Les valeurs varient, les théories de la valeur aussi, en fonction des pratiques économiques, de l'équivalent général : or, monnaie, chèque ou carte de crédit. La part subjective de la valeur s'accroît dans l'économie immatérielle et contamine littérature, linguistique et philosophie post-moderne. Sommes nous condamnés à la disparition du sujet où à la valorisation de la personne ?
I. La subjectivité des valeurs
La thèse principale est de considérer que personne ne peut plus ignorer la part idéologique de la valeur dès lors qu'on parle de Bourse ou du crédit, alors que l'or pouvait sembler tout-à-fait objectif, garant d'une équivalence universelle ; cette dématéralisation de la monnaie se propagerait à toutes les représentations, à l'économie (Walras), aux arts (Impressionnisme), à la littérature (Gide), au langage (Saussure), à la philosophie (de la phénoménologie à Derrida) nous condamnant, aux dire de notre auteur, à un subjectivisme post-moderne dés-abusé. Nous reconnaîtrons toute la portée de l'idéologie monétaire en montrant au contraire qu'il pourrait y avoir un retournement final de l'aliénation marchande en valorisation de la personne et de sa liberté qui triomphe finalement d'une rationalisation confiée aux machines.
Le rôle de l'idéologie, de la communication, est important dans la production comme dans la consommation, dans le consensus comme dans les normes, dans la hiérarchie comme dans la répartition. Si elle doit servir, comme le mythe, de clôture du sens, de sens commun nécessaire à la communication, l'idéologie a une fonction d'inertie, d'habitude, de limite au changement, de négation de l'histoire qu'elle doit pourtant bien intégrer mais il faut le temps de s'habituer. Chaque moment historique se caractérise, comme tout processus d'apprentissage, par une conversion idéologique (paradigme, episteme, vision du monde) qui se transmet de la finance ou des usines, à la politique et aux arts, renversement de toutes les valeurs dont la finalité est toujours la reproduction de nouveaux rapports de production. La justification des gagnants est ici la règle, même si elle prend inévitablement la forme de la contestation des anciennes élites, des anciens privilèges, par les nouvelles forces productives alliées aux exclus du système.
La première chose à reconnaître, c'est donc qu'il y a une fluctuation des valeurs, qui ne sont pas plus objectives que les valeurs boursières, et bien plus volatiles que l'or. Ces fluctuations déterminent une histoire des pratiques et des représentations, des forces productives et de l'esprit du capitalisme. Il faudrait pousser les choses un peu plus loin pourtant et reconnaître l'influence du cycle économique dans ces variations idéologiques, lors des crises, des retournements soudains. Le cycle économique a beaucoup de poids même s'il n'explique pas tout, il y a aussi un trend une tendance de fond (qui peut être le moment d'un cycle plus long ou un processus cumulatif).
Le livre de Jean-Joseph Goux illustre parfaitement cette solidarité des valeurs économiques et sociales, donnant ainsi sa place historique au marginalisme, au néoclassicisme économique, même s'il n'en dégage pas les caractères cycliques (pas plus que Barthes pour la mode qui utilisait le terme "diachronie" en contre sens pour éviter de parler de cycles). De Balzac aux post-modernes il éclaire lumineusement les répercussions idéologiques de l'évolution monétaire (impressionnisme, Gide, cubisme, Saussure, surréalisme, Bataille, Sartre, Derrida). Plus juste et précis que Boltanski dans l'analyse de la succession des esprits du capitalisme, leurs analyses sont pourtant complémentaires, points de vue de la finance pour l'un et de la production pour l'autre auquel il faut ajouter le point de vue sociologique du revenu. On commence à avoir une compréhension plus précise de l'articulation de l'infrastructure à la superstructure, d'une vision du monde déterminée par les pratiques sociales et de la place de l'art dans le capitalisme comme avant-garde, destruction créatrice des valeurs dépassées et représentation des nouvelles normes pratiques, prenant le relais d'une religion qui ne peut suivre à ce rythme.
