Ne pas surestimer nos moyens

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Passée la période des élections et des espérances révolutionnaires les plus folles, nous voilà revenus au sol et la situation est encore plus catastrophique qu'on ne veut bien le dire. Tout semble perdu sur tous les fronts avec des marges de manoeuvres réduites à la portion congrue. Dream is over. Le plus grave, on ne le répétera jamais assez, ce sont les problèmes écologiques qui s'annoncent de plus en plus insolubles avec le développement des pays les plus peuplés (après Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, qu'on désigne sous le nom de BRICS, voici venir les « Next eleven » dont l'économie décolle : Bangladesh, Égypte, Indonésie, Iran, Corée, Mexique, Nigeria, Pakistan, Philippines, Turquie, Vietnam...) alors qu'on se dirige vers un pic de population où la pression sur les ressources sera à son maximum. Dans l'immédiat, ce sont les problèmes économiques qui sont destinés à s'aggraver durablement en attendant le krach de la dette et le retour de l'inflation. La pression budgétaire se combine à la pression du développement des autres continents pour démanteler les protections sociales et mettre à mal notre "modèle européen".

Maintenant que les nouvelles institutions démocratiques se mettent en place dans les pays arabes et qu'on a donné ici tout pouvoir aux "socialistes", beaucoup tombent de haut. On se rend compte à quel point nos moyens sont limités, très loin des grandes envolées verbales qui enthousiasment les foules. Enfin, si, il reste des révolutionnaires convaincus de changer la vie et d'instaurer le paradis sur terre, ce sont les Salafistes qui témoignent du caractère religieux des idéologies politiques et qu'il n'y a qu'une seule manière, en effet, de rendre le monde conforme à nos fins et de faire régner la divine justice ici-bas, c'est la dictature la plus implacable. Le mouvement communiste n'aura été qu'une nouvelle version de ces dictatures théocratiques qui remontent peut-être aux Hittites. L'idée de dictature du prolétariat avait d'ailleurs de solides arguments pour elle (tout comme l'impossibilité du communisme dans un seul pays) mais l'expérience a démontré qu'on avait la dictature sans le prolétariat et que tout ce qu'on obtenait dans ces sociétés religieuses était le contraire de ce qu'on avait voulu au départ (l'amour, etc.). Il y a toujours eu des staliniens qui préféraient quand même le "socialisme réel" à nos sociétés marchandes, ce n'est pas mon cas, ni celui de la plus grande part de la population. On prétendait défendre un communisme démocratique, sauf que ça n'est pas plus réaliste qu'un islamisme vraiment démocratique. Si on veut imposer un nouvel ordre, il faut un pouvoir inflexible. Sinon, on a une société pluraliste et une économie ouverte, ce qui restreint largement les pouvoirs politiques, d'autant plus qu'on est intégré à des ensembles plus vastes et qu'on dépend de circuits vitaux de matières premières, de nourriture, d'énergie, de marchandises, d'informations...

D'une certaine façon, on est bien dans une sorte de fin de l'histoire mais d'une fin de l'Histoire seulement telle qu'on l'avait rêvée de 1848 à 1968. Ce qui se termine, c'est plutôt l'idée qu'il pourrait y avoir une fin de la supposée "préhistoire" humaine, une lutte finale, la fin de la lutte des classes. On ne peut pas casser l'histoire en deux, on ne peut pas tout changer et c'est ce qui est pour les révolutionnaires la fin de leur histoire. Sinon, l'histoire n'est certes pas finie de l'unification du monde, des péripéties politiques, des défis écologiques, des accidents technologiques voire des guerres. Nos sociétés se caractérisent cependant par un refus de la guerre, sur lequel on a construit l'Europe, et qui participe grandement à notre paralysie. La guerre a toujours été un instrument décisif du développement du capitalisme et de la résolution des crises financières. C'est ce qui rend la situation encore plus insoluble et ce pourquoi il ne faut pas trop se croire protégé d'une nouvelle montée aux extrêmes qui serait cataclysmique. On n'en est pas là encore mais il faut être conscient que c'est un facteur indéniable de notre soumission à nos créanciers de ne plus pouvoir leur faire rendre gorge.

