La valeur et le prix

Temps de lecture : 16 minutes

Paul Jorion, Le Prix, éditions du croquant, 350 pages
Paul Jorion est un acteur important de notre conjoncture, d'une façon qui peut faire penser au rôle d'Etienne Chouard lors du referendum sur la constitution européenne pour sa place sur internet, bien que ce soit très différent. Il porte, en particulier, l'interdiction des paris sur les prix afin de limiter la volatilité spéculative et ne pas confondre la finance avec un casino. Rien de révolutionnaire là-dedans, juste de très nécessaire. Nous sommes assez proches dans l'analyse de la crise (bien que je donne plus d'importance au retour de l'inflation) mais je ne suis pas aveuglement pour autant toutes ses propositions qui sont d'ailleurs assez loin des miennes. Cela ne m'empêche pas de lire régulièrement son blog avec intérêt.

Sa soudaine notoriété s'est traduite par une activité éditoriale intense débordant la crise elle-même et n'ayant pas peur de faire preuve de la plus grande ambition théorique puisqu'il va jusqu'à s'attaquer à la question de "Comment la vérité et la réalité furent inventées". L'originalité de son approche, c'est de combiner des références philosophiques (Aristote, Hegel, Kojève) à ses expériences ethnologiques et financières. Son dernier livre sur "Le prix" en fait d'une certaine façon la synthèse apportant une contribution importante sur la formation des prix qui relativise la loi de l'offre et la demande par l'inégalité des rapports sociaux en même temps que la philia des partenaires. On ne peut dire que ce soit vraiment nouveau puisque François Perroux, les institutionnalistes, etc., l'avaient déjà montré mais il est certain que l'économie doit tenir compte de la sociologie, ne pas se contenter d'un regard macroéconomique et passer de la statistique à l'organisation sociale. On peut trouver cependant exagéré de vouloir en faire le seul déterminant en recouvrant tout l'économique par le sociologique, de même qu'on ne peut faire de la valeur une simple abstraction inutile. C'est d'ailleurs ce qu'on discutera principalement ici, le rapport de la valeur au prix et leurs temporalités différentes.

La thèse principale du livre appuyée sur le marché de la pêche artisanale et sur Aristote, c'est que "le prix des personnes détermine le prix des choses" (p295). Cela m'a d'autant plus intéressé, que c'est l'expérience que j'avais faite moi-même avec ma petite entreprise d'informatique industrielle. Ce n'était pas nous qui déterminions le prix mais nos gros clients, à nous de nous débrouiller ensuite, souvent à perte. Cela m'avait paru on ne peut plus éloigné des théories économiques dominantes. En fait, les marchés sont presque toujours oligopolistiques. J'avais aussi remarqué dans un article annonçant déjà la crise, "Les cycles du Capital", que la rémunération des capitaux dépend de leur taille et, après Bernard Guibert (comment se reproduisent les conditions générales, en particulier non marchandes, en particulier "naturelles", mais aussi sociales et politiques, de la production marchande, en particulier capitaliste ?), j'avais noté qu'on pouvait interpréter dans une grande mesure la plus-value comme rente de position et donc rapport de force.

Il est très important de tenir compte de l'inégalité des intervenants sur un marché et de l'incidence des rapports de force sur les prix faisant que les riches payent tout moins cher. Si la sociologie économique ne l'ignorait pas, la mise en évidence détaillée de ce mécanisme aussi bien dans la pêche que dans la finance est un progrès indéniable de la théorie. On peut cependant regretter qu'il y ait un glissement de l'explication marxiste traditionnelle de la répartition de la plus-value déterminée par la lutte des classes au "prix comme interaction humaine" (p295) comme si la détermination du prix relevait entièrement du marchandage et d'une sorte de pèse-personne en fonction de la rareté des places plus que des biens (l'image ici, c'est le paysan qui s'introduit dans une ville assiégé et qui vent ses produits très chers car il détient un monopole, p93).

Ce glissement n'est possible qu'à considérer, à la suite d'Adam Smith, "les coûts de production" comme la composante principale du prix, dont on n'aurait pas à s'occuper, seulement de la partie variable. On glisse de la partie (de "l'effet de bord") au tout à vouloir expliquer la totalité du prix par le rapport de force ce qui est d'autant plus dommageable que les "coûts de production" ne sont pas toujours si facilement déterminables en dehors du commerce ou de la finance, incluant des coûts de reproduction, pas seulement de survie, qui sont bien sur quoi rogne le gros client (et non pas seulement sur le profit), ce qui est effectivement une façon d'assurer ainsi la reproduction du rapport inégalitaire et ce que Marx appelait l'irlandisation (quand la rémunération des travailleurs était inférieure au "salaire de subsistance" véritable salaire de misère).

