sa conception de l'économie et de l'Etat les prémices de la théorie des systèmes mais Hegel identifie l'Etat à la loi surtout, et si la loi ne peut pas tout, elle a tout de même un effet réel et pacifiant, le droit constituant notre liberté objective et l'incarnation de la raison argumentée dans l'histoire (entre procureur et avocat). Ce n'est pas une raison suffisante pour croire que ce sont les idées qui mènent le monde comme on le proclame en tout lieu, la causalité est bien plus matérielle, dans une logique largement darwinienne. Marx a fait faire un pas de plus à la dialectique aussi bien en privilégiant les forces concrètes (l'opposé de l'idée) qu'en adoptant une attitude révolutionnaire (l'opposition au monde).
Dans la conception positive des choses existantes, la dialectique inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire. Marx I, 559
Il faut donner raison à Marx non seulement sur cette attitude critique et révolutionnaire mais aussi sur le fait que, pour connaître le monde, il faut vouloir le transformer, ce qui permet de constater qu'il résiste à notre volonté et n'est pas aussi simple qu'on pouvait le croire. C'est tout le contraire de ceux qui veulent changer le réel en rétablissant le sens des mots (Confucius) ou par la conversion de tous les coeurs ! L'attention aux forces matérielles comme aux structures sociales aurait dû persuader les marxistes, contrairement à leurs promesses, que la révolution, pour autant qu'elle soit possible, quand elle se produit, ce n'est pas tout changer, l'homme, la vie, l'amour, c'est juste renverser l'ancien pouvoir et changer les institutions pour les adapter à une nouvelle phase. Le romantisme révolutionnaire n'y a pas sa place avec tout son théâtre adolescent, épopée imaginaire, dont on serait le héros, et nostalgie de l'origine que nous partageons avec les sauvages. Certes, il est on ne peut plus exact que "le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience." Ce n'est quand même pas une raison pour croire que changer l'infrastructure suffirait à bouleverser toutes les lois de la psychologie, de la sociologie, de l'anthropologie, sinon de la biologie, dans un constructivisme délirant. Du moins, on le voit avec les bouleversements de la technique dans nos modes de vie, s'il y a bien transformation radicale des idéologies (fin du patriarcat notamment) et redistribution des places, ce n'est pas tant par l'action militante minoritaire que par des effets de masse et jamais ce dont on pouvait rêver, encore moins la fin de l'histoire. Il n'y a pas de positif sans négatif même s'il y a progrès effectif, au moins des connaissances, remisant aux poubelles de l'histoire nos anciennes croyances (principe de tout apprentissage). Ce que Marx aurait dû comprendre, c'est que ce n'est pas seulement le monde existant dont la dialectique annonce la fin mais de toutes choses, y compris du communisme, après avoir dominé une bonne partie du XXème siècle, et de ses aspirations les plus folles...
L'erreur du communisme est le pendant de l'erreur du libéralisme dans l'unilatéralité de l'homo sovieticus opposé à un homo economicus tout aussi unilatéral. La dialectique historique nous oblige à les composer dans un homme pluriel et une société pluraliste maintenant la contradiction entre individu et collectif. Nous habitons cette contradiction qui est notre réalité humaine (l'être-là est un être divisé). Ce qui se perd dans cette pluralité impure, ce sont les utopies contraires d'un monde réconcilié supposé nous apporter le bonheur tant espéré. Ce qui se gagne, ce pourrait être la liberté tout simplement, liberté dont nous prive aussi bien le communisme autoritaire qu'un libéralisme implacable. La question philosophique reste de part en part celle de notre liberté, individuelle et collective, liberté indissociable de notre part d'ignorance, qui fait effectivement question, autant que des processus de domination et du caractère artificiel de nos langages, lois et coutumes. Une philosophie de la liberté explore le monde et reste en position d'apprentissage, prête à corriger ses erreurs en fonction de l'expérience. C'est ce qui la rend dangereuse car imprévisible et la différencie d'avec une psychologie de la soumission, un dogme religieux ou une sagesse normative qui tout au contraire, dans leur poursuite d'un ordre idéal, sont entièrement occupés à refouler, s'identifier, se conformer à quelque idée préconçue, arrêter de penser enfin. Nous sommes incontestablement un animal dogmatique mais notre inachèvement est ontologique, c'est ce qui nous constitue face à notre avenir incertain de pouvoir soudain changer de cap et de personnage. C'est ce qui distingue le regard de ce qu'il regarde, le sujet de l'objet, le vivant du mort. Si la dignité de l'homme réside bien, comme le soutenait Pic de la Mirandole, dans sa part de liberté et sa capacité de se créer lui-même, encore ne fait-on que se méprendre sur elle qui ne peut être que de l'ordre de l'exception et non la règle, ni ne doit être surestimée, ramenée à un libre-arbitre qui serait sans raisons.