Reconnaître cette composante subjective ne devrait pas nous faire ignorer les contraintes objectives du processus de production, de la valeur d'échange qui garde tout son poids au moins globalement, même si la production immatérielle rend caduque bien des certitudes antérieures sur la valeur-travail comme fondement de l'individualisme (Louis Dumont), notamment en déconnectant temps de travail et revenu mais aussi par l'impossibilité d'individualiser l'apport de chacun. Il faut tenir compte du mode de production et ne pas réduire la valeur subjective à un quelconque idéalisme alors qu'elle représente plutôt le poids de l'incertitude de la valeur et du risque financier, l'impossible à savoir d'un avenir qui dépend de nous, mystère de chacun, d'une liberté qui fait notre dignité et décide de la vérité, à chaque moment historique, au-delà de tout savoir.
Les cycles économiques
On pourrait sans doute expliquer l'émergence des théories
du Chaos à la fois par la financiarisation (autoréférentielle)
et le moment d'innovation, le capital-risque, les start-up. Je pense
pourtant que, sans la théorie des cycles, la généalogie
du subjectivisme ne tient pas car il n'est pas né en 1874 puisqu'on
peut remonter à Buridan ou Condillac (si ce n'est aux sophistes,
à Thalès). Il faut distinguer le subjectivisme d'un marché
saturé, avec la dématérialisation de la valeur qui
sont souvent confondus.
Si la Bourse fluctue, on sait aussi qu'elle est sujette à des variations cycliques dont le plus remarquable est le cycle de Kondratieff (50-60 ans) qui a une influence déterminante dans l'orientation des valeurs. Il faut comprendre le subjectivisme et l'individualisme comme un moment du cycle économique, celui de la saturation des marchés, de l'arrêt de l'expansion, de la division des intérêts (intentionnalité). Cette économie de la demande domine dans les périodes de dépression (Walras, Impressionisme), puis de plus en plus à mesure que l'économie mondialisée rencontre sa limite et que les besoins élémentaires deviennent marginaux. On vérifie ainsi que la valeur objective ne cède le pas à la valeur subjective que depuis la fin des 30 glorieuses, même annoncée par la fin de l'étalon-or (1971), et surtout la société de consommation (Fordisme), c'est la dépression qui est déterminante. Il y aura sans doute un retour de la valeur-travail dans les 10 ans à venir mais pour laisser la place ensuite à une valeur de plus en plus subjective à mesure que ralentira le productivisme.
La fin de l'objectivité, valorisation de la personne
L'immatérialisation et l'esthétisation sont en effet
plus durables mais il faut reconnaître à la fois le développement
historique et ses variations cycliques (voir Les
Cycles du Capital). Le devenir symbolique de la valeur, l'immatérialisation
de l'économie et de la monnaie, est bien un processus historique
qui renforce le subjectivisme de la valeur et qui prend de plus en plus
d'ampleur. L'insuffisance de la demande se faisant plus durable, le besoin
de sa stimulation aussi. Il faut bien reconnaître que notre économie
est passée du fordisme au toyotisme, d'une économie de l'offre
à une économie de la demande, en même temps que les
réseaux dématérialisaient toute valeur. La valeur
subjective tend à prendre le pas sur la valeur-travail mais ce phénomène
était déjà sensible à chaque fin de croissance.
L'insuffisance de la demande est ici le caractère déterminant,
tout ne prend pas preneur, déficit monétaire ou saturation
des besoins élémentaires, déterminant une science
du marché : le marketing dont la fonction est de glorifier l'individu
qui ne suit pas la pente générale à la morosité,
excitant ses envies jalouses, exacerbant individualisme et sentiment d'injustice.
Ce qu'il faudrait retenir de cette abondance de désirs, plutôt qu'une frénésie dévoratrice ringarde, c'est la valorisation de la personne et ce que Amartya Sen appelle les libertés objectives, les capacités effectives des individus à choisir leur vie, le développement humain concret, unifiant sujet et objet qui nous individualise cette fois par nos compétences, notre histoire, notre production et notre responsabilité.