Il ne manque pas de bonnes âmes qui prétendent le contraire. Et qu'il suffirait de sortir de l'Euro, fermer les frontières, nationaliser les usines et les banques, augmenter les impôts, etc., comme si on était sur la Lune, dans un monde qui ne compte pas et se développe cependant sans nous, avec un peuple rêvé en plus et des privilégiés qui se laisseraient dépouiller sans rien faire, autant dire dans une complète u-topie qui n'a rien à voir avec nos réalités terrestres et les lois d'ici bas. Un jour l'économie sera une science, peut-être, quand elle aura compris qu'elle n'en est pas une car elle fait abstraction de trop de phénomènes sociaux dont elle dépend. Dans la réalité vraie, c'est bien plus sordide, au point qu'on parle d'un blues des socialistes qui ont tous les postes mais savent qu'il ne peuvent rien en faire ou presque. Déjà obtenir des mesures symboliques, un début de taxe Tobin, un semblant de relance, c'est pratiquement mission impossible. On crie victoire pour des broutilles arrachées de haute lutte et prétendre qu'on pourrait faire plus, c'est juste témoigner qu'on n'occupe que le ministère de la parole. Dans les faits, il faut faire avec de multiples contraintes et les rapports de force effectifs, avec un système dont le fonctionnement est vital pour la plupart. S'il y a de bien meilleures politiques que d'autres, il n'y a absolument aucune martingale qui nous permettrait d'ignorer cet emballement planétaire, dans lequel nous allons être engloutis corps et biens, ni même qui pourrait nous éviter une rigueur qui, selon toute probabilité, devrait nous affecter durement et durablement (même si la croissance devrait reprendre après le krach de la dette, hélas peut-on dire au vu de ses conséquences écologiques dramatiques...).

On n'est pas les plus à plaindre, loin de là ! Nous faisons encore partie, pour quelques courts instants, des maîtres du monde ; mais ce ne sera plus bientôt qu'un vieux souvenir. Nous sommes comme un pays conquis, submergé non par des vagues d'immigrants mais par les marchandises du reste du monde qui sort de son sous-développement. L'Empire n'est déjà plus tout-à-fait celui des Etats-Unis qui n'en sont que le bras armé. Un peuple vaincu peut bien maudire son sort, il lui faudra s'y résoudre pourtant, il n'y a pas le choix. Le succès que rencontre le travail d'écolier du tout jeune La Boétie sur notre prétendue servitude volontaire est bien ridicule devant ces processus matériels de l'ordre de la dérive des continents. Il faudrait admettre notre peu de prise sur ces mouvements planétaires et la gravité de notre situation au lieu de se monter la tête avec des solutions imaginaires et des audaces purement verbales, en s'imaginant qu'on aurait trouvé le truc pour faire basculer le monde soudain alors qu'on ne témoigne ainsi que d'une grande naïveté qui n'a rien de positive.

Qu'est-ce qu'ont donc obtenu les militants les plus radicaux, les utopistes, les décroissants, en dehors de leur propre estime devant leur audace inouïe et leur grandeur d'âme ? Ils ont tout le monde contre eux et pourtant s'imaginent que le monde devrait être à eux, qu'il y a une erreur quelque part, qu'on ne les comprend pas, que le peuple ne reconnaît pas ses vrais amis, ses véritables intérêts, que le diable est à l'oeuvre par quelque complot ou propagande télévisuelle ayant transformé nos merveilleux semblables en infâmes traîtres.

Ils font appel à la démocratie qui pourtant les rejette, opposant la soi-disant souveraineté nationale à l'Europe notamment mais se trompant d'époque et faisant erreur sur la démocratie aussi, assimilant les règles démocratiquement choisies par les petits groupes homogènes avec une démocratie pluraliste, celle de la polis et de la politique qui est plutôt un espace de concertation et de compromis. Cette illusion démocratique a un nom, c'est le totalitarisme hérité de la terreur révolutionnaire mais c'est plus fondamentalement une erreur sur les valeurs (surévaluées) et sur un prétendu homme nouveau venu d'on ne sait où et qui nous délivrerait du mal. C'est une illusion sur ce qui constitue notre liberté politique, qui n'a jamais été de faire ce qui nous plaît ni de décider du monde dans lequel on vit encore moins de la nature humaine mais seulement de pouvoir participer aux deux grandes décisions d'un Etat démocratique ayant besoin de l'approbation des plus concernés : la guerre, quand elle était populaire, et les impôts. On a vu que pour la guerre, c'était cuit (et quand on attaque la Lybie on ne nous demande même pas notre avis). Ce pourrait être la même chose pour les impôts où l'on n'a plus tellement les moyens de se distinguer des autres à l'heure des réseaux numériques, au moins au niveau de l'Europe, ne pouvant s'isoler comme un petit pays quand on est la 6ème puissance mondiale en déclin mais tirant encore une part substantielle de sa richesse de son ancienne position dominante.