Il ne faut pas confondre une liberté rare et difficile avec l'idéologie de la liberté, que ce soit celle de la publicité ou de la propagande. Voilà encore ce qu'une véritable philosophie devrait nous enseigner, en intégrant le travail des sciences sociales, les limites de notre liberté - liberté qu'il faut défendre et cultiver, autonomie qu'il faut produire socialement, et non pas cette liberté de l'esprit supposée absolue. Finalement, la dernière déception de la philosophie nous ramène à sa première, dans la distance prise avec le sage du philo-sophe interrogeant les discours, c'est le pur et simple constat de notre inévitable rationalité limitée, ce qu'on appelle l'ignorance docte et qui est le véritable sens du savoir absolu de Hegel, un savoir sur le savoir comme savoir d'un sujet dans son interaction limitée avec le monde. La déception n'est pas seulement dans ce qu'on découvre mais de ce qu'on peut savoir. Notre finitude est aussi cognitive, ce qu'on a bien du mal à réaliser tant on surestime notre savoir aussi bien que notre liberté, en ne voulant rien savoir de son caractère hérité et stéréotypé dont les différentes cultures témoignent (vérité de ce côté des Pyrénées...) tout autant que la succession des différents paradigmes scientifiques. Le désir de savoir a lui-même ses limites, protégeant nos croyances les plus extravagantes. Rien à espérer en tout cas d'une "singularité" mythique ou d'un point oméga n'ayant tout simplement aucun sens quand on sait ce qu'est le savoir et les lois de l'univers, la technologie ne pouvant pas plus que la religion apporter un bonheur qui est une erreur de conception sur la vie et l'humanité. Notre rationalité limitée n'est pas un accident, c'est indépassable même par une machine ! On pourrait d'ailleurs dire tout autant qu'avec le numérique on a déjà atteint ce point et que ça ne nous a fait ni chaud ni froid ou presque...
On ne peut pas s'assurer d'avoir raison, non seulement parce qu'il n'y aurait pas de garant en dernier recours, ce que Lacan appelait l'Autre de l'Autre, mais parce qu'on se trompe tout simplement, que notre information est imparfaite et qu'on devra réviser son jugement plus tard comme le montre l'histoire des sciences. Il y a certes des vérités éternelles, notamment mathématiques, mais cela ne remet pas en cause l'historicisme de nos connaissances car c'est l'interprétation de ces vérités qui change. Inutile donc de vouloir construire des systèmes philosophiques englobant la réalité toute entière. Ou plutôt, comme en sciences, ces systèmes peuvent être utiles pour faire avancer les connaissances mais ne devraient pas être dogmatisés, pris pour la réalité elle-même. Il faut souligner que Marx n'a pas fait de système. On en est réduit à prendre des bouts de préface et de textes inédits pour reconstituer sa pensée, mais on l'a fait à sa place, et garanti par l'Etat stalinien ! Le système hégélien est, lui, impressionnant et précieux mais il a les défauts de tout système de forcer un peu le trait, d'être un peu trop unilatéral dans son développement. Du moins reconnaît-il qu'on ne peut aller au-dessus de son temps, que donc le système n'est pas définitif, et que, ultime déception, si la philosophie peut nous aider à comprendre un peu mieux le monde, elle arrive toujours trop tard !