Prix et coût (la réalisation de la valeur)
Pour Locke il ne saurait y avoir de crise car, pour lui, la valorisation
est à la fois un désir subjectif et le travail de subjectivation,
d'assimilation qui le satisfait. Ainsi les friches immenses des Amériques
lui semblaient sans valeur. Il n'imaginait pas encore que des terres valorisées
par le travail de l'homme puissent ne valoir plus rien non plus. Aujourd'hui
on ne peut plus avoir la foi béate dans le catéchisme de
JB Say proclamant que "l'offre crée la demande". Marx a montré
que cette loi pourrait se vérifier dans une économie de troc
mais qu'on ne pouvait faire abstraction de la séparation entre vente
et achat, ni surtout de l'intermédiaire monétaire pour expliquer
les crises. C'est tout à fait explicitement que Marx fait de la
monnaie et de la séparation entre l'offre et la demande l'origine
des crises périodiques et de l'incertitude de la valeur.
Il y a une part de vérité dans les politiques de l'offre, dans la capacité d'innovation des entreprises et dans.le rôle du marché pour choisir ce qui marche. Comme la mode, personne ne peut vraiment prévoir ce qui va marcher. Il n'empêche, l'offre invente d'une certaine façon une demande nouvelle, comme l'artiste d'avant-garde. C'est une liberté au travail pour répondre à l'indécidable qui dépend de nous collectivement, qui trouve sa vérité en l'Autre. Risque, investissement, dépense valorisent l'entrepreneur mais, si cette dimension existe, il ne faut pas l'exagérer ni surtout tomber dans le confusionnisme de la "société du risque". Le risque est loin d'être quotidien pour les plus gros et toujours bien réparti et limité alors qu'il se traduit violemment pour le salariat en "flexibilité" et chômage. Il ne faut pas confondre les risques commerciaux (incertitude de la valeur), les risques liès au crédit et aux anticipations boursières (incertitude de l'avenir), et les risques écologiques ou techniques (incertitude du savoir) comme le voudrait la nouvelle idéologie libérale qui épouse avec retard les valeurs de l'innovation schumpéterienne.
Il y a bien pourtant dans le marché non seulement un refus du politique mais de toute rationalisation supposée aliénante et limitative au profit d'un pur évolutionnisme (Hayek). Le marché est bien comme le vote ce qui livre à notre liberté l'indécidable d'un sens suspendu à nos actes, rite de validation des valeurs. Ce qu'il faudrait retenir de la fable des abeilles de Mandeville, c'est moins sans doute le fait que les vices privés font les vertus publiques mais plutôt le fait que les vertus privées ne sont pas des vertus publiques, qu'on gagne enfin à ne pas feindre une générosité hypocrite mais surtout que l'excès est un facteur évolutionniste (La part maudite de Bataille).
La valeur d'usage est simplement la valeur réalisée, c'est
une valeur instantanée correspondant à sa réalisation
effective, ce qu'on appellera son prix (qui a trouvé preneur). La
valeur d'échange correspond plutôt à un coût
de production sur le moyen ou long terme puisqu'elle doit conserver la
valeur. On a donc deux points de vue et temporalités différentes,
d'un côté le prix instantané du marché, de l'autre
le coût de reproduction de l'industrie marchande, leur ajustement
est l'objet de la gestion, du management, de la gouvernance, du marketing,
de la publicité, de la politique économique. Plus domine
la valeur subjective, publicitaire, l'économie de la demande, plus
domine le risque, l'instabilité qui provoquent leur régulation
par les assurances et produits dérivés.
Les économistes sont de bien mauvais philosophes, beaucoup trop dogmatiques et pas du tout critiques la plupart du temps car au service des pouvoirs, mais ils traitent des valeurs comme les philosophes, simplement c'est à partir des pratiques économiques qui sont certainement un bon observatoire de la réalité humaine. Hélas, pris dans les querelles politiques, les enjeux idéologiques, les rigidités psychologiques, c'est l'embrouille générale et le règne des journalistes. Il est donc presque impossible de discuter sereinement des apports de la théorie marginaliste à laquelle, il est vrai, on peut reprocher beaucoup de choses. D'abord de prétendre réfuter l'économie-politique pour une "économie pure" ignorant production, plus-value, rapport social, lutte des classes et long terme. Ensuite en prétendant imposer la ridicule représentation de l'homo economicus, du calcul rationnel qui n'a, en fait, qu'une valeur statistique dans la consommation alors que c'est bien le principe de la production capitaliste comme productivisme (depuis le mercantilisme).