Je dois dire que je croyais encore possible de faire le coup de 1936 et de faire de la grève générale un heureux substitut à la guerre voire à la révolution. Seulement, les expériences récentes en Grèce notamment me font penser qu'une grève générale ne peut plus être aussi décisive qu'avant, et cela à cause encore de la mondialisation, à cause des importations de substitution qui sont un peu l'équivalent des jaunes briseurs de grève. La grève générale n'a plus l'impact d'un blocus ou d'un siège, seulement d'un acte de protestation massif, ce qui n'est déjà pas si mal mais exigerait pour aboutir de durer assez longtemps et donc mettre en jeu des intérêts vitaux. Là aussi, il ne faut pas rêver, ou plutôt cauchemarder.

C'est tout ? N'en jetez plus ! Vous voulez nous désespérer ou quoi ? On le sait, il ne faut pas désespérer Billancourt. Il faut pouvoir raconter de belles histoires pour encourager la lutte car seule la lutte paraît-il nous rend notre dignité perdue dans le travail et tout défaitisme encourage l'ennemi. Sauf qu'il ne sert à rien de brasser de l'air, ni même de réunir des millions de travailleurs dans les rues, incapables d'empêcher qu'on rogne sur nos protections sociales déjà moribondes. Non, la situation est grave, socialement à cause de la concurrence avec les plus pauvres du monde entier, et encore plus écologiquement après l'échec de Rio alors qu'on nous annonce un effondrement imminent (sur des siècles quand même). On peut tout-à-fait comprendre que devant tant d'impasses, les gens deviennent fous et veuillent croire à des solutions extrêmes ou purement imaginaires, cela relève entièrement de la situation de blocage dans laquelle nous nous sommes enfermés, exprimant l'impossibilité de résoudre ses contradictions tout autant que l'impossibilité de continuer. Au fond, la seule raison qui peut fait croire aux gens que le Front National pourrait améliorer leur sort, c'est juste qu'il n'a jamais été au pouvoir...

Après ce sombre tableau, il n'y aurait plus qu'à se foutre à l'eau ou alors à se pendre ? Non, reconnaître la gravité de la situation n'est pas encourager à ne rien faire mais à ne plus disperser ses forces ni à les employer en vain sur des combats perdus ou contre des moulins à vent. Je disais avec raison, au début de la crise, qu'on a les moyens de s'en sortir, c'est évident et même, ce qui produit tous les discours volontaristes nous promettant de régler la crise en trois coups de cuiller à pot avec un dirigeant à poigne. Seulement, c'est un peu la même chose quand on dit, devant l'évidence de nos richesses, qu'on a les moyens d'abolir la pauvreté et d'une paix universelle, c'est-à-dire de façon complètement abstraite, sans aucune effectivité (d'autres veulent abolir tout aussi vainement la prostitution ou les drogues, comme s'ils avaient été les premiers à y penser...).

Malgré son excès de richesse, la société civile n’est pas assez riche [...] pour remédier à l’excès de pauvreté qu'elle engendre dans la population.

Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 243-245, p. 322-324.

Il n'y a pas seulement les possibilités matérielles et objectives, il y a aussi les conditions sociales et subjectives. Ce qui est avéré, ce n'est pas qu'on pourrait faire une Europe solidaire, devenue première puissance économique pour quelque temps, mais qu'on n'avance que pas à pas avec le couteau sous la gorge et personne ne pouvant décider d'aller plus vite et plus loin avec une ribambelle d'Etats aux intérêts divergents. De même, il ne suffit pas de prendre la richesse aux riches, ni de prendre les usines comme on pouvait le croire naïvement avant de voir avec l'expérience autogestionnaire de Lip que c'était loin de résoudre la question dans une économie dynamique où aucune position n'est acquise. Il y a bien sûr de bonnes mesures à prendre pour essayer de garder notre avance dans certains domaines, améliorer notre productivité, déjà très haute, infléchir la fiscalité vers plus de justice, se protéger d'une concurrence déloyale, investir dans les infrastructures, etc. Tout cela devrait rester cependant très marginal en dehors de l'urgence qui peut provoquer des avancées rapides mais que personne n'a vraiment voulues.