Le prix se détermine selon le rapport de force existant entre le groupe des vendeurs et celui des acheteurs, qui se définit à son tour en fonction de la rareté relative de chacun de ceux-ci à l’intérieur du groupe auquel il appartient. La froide logique de l’offre et de la demande s’efface derrière les rapports humains et une image émerge : celle d’un cadre sociopolitique qui trouve dans les prix le moyen de se reproduire à l’identique. Statut social, degré de concurrence de chacun au sein de son groupe, risque que chacun fait subir à sa contrepartie dans une transaction commerciale étalée dans le temps, tout cela s’équivaut en réalité au sein d’une équation complexe. (prière d'insérer)

Comme souvent, en sciences, on a tendance à vouloir étendre la validité d'un concept au-delà de son champ d'origine par un excès d'enthousiasme qui est aussi une façon d'en tester ses limites. La tentative de vouloir substituer une économie exclusivement politique aux théories économiques marginalistes ou néoclassiques est cependant regrettable à plus d'un titre, de même que de vouloir escamoter la question de la valeur comme purement spéculative. En effet, ce qu'on rate ainsi, ce sont les différentes temporalités de l'échange immédiat, de la reproduction à plus long terme et de la disponibilité des ressources à encore plus long terme. Ce que l'économie-politique de Paul Jorion modifie, c'est uniquement la loi de l'offre et de la demande, le fonctionnement des salles de marché, avec notamment cette importante notion de la philia assurant la continuité du marché, qui se manifeste d'ailleurs ouvertement au moment des crises pour empêcher l'effondrement du système : participer c'est accepter les règles du jeu, ce qu'on prend abusivement pour une servitude volontaire. C'est malgré tout une erreur de croire qu'on pourrait dès lors se passer de la valeur-travail et de sa fonction dans le système de production capitaliste et le salariat industriel, comme si ce n'était qu'une abstraction inutile. C'est bien là qu'on ne peut en rester à Aristote. Au moins, cela peut faire comprendre que cette valeur-travail ne s'applique pas aux économies antiques, pas plus qu'à l'économie immatérielle où il faut d'ailleurs faire intervenir la compétence dans un "rapport de force" qui n'a plus grand chose à voir avec la "force", perdant une bonne part de sa capacité explicative ! Question de temporalité là aussi. La chouette de Minerve vient toujours trop tard, post festum...

Je fais débuter mon analyse par une réflexion sur le rapport qui existe entre deux notions, celle de "valeur" et celle de "prix" ; je mets en évidence que la valeur est une notion théorique faisant partie d'un modèle, c'est-à-dire d'une fiction méthodologique, visant à offrir au prix un arrière-plan de sa variabilité observée, une stabilité qui lui fait défaut. Au sein de ce modèle, la valeur a un fondement objectif, et le prix est censé être sa matérialisation approximative dans un monde nécessairement imparfait. J'explique pourquoi il est en réalité dans la nature intrinsèque du prix de varier : la nécessité d'un recours à la valeur comme facteur explicatif disparaît en conséquence.

Paul Jorion a beau être un lecteur attentif d'Hegel, on peut lui reprocher d'avoir une conception platonicienne de la valeur qu'on pourrait tout aussi bien dire kantienne, comme si ce n'était qu'une idée abstraite sans dialectique avec la chose même, comme si la carte n'avait aucun rapport avec le territoire, comme si le modèle n'avait rien à voir avec la réalité-objective. Il est exact que pas mal d'économistes s'accrochent à la question de la valeur comme fondement objectif d'un juste prix (des écologistes ont ainsi voulu déterminer une valeur énergétique ou émergie). C'est pourtant très différent chez Marx, qu'il ne faut pas confondre avec Ricardo, où elle a la fonction d'une abstraction réelle et productive dans un système de production particulier correspondant à une configuration historique et technique. Le prix n'est pas la valeur puisqu'il inclue la "survaleur". La valeur n'est pas le prix, en effet, mais le coût de reproduction auquel la concurrence ramène le prix au bout d'un certain temps ("l'accord n'est que le résultat du mouvement tendant à la suppression du désaccord" Marx, p492). L'intérêt des critiques de la valeur a été d'insister sur cette fonction du "travail abstrait" dans le système de production industriel. La valeur-travail n'a pas seulement une fonction explicative mais normative dans le capitalisme et ses stratégies d'investissement, mesure de la productivité et contrepartie de la monnaie comme valeur d'échange. On voit bien les problèmes que pose la déconnexion du capitalisme financiarisé de la production effective. En tout cas, ce qui manque dans cette phénoménologie microéconomique des marchés, c'est une conception systémique, macroéconomique en terme de circuits et de flux. La position nominaliste qui est aussi une position volontariste refuse en effet toute réalité au système et à ses contraintes globales qui s'imposent pourtant "en dernière instance" (ce que Keynes prend bien en compte avec son hydraulique monétaire). L'économie doit se penser comme système de production combinant production, circulation, reproduction.