Répètons-le. On ne peut réduire la valeur à sa composante subjective. La valeur finit toujours par tendre vers son coût de revient, par le jeux de la concurrence, quelque soit la valeur subjective qu'on y attache. L'exemple du verre d'eau le montre parfaitement : ce n'est pas parce que la premier verre a plus de valeur que le deuxième qu'on le paie plus cher, ce qui nous est le plus précieux étant gratuit (can't buy me love), mais il serait aussi ridicule de nier la face subjective de la valeur qui devient prépondérante dans certains contextes comme la Bourse.
Souvent il suffit de comprendre quel type de marché théorisent les économistes pour leur donner une aire de validité. Les marchés financiers ou le marché du travail n'ont rien de commun avec le marché des biens. Le marché des denrées périssables suit d'autres lois que l'immobilier. Ainsi Marx admettait parfaitement le caractère subjectif et fluctuant du marché, les deux faces de la valeur (valeur d'usage et valeur d'échange) mais il a fait une théorie de la valeur d'échange comme valeur-travail et une théorie du marché du travail, il n'a pas fait une théorie de la Bourse ni du marché de l'Art. Ce n'est pas une raison pour prétendre qu'il ignore la face subjective de la valeur alors qu'il explique la plus-value par son écart avec la valeur d'échange et théorise le rôle du chômage sur le niveau de salaire. On peut même dire qu'il identifie la valeur subjective au pur rapport de force entre offre et demande aussi bien que dans la lutte des classes.
Walras n'a fait qu'une théorie de commissaire priseur. Il admettait bien lui aussi que le prix tendait vers son coût, qui n'est pas très différent de la valeur-travail, mais ce n'était pas l'objet de la "théorie de l'équilibre général". On voit d'ailleurs la plus-value revenir comme rente d'innovation pour Schumpeter ou avec le surplus distribuable de Maurice Allais. Une fois dépassées les positions idéologiques, j'ai souvent l'impression de retrouver les idées de Marx à peine retouchées que ce soit avec Schumpeter (cycles, innovation), Marshall (prix et coûts) ou Keynes (instabilité, offre et demande, contradiction finance et industrie, court et long terme). Chaque économiste apporte des nuances sur les rigidités économiques et sociales, la dyssimétrie de l'information, les externalités (Pigou), les institutions, la monnaie, les anticipations, les transactions, le capital humain, l'évolution, l'immatériel. Ce qu'il faut, c'est ne pas céder à un simplisme totalisant et confondre les différents marchés : instantané, à court, moyen ou long terme (Debreu). L'économie est bien une totalité, reliée au moins par la finance, mais qui n'est pas homogène, encadrée par de nombreuses rigidités sociales, c'est plutôt une ensemble de totalités relativement autonomes et plus ou moins ouvertes sur la globalisation financière où la circulation se totalise comme abstraction réelle.
On peut se moquer du marxiste qui tente de définir la valeur-travail d'une oeuvre d'art ou d'un produit culturel. Cependant le néoclassicisme appliqué au marché du travail est tout simplement abject (Pas de pitié pour les gueux). La valeur subjective a l'immense avantage d'être toujours juste, pur fait, alors que la vérité de la valeur est sa fluctuation mais surtout son inégalité, son injustice dénoncée dans la plus-value, la déconnexion du salaire (temps de travail) et du produit (du travail). Les fluctuations "irrationnelles" des valeurs ne signifient pas que la valeur n'est pas globalement produite par le travail mais on ne peut pas l'objectiver dans chaque produit comme un or immuable. Les contraintes de reproduction sont toujours déterminantes à long terme (les forces productives et les rapports de production, la logique du profit), cela n'empêche pas, dans le court terme, euphories, paniques et modes d'occuper notre quotidien, vacillement autour d'un équilibre introuvable.