Nos possibilités réelles de renverser la situation sont donc infimes, c'est la triste réalité que même les révolutions n'ont pas changée. Il faut partir de là, revenir sur terre et crever la bulle spéculative d'une gauche imaginaire et d'une écologie infantile. Plutôt que s'imaginer une économie idyllique restaurée par quelques tours de passe passe (voire le sacrifice de boucs émissaires), c'est à une économie du désastre qu'il faut se préparer car c'est bien ce qui nous pend au nez si on continue comme cela. La question qu'il faut se poser est bien celle des moyens qu'il nous reste. Il y a tout un travail intellectuel à faire pour comprendre le réel, et non pas flatter les militants avec ce qu'ils veulent entendre. Il y a tout un travail artistique à relancer pour exprimer des vérités dures à dire, pas le politiquement correct pseudo-transgressif, et, bien sûr, il y a tout un travail politique à engager pour modifier les règles. Le parlement européen n'est pas tout-à-fait inutile à nous délivrer par exemple d'ACTA et dans plusieurs domaines écologiques mais la construction d'un droit social européen semble pour l'instant hors de portée (il faudrait arriver à en construire les conditions mais on en est loin).

Les protections sociales restent donc un enjeu national qui peut faire la différence mais pas à la mode syndicale de défense des droits acquis et de revendications purement quantitatives qui ne vont jamais bien loin. On peut dire que la question est très mal engagée puisqu'on confie à des représentants des salariés les plus protégés le sort de tous les précaires qui se multiplient. Idéologiquement, la gauche est restée coincée sur notre passé industriel révolu. Il faudrait reconstruire les protections sociales sur de toutes autres bases, plus individuelles et qui ne dépendent plus des entreprises qui nous embauchent, ce qui pose immédiatement la question d'un revenu garanti. Ce n'est pas du tout le chemin qui est pris et ce n'est pas moi qui pourrait convaincre ces syndicalistes patentés, et fort bien payés, qu'il faudrait mieux prendre en compte tous ceux qui ne sont pas salariés ou seulement par intermittences et, en tout cas, non syndiqués. C'est la pression des faits et du nombre qui finira par avoir raison de structures devenues archaïques mais je ne vois aucune force à gauche, sauf peut-être les Verts, et encore, qui aille dans la bonne direction. Pas beaucoup d'espoir de ce côté là, sinon que ce n'est pas la droite qu'il faut convaincre d'accepter des revendications purement quantitatives, c'est la gauche qu'il faudrait convaincre de changer de logiciel, d'avoir une véritable politique de gauche pour l'avenir, et non pour son glorieux passé !

De quelques façons que je considère la situation, je ne vois aucune autre voie qui nous reste ouverte que la voie communale. Si je croyais qu'on pouvait prendre le pouvoir sur le monde, pourquoi me soucierais-je de petites initiatives locales ? C'est qu'il n'y a de communisme que de la commune, dans cette démocratie de face à face où l'on sait bien qu'on ne peut décider de tout sans se soucier des voisins. Il ne fait aucun doute qu'engager une municipalité dans des expériences alternatives comme les monnaies locales et les coopératives municipales paraît tout aussi utopique. On peut du moins miser sur le nombre et le local fait partie en tout cas de notre rayon d'action. S'il faut agir et ne pas se laisser faire, que ce soit à ce niveau où l'on peut voir le résultat de nos actes au moins, et non en se réfugiant dans la nostalgie d'idéologies surannées ou en voulant reconstruire une France mythique. Là aussi, c'est l'urgence qui devrait être décisive.

Le local, c'est ce qui nous reste quand on a tout perdu et qu'on entre en économie de guerre ou que le système monétaire s'effondre comme en Argentine. Inutile de dire que personne ne s'intéresse à la relocalisation, même pas les Verts vraiment, alors que c'est la seule façon d'avoir une économie un peu plus soutenable (même si cela ne nous évitera pas les pénuries prévues et je dois avouer que j'ai moi-même beaucoup de mal à m'en convaincre). Non, on attend qu'une solution miracle nous sauve de tous les problèmes qui nous attendent, en s'impatientant qu'elle ne vienne pas. Je ne suis pas devin, je ne sais si l'effondrement sera rapide et soudain, nous permettant de rebondir, ou s'il ne sera qu'un long déclin accumulant les tensions, mais il ne faut pas surestimer nos moyens d'éviter l'aggravation de la situation écologique et sociale. Il vaudrait mieux se préparer au pire et prendre les mesures en conséquence pour organiser la résistance locale aux crises systémiques encore à venir. On ne fera rien cependant avant d'y être forcé par les faits, on le voit pour l'écologie comme pour l'Europe ou la régulation financière. Notre liberté est très limitée. On va être dans la merde et il va falloir s'en sortir ensemble, avec les gens du coin, tels qu'ils sont...

Article traduit en espagnol pour EcoPolítica par Elisa Santafe.

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