Pour la plupart, une philosophie sans aucune consolation qui nous expose à la réalité nue n'est tout simplement pas vivable. On préfère croire n'importe quoi que de perdre tout espoir afin de continuer à vivre dans nos rêves inconsistants. La vérité exposée au relativisme, la loi ébranlée, aucune société ne tiendrait pense-t-on, ni aucun savoir. Mieux vaut un grossier mensonge pourvu qu'il soit imposé à tous ! Il ne manque pas de fous voulant restaurer la loi (dont quelques psychanalystes bien ridicules) mais aussi déceptives soient-elles, y compris sur leur propre savoir, la philosophie et la science sont aussi éloignées du dogmatisme que du scepticisme comme savoir en progrès. Si le fleuve coule et n'est jamais le même tout-à-fait, c'est malgré tout le même fleuve, les mêmes rives redessinées. Nous appartenons à une histoire qui ne nous est pas étrangère, même à vouloir en dévier le cours, et les savoirs accumulés dont nous héritons ne sont pas réduits à rien que nous pouvons pousser un peu plus loin. Ce n'est pas parce qu'on enseigne des savoirs incertains et provisoires au lieu de convictions inébranlables, qu'on ne saurait rien du tout...
En fait, à rendre compte d'elle-même, la philosophie ne peut se contenter de la désillusion ni de l'incroyance, promesse aussi intenable que les autres. Ce qui se présente comme une fin de l'aliénation et l'accès à la vraie vie ne peut que décevoir une nouvelle fois. Il ne faut pas seulement dénoncer la fausseté des dogmes mais que, comme êtres parlants, nous sommes des animaux dogmatiques, que nous sommes pris dans des discours et qu'on répète comme des perroquets ce qu'on nous a dit. La culture, c'est la répétition, c'est ce qui fait groupe. Le dogmatisme est d'abord un conformisme. La plupart du temps, on parle de choses qu'on ne connaît pas ou très imparfaitement (le climat, l'économie, la religion, etc.) pour lesquelles on a des convictions fondées sur des identifications, des principes intangibles et dont on récite une des versions disponibles qui circulent dans notre milieu. C'est un peu comme parler à coup de dictons. Un programme pourrait le faire assez facilement, nos échanges sont en général prévisibles et codés. On voit cependant que nos limites cognitives ne tiennent pas seulement à nos capacités limitées ni à notre mauvaise foi ou notre narcissisme mais aussi à des facteurs externes comme la pression sociale. C'est ce qui fait que dire la vérité et sortir des stéréotypes n'est pas chose facile, brisant le consensus. On peut s'amuser de voir Foucault terminer son enseignement en faisant appel au courage de la vérité qui lui a tant manqué semble-t-il (longtemps sur son homosexualité, sur son sida, si ce n'est sur son tournant politique). Il n'empêche, c'est certainement une dimension de la bonne philosophie de dire des vérités dérangeantes au risque de sa vie souvent, comme Socrate accusé non sans raisons de corrompre la jeunesse. Il n'y a là encore que déception à attendre pour le philosophe qui croirait y trouver quelque récompense. C'est peut-être même le plus grand obstacle à la philosophie qu'elle ne puisse faire groupe, en dépit de toutes les écoles qu'elle a pu produire, et qu'elle nécessite de se tenir aux marges. En Mai68, on pensait tout le contraire, qu'il n'y avait qu'un intellectuel collectif, que l'intelligence collective était plus grande que l'intelligence individuelle, etc, comme si le marxisme valait mieux que Marx lui-même. Une sociologie de base sinon la psychologie des foules suffisent à montrer qu'il n'en est rien. Ce n'est pas un détail sur lequel on pourrait passer mais un véritable écueil, au moins politiquement (démocratiquement). Si dire la vérité divise les familles apporte la discorde, ce n'est guère tolérable, expliquant une haine de la pensée quasi universelle malgré les proclamations contraires. Il y a même incontestablement une dimension perverse à dire en face une vérité impitoyable, c'est pourquoi il n'y a que les fous qui disent la vérité !