Il y a bien un devenir symbolique du capital, une sublimation de la production vers l'immatériel, l'automation, l'expertise, les capacités humaines, la confiance, l'image, la communication, comme la valeur passe de la terre à l'or puis à l'écriture enfin au crédit, de plus en plus réduite au pur rapport social (réseaux, cartes). L'économie néoclassique, au-delà de ses enjeux politiques, témoigne ainsi de ce glissement historique, de la dématérialisation de la valeur mais aussi de la saturation des marchés dans la phase dépressive des cycles économiques et surtout de l'expérience dramatique des crises périodiques de destruction des valeurs où les valeurs "objectives" ne valaient plus rien.
Marginalisme, hédonisme et productivisme
Ce qui est intéressant dans l'émergence du marginalisme,
c'est le moment historique, période de dépression, mais surtout
le changement "d'Esprit du Capitalisme", le néoclassicisme exprimant
l'idéologie productiviste qui succède à l'Ethique
protestante de l'accumulation primitive. On observe ainsi un retournement
d'une limitation des besoins favorisant l'épargne à un désir
illimité ne pouvant trouver satisfaction. Le "Maximum hédonistique"
de Pareto en témoigne, calcul des jouissances qui est toute une
économie du désir (foi, confiance, anticipation, crédit,
spéculation). Le réalisme du calcul va jusqu'au cynisme le
plus sordide car ce n'est plus la raison ou la morale qui décident,
ni même l'objet qui compte mais l'intérêt subjectif
ou l'argent gagné. Le calcul exige pourtant l'unité commune,
l'équivalent général de l'or, de l'utile ou du "temps
de travail" qui n'ont par définition aucune satisfaction étant
purement quantitatifs. Il y a donc une véritable contradiction au
coeur de cette théorie. La plus grande valeur est à l'objet
manquant (castration), puisque ce qui fait la valeur, c'est le désir.
On le constate chez Gide où la valorisation de la consommation ne
peut éviter d'être valorisation du manque lui-même,
du désir plutôt que l'objet interchangeable. Il faut éviter
une satisfaction suffisante. Du désir il n'y en a jamais assez,
c'est l'accumulation sans fin.
Ce n'est plus l'Éthique protestante de la négation du plaisir et de la limitation des besoins mais bien la multiplication des jouissances du Libertin qui justifie le productivisme capitaliste. André Gorz insiste sur ce moment pré-salarial où les travailleurs s'arrêtaient dès qu'ils avaient gagnés assez. Weber montre qu'une politique de bas salaires visait explicitement à les rendre indigents (dans le besoin, en demande) pour les obliger à travailler toute la journée. Avec le nouvel esprit du début du siècle on quitte déjà cette logique pour un productivisme qui prépare la logique de la société de consommation (fordisme) qui allait suivre. C'est déjà ce qu'on peut appeler une esthétisation de l'économie et des marchandises, une autoréférence (désir de désir, chercher le bonheur), valorisant les apparences appétissantes plutôt que la consistance de la satisfaction. Ce n'est pas encore le développement humain, mais il n'est déjà plus question de la paupérisation du prolétariat.
Paradoxalement le marginalisme de Walras postule cette satisfaction, sans laquelle sa théorie n'a plus de sens, alors même qu'il prend la Bourse pour modèle et que le désir d'argent n'a pas de fin car il est désir de désir, pure capacité de désirer, désir différé. La soif d'argent n'est pas aussi facilement étanchée qu'un simple verre d'eau qui suffit à nous désaltérer. Le marginalisme et le concept de rareté sont le produit d'un marché saturé et d'un contexte dépressionnaire obligeant à un "calcul" de la satisfaction individuelle. Cet hédonisme utilitariste est une valorisation de la consommation et du désir (privation, incitation, publicité), de la nouveauté d'une mode d'avant-garde. La contradictoire injonction au bonheur qui ne saurait trouver aucune suffisance oscille entre excitation maniaque et dépression vide. Le surmoi qui ordonne la jouissance est d'abord réflexif, c'est une esthétisation, une valorisation de soi mais on sait qu'on ne peut y satisfaire, l'exigence du surmoi se renforçant à mesure qu'on y répond. La recherche du bonheur comme désir de désir ou volonté de puissance trouve son équivalent universel dans le désir d'argent, désir qui ne saurait trouver de limite. Il faut mesurer toute la distance qui sépare ce libertinage effréné avec le désir pour Descartes ou Spinoza.