Le résultat auquel nous arrivons n'est pas que la production, la distribution, l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont tous les éléments d'une totalité, les différenciations à l'intérieur d'une unité. (Marx, 1857)

La domination sociale ne consiste pas, à son niveau le plus fondamental, en la domination des hommes par d’autres hommes, mais en la domination des hommes par des structures sociales abstraites que les hommes eux-mêmes constituent. (Postone, p. 53-54)

Le fétichisme est bien réel de la monnaie comme objet social, incarnation de la totalité sociale. De même, la valeur-travail n'est pas une approximation du prix mais le principe même de la dynamique du capitalisme, de son productivisme qui le distingue de l'économie traditionnelle et personnalisée (dont parle Aristote) par le fait que les marchandises sont de moins en moins chères, ce qu'une conception statique ne peut que rater. La valeur-travail n'est pas une représentation équivalente à une autre, pas plus que la représentation newtonienne qui visualise la gravitation héliocentrique n'est équivalente à celle de Ptolémée avec ses épicycles. C'est pourquoi il faut insister sur le fait que la valeur-travail est liée au capitalisme industriel où l'investissement dans des moyens de production réduit le temps de travail par produit alors que les salariés sont justement payés au temps de travail. S'en tenir à la lutte des classes, qui, elle, a toujours existé sans doute bien que sous d'autres formes, n'a aucun caractère explicatif sur cette logique industrielle productiviste qu'on ne peut appliquer à l'antiquité.

Engels et de nombreux marxistes l'ont tenté pourtant ce qui est absurde même si toute richesse est toujours le produit d'un travail. L'économie ne s'était pas dégagée alors des pratiques de prédation qui donnaient plus d'importance à la force, ni de l'esclavage qui ne déterminait pas la valeur par un temps de travail séparé de la vie. Enfin la plus grande partie de la production était auto-produite et n'était pas marchandisée. On a plus de chances cependant que les théories d'Aristote restent en partie valables au temps de Marx que l'inverse. Ainsi, Aristote est à l'origine aussi des théories subjectives de la valeur avec ses "disputes entre amis" quand l'un est plus riche que l'autre et qu'un petit don pour le riche est un gros cadeau pour le pauvre. La valeur-travail est beaucoup moins anhistorique, plus liée à la production industrielle de masse, ce qui veut dire aussi qu'elle n'est plus vraiment valable à l'ère de l'information où le prix peut être dit "psychologique" avec une bien plus grande volatilité, ce que Jean-Joseph Goux appelle la "frivolité de la valeur". On voit bien que la valeur est déconnectée du prix dans l'économie immatérielle du fait qu'elle est en grande partie une économie de la gratuité et de l'attention. Les prix sont plutôt des prix d'opportunité, qui peuvent être personnalisés, basés sur la demande plus que sur l'offre (le prix maximum qui peut être payé par la plus grande masse, cf. Apple). On peut bien interpréter la valeur immatérielle d'une marque comme un rapport de force, une sorte de monopole voire un capital symbolique, cela n'apporte pas grand chose, pas plus que de vouloir tout ramener à la valeur-travail qui n'a de sens que par sa fonction dans un système. Il ne faut jamais oublier qu'une économie est organisée matériellement pour assurer la production, faire marcher le système de production (on le voit quand il se grippe).

Ces critiques sur la portée du livre n'annulent pas l'importance de réintroduire la réalité des marchés, la hiérarchie dans les prix, la philia et la sociologie dans l'économie-politique même si ce n'est pas nouveau. Ce qui est plus que contestable, c'est que cela puisse mener à une économie de substitution, voire à "la disparition de la catégorie même de l'économique" (p306) ! On ne peut réduire les faits économiques à une "physique de l'interaction humaine". Au contraire de ce que je pouvais penser moi-même en 1999 et qu'affirme Alain Caillé page 307, ce n'est pas tant que les relations impersonnelles sont médiées par des relations personnelles mais que les relations personnelles sont fortement contraintes par des forces sociales et matérielles, la philia elle-même n'ayant rien de subjective, n'exprimant que notre dépendance du système un peu comme nos déplacements dépendent du code de la route. Il y a des mouvements collectifs, des effets de masse, un niveau statistique séparé du niveau individuel de face à face, même s'il est fondateur (je me demande d'ailleurs d'où vient cette affirmation improbable qu'il n'y aurait pas eu de marchandage dans l'antiquité alors que sa disparition est si récente pour réduire les temps de transaction, et donc les rapports humains). L'économie se distingue bien de la sociologie par une certaine physique, un matérialisme de la production qui ne se réduit pas aux relations sociales ni aux échanges entre personnes et qui subit un processus de sélection après-coup intériorisant de nouvelles contraintes avec le temps, ce qui différencie radicalement court terme et long terme.

Il faut se garder d'explications unilatérales de processus multifactoriels comportant différentes temporalités, des attracteurs étranges, des renforcements positifs (cercle vertueux de la croissance aussi bien que bulles spéculatives). Cela n'empêche pas qu'il y a une réalité de la sociologie, des rapports de force et des monopoles territoriaux que l'économie doit prendre en compte mais il faut tenir compte des facteurs sociologiques sans nier la spécificité de l'économie (la productivité, la reproduction, la formation, etc.). On ne peut rêver jeter toute la théorie économique comme si elle n'avait absolument aucune pertinence sous prétexte qu'elle est trop dogmatique et simplificatrice, ce serait retomber dans un autre dogmatisme, tout comme les marxistes l'ont fait avec la valeur-travail. Toute négation est partielle. On peut seulement relativiser et complexifier des théories économiques ayant montré toutes leurs limites, ce à quoi ce livre participe.

1 954 vues

Les commentaires sont fermés.