En dehors de ne plus vivre dans le mensonge, à quoi donc pourrait nous servir une philosophie si déceptive sur tous les plans ? Eh bien tout simplement en étant plus effective par l'expression du négatif et la correction de nos erreurs. Tout comme la philosophie se situe à égale distance du dogmatisme et du scepticisme, il faut rejeter à la fois l'activisme et le quiétisme, l'agitation et la passivité, l'utopie et la réaction. La liberté se prouve en acte, le sens il faut le créer, dans l'action. Il ne s'agit pas de tomber dans une philosophie de l'absurde alors que nous appartenons à l'histoire, processus qui nous dépasse mais auquel nous participons par notre opposition même et qui n'est pas aussi dépourvue de sens qu'on le prétend. Encore faut-il savoir distinguer ce qui dépend de nous et ce sur quoi on n'a pas de prise, distinguer morale et politique, voie spirituelle et matérielle. C'est le minimum pour une philosophie de l'action. S'il faut renoncer à vouloir changer les esprits, il faut faire preuve sans doute d'un certain opportunisme pour coller au réel mais cela ne veut pas forcément dire aller dans le sens de la majorité ni des forces dominantes. On peut se dresser contre les dérives du temps mais au nom d'un temps futur où d'autres forces triompheront à leur tour qu'il ne faut pas surestimer non plus. Ce sont les circonstances présentes qui font par exemple du revenu garanti et de la gratuité numérique des enjeux du moment malgré une assez faible audience, mais que les faits renforcent et finiront par imposer. Les problèmes écologiques ne dépendent pas non plus de l'opinion du plus grand nombre, pas plus que dans les autres sciences. Il ne sert à rien de prétendre le contraire par souci démocratique, il vaut mieux admettre que la chose du monde la mieux partagée est notre ignorance commune et qu'il faut la reconnaître pour se donner les moyens de la dépasser et ne plus agir uniquement dans l'urgence.
Il n'y a aucune consolation à attendre de la vérité ni donc de la philosophie, seulement nous consoler de ne pas atteindre un paradis qui n'existe pas. La poursuite du bonheur est le mensonge initial de la philosophie, comme on l'a vu, dévoyant la poursuite de la vérité qu'elle devrait rester. Prendre le bonheur comme fin est déjà un contre-sens quand le bonheur n'est qu'un effet de la réalisation de nos fins, ce pourquoi, comme le soulignait Hannah Arendt, l'homme d'action et l'artisan n'ont pas cette obsession du bonheur des salariés et du système marchand. Pas question de promettre le bonheur au peuple mais le bonheur des peuples peut désigner sur le plan politique un simple état de paix et de justice qui n'est pas aussi hors d'atteinte. En tout cas, ce n'est pas parce qu'on défend une philosophie adulte qui ne se raconte pas d'histoires ni ne cherche de fausses consolations dans l'union mystique avec un monde plein de fureur et de bruit que cela devrait vouloir dire se priver de tous les petits bonheurs de l'existence ou cultiver la mauvaise humeur, même si c'est une vraie touche du réel comme disait Lacan. Il ne s'agit pas de rejeter toute consolation mais pas au prix de la vérité, ni d'ignorer les plaisirs de la vie au nom de je ne sais quelle pureté spirituelle alors que cela devrait au contraire en rehausser l'attrait, mais ne pas en faire trop ni tolérer pour autant aucun ventre satisfait, gardant notre inquiétude rivée au corps. Il y a une vérité du plaisir comme de l'insatisfaction et nous ne pourrons être délivrés ni de l'un, ni de l'autre tant que nous vivrons.
Notes
[1] Hegel, Le Beau, p46
Les commentaires sont fermés.