On peut sans doute identifier le capitalisme avec le protestantisme et la question du sujet depuis la Renaissance marchande. A partir du capitalisme boursier on quitte bien cette rigueur de l'accumulation primitive pour une morale du placement, du risque, de la dépense, de l'excès, de l'insatisfaction perpétuelle qui n'a fait que prendre de l'ampleur. Ce n'est pas un hasard si Freud entre en scène à ce moment "d'inversion de toutes les valeurs", d'insuffisance de la demande et d'injonction à la jouissance, de sortie enfin de la civilisation paysanne et patriarcale pour une économie boursière à la réalité de plus en plus immatérielle et incertaine, ce qui veut dire aussi de moins en moins rationnelle et de plus en plus subjective, un peu folle enfin, à mesure qu'elle devient société de consommation insatiable.
Marginalisme, Bourse, Marché de l'Art
Le marginalisme postule une satisfaction décroissante alors
même qu'il prend pour modèle le "marché pur et parfait"
dont le modèle est une Bourse qui ne connaît aucune satiété,
aucune limite que ses propres paniques. Quant le marché de l'Art
est convoqué comme validation de "l'utilité décroissante",
c'est à se tordre car le collectionneur enrichit sans fin sa collection.
Seule la vente aux enchères ou la criée aux poissons répondent
à ce mécanisme d'ajustement des prix sur la demande. En fait,
on a d'un côté le devenir immatériel de la production
qui généralise la valeur subjective du marché de l'art
avec la publicité, en y ajoutant un coût marginal de reproduction
quasi nul (il n'y a que des frais fixes). De l'autre on a une spéculation
boursière psychologisant une valeur autoréférentielle
qui dépend plus des représentations, de la confiance des
investisseurs, que de faits objectifs. Il y a donc déconnexion complète
entre travail et valeur, la valeur devenant instantanée, occasion
voire combine, même si globalement et à long terme la valeur
ne peut s'écarter trop de son coût de reproduction.
La Bourse est le rite de totalisation des valeurs, elle fait office de vérité en dernier recours, de tribunal suprême, sans jamais prétendre à une vérité stable (La disparition du rite avec la généralisation de la Bourse en ligne ne sera pas sans effets sur sa légitimité). La Bourse étant autoréférentielle puisque la valeur des titres dépend de l'opinion des actionnaires, c'est une subjectivation, une psychologisation de la valeur plutôt qu'une valeur juste. C'est même sur la variabilité, le différentiel de valeur, son injustice que joue la Bourse qui dépend des mouvements d'opinion donc de l'information et du journalisme. La Valeur immatérielle se réduit à son écriture, abstraction, éloignement de son objet qui l'identifie de plus en plus au social et à ses humeurs.
Il suffit de citer les qualificatifs psychologisants de la Bourse pour réfuter tout équilibre général : Engouement, dépression, morosité, frisson, euphorie, optimisme, frénésie, marasme, peur, panique, fièvre, pari, jeu, chance, nervosité, confiance, inquiétude. On doit au moins reconnaître avec Schumpeter son caractère cyclique et le rôle de l'innovation. La domination du Capital financier et de la logique financière du risque favorise l'innovation donc les modes et les avant-gardes (start-up), renforçant l'incertitude de la valeur comme de nos retraites.
Il y a pourtant confusion avons nous vu entre le risque
financier (incertitude de l'avenir) et le risque commercial (incertitude
de la valeur), le risque et l'innovation qui ne sont pas de même
nature. D'ailleurs ce qu'on appelle innovation est plutôt mobilité,
adaptation à une nouvelle technologie qui se généralise,
comportant peu de risques. L'idéologie abjecte des patrons voudrait
méler à cette confusion le risque technique (incertitude
du savoir), social ou écologique. Il y aurait ceux qui aiment le
risque (ceux qui ont assez d'argent pour diviser le risque et s'en prémunir)
et ceux qui ne l'aiment pas car ils le subissent (précarité).
En l'absence d'équivalent objectif, seul compte le rite, les normes (Boltanski). L'objet s'efface devant les relations sociales. La valeur s'humanise (de la Terre au travail puis au crédit, ou de la possession à la disponibilité puis aux capacités effectives, de l'échange au don et à la reconnaissance). On passe ainsi de l'anonyme égalité de l'or à la signature personnalisée puis au crédit et à la "carte de crédit" qui règle nos dettes à notre place et représente notre appartenance à un réseau, sujet social présentifié par sa carte et instituant une véritable valeur instantanée (pas seulement à court ou moyen terme, pouvant donc soudain prendre des valeurs exentriques). De la matérialité à l'écriture puis à l'information, de l'objectivisme au rapport social (confiance, reproduction, statut), affirmant l'unité du sujet et de l'objet. La non convertibilité impliquée par l'absence d'équivalent général (or, Père, phallus) rend impossible toute justice et s'affirme plutôt rapport social, réseau.
Pour Freud l'équivalent général c'est la Mère comme interdite, le Phallus qui s'y substitue, métaphore de sa jouissance. Il représente la signification elle-même et le Père représente la garantie du sens, de sa valeur, Or qui ne trompe pas. On doit comprendre d'ailleurs l'ORgone de Reich comme une tentative de donner corps à cette équivalence. Pour Lacan, il n'y a pas de rapport sexuel, autant dire pas d'échange, il n'y a que la sublimation, le fantasme et le phallus est un signifiant qui n'a aucun signifié. Bien que Freud penchait de ce côté de plus en plus, son côté scientiste gardait la nostalgie d'un équivalent solide : instinct sexuel ou traumatisme infantile. On retrouve le glissement de Platon à Aristote, le Bien suprème d'un côté qui mesure toutes choses et la réalisation d'une valeur, d'une finalité particulière de l'autre. Les finalités sont incommensurables car toute mesure est par rapport à une fin. La crise de la mesure est originelle, la valeur n'étant pas la même pour celui qui donne et celui qui reçoit.
La crise des valeurs
La crise de la valeur est donc originelle car il y a une face subjective
de la valeur, relative aux finalités et une face objective qui dépend
du consensus, de l'ordre établi, de la police. Le fait qu'il y ait
risque (confiance) implique l'indécidable de la valeur, de même
que le langage est inséparable de sa capacité de tromper.
Il y a une non convertibilité originaire, toute conversion laisse
un reste. La valeur-travail est un mythe fondateur pour l'individualisme
(Dumont) mais il est impossible d'individualiser la part de chacun. Ce
qui devrait étonner c'est plutôt la généralisation
de l'échange grâce à l'or et au machinisme, moment
transitoire de l'objectivisme rationaliste (Weber) de la valeur-travail
normalisée à la spéculation boursière. On ne
compte plus les tentatives néo-libérales aussi bien que socialistes
de trouver "le juste prix" alors que cela n'a plus guère de sens
dès lors qu'il n'y a plus d'instrument de mesure. L'économie
du savoir (expert, virtuoses) ne se mesure plus en temps, ni en peines.
Toutes les valeurs s'effondrent à la Bourse, pas seulement les
valeurs financières.
La dissolution des valeurs est dissolution du capital. L'incertitude
des valeurs représente le risque d'une non reproduction, une destruction
de la valeur qui serait une incapacité à s'adapter à
l'imprévu. Nous n'avons pourtant aucun intérêt à
vouloir revenir en arrière à une objectivité de la
valeur car cette subversion des valeurs communes, de leur objectivation,
produit certes d'abord subjectivisme, relativisme, individualisme qui s'étend
au salariat, mais s'affirme enfin valorisation du sujet et développement
humain. La valeur n'est plus qu'une convention sociale, un accord temporel,
une relation humaine (comme dans les SEL). L'équivalence, la justesse
impossible, doit faire place à la générosité,
au partage et à la reconnaissance.
Ce qui fait crise, en effet, c'est plutôt la généralisation de la logique de l'Equivalence, de la substitution ne laissant aucun reste social à l'échange instantané et anonyme. Ce qui pose problème, c'est l'autonomisation de la production marchande, Spectacle subi, échange sans sujet, domination des médias. Mais là où la monnaie, le Père, le langage se posaient en tiers, on pouvait espérer rejoindre plus directement un réel voilé par sa médiation. Lorsqu'il n'y a plus aucun référent, c'est le sujet qui disparaît dans les jeux de langage d'une machinerie sociale avec laquelle on ne peut qu'agir en artistes, intervenir dans la représentation, la mise en scène du spectacle du lien social.
Les résonances du langage
Les péripéties de la valeur atteignent nos représentations
trouvant leur répondant avec le tournant linguistique De Saussure
jusqu'au post-modernisme et la déconstruction de Derrida. Il peut
y avoir inflation aussi des discours. Le langage peut être vu du
point de vue de la production, du locuteur et du signifiant matériel,
de l'objectivité des mots existant en soi (onto-théologie)
comme étymologie, ce qui était la règle depuis Platon.
Sur le versant du lecteur et du sens, il n'y a plus aucune objectivité
qui ne puisse être déconstruite, production d'un contexte,
des valeurs concurrentes, d'une structure, d'une totalité. On entre
avec Saussure dans un autre monde, celui de la convention et de la division
du sens plutôt que sa construction élémentaire, d'une
valeur relative des mots. On aboutit avec Derrida non seulement à
la déconstruction des valeurs mais aussi des oppositions binaires
(jeu/travail). En tout cas la répartition des richesses n'a plus
rien d'objectif, renvoyée à son arbitraire.
Un destin commun
Quelle orientation pouvons-nous tirer de ces aventures de l'idéologie
? C'est ici que Jean-Joseph Goux révèle sa veulerie, son
rôle de de clerc appointé en interprétant la théorie
lacannienne, contre Lacan lui-même, comme une condamnation à
l'aliénation, à l'hétéronomie, l'inconscient
étant identifié à l'ordre symbolique mais surtout
financier auquel il faudrait se soumettre. On a droit au couplet ennuyé
sur une révolte désormais sans prise ni lieu, récupérée
d'avance en spectacle héroïque. Il y a bien sûr d'autres
perspectives si on croit aux cycles et aux nouvelles générations.
Ce n'est pas la fin de toute négation, l'étouffement de toute
révolte. Si on ne peut plus attendre la production du lien social
par les travailleurs, les femmes et les artistes, ce n'est pas pour garder
l'entrepreneur innovant comme seule perspective de subjectivation, la start-up
comme avant-garde culturelle !
La critique de l'avant-garde comme idéologie de l'innovation et la contradiction d'un marché de l'Art au temps de l'esthétisation de la marchandise doivent être pris en compte sérieusement sans réduire pourtant la nouveauté de tout apprentissage à la futilité d'une trouvaille formelle, purement publicitaire. L'Art garde un espace politique, l'expression d'une indignation qui n'est plus souvent que feinte, ornement des palais. On ne manque pas d'artisans mais d'audace. Breton, Isou, Debord auront montré la voie d'un art qui voudrait n'avoir plus d'autre oeuvre que l'artiste lui-même comme imprécateur et dévoilement du réel contre l'idéologie dominante, sa mise en scène.
Le message c'est le médium. Partout de la communication mais plus rien à communiquer. Voilà l'esthétisation. Il ne reste que le lien. La dimension métaphysique de la valeur devenue manifeste. Sa vérité est rapport social, non pas représentation objective, de l'ordre du sacré et du don. Il s'agit de maintenir l'échange, assurer la circulation, une confiance suffisante dans les valeurs communes et la garantie du gouvernement. Ce n'est pas être condamné à l'inauthenticité, à l'esthétisation du réel dans le Spectacle marchand ainsi qu'à la soumission aux injustices. Il y a des retournements dialectiques plutôt qu'une décadence continue. De même que le doute méthodique produit la certitude absolue du je qui doute, de même l'épuisement de la communication se retourne en valorisation de la personne comme lien social, de même la séparation de l'économie devenue autonome rencontre la limite planétaire de ses conditions de reproduction.
L'Ecologie est la négation de cette séparation, retour du réel, de la causalité matérielle, des contraintes de reproduction. C'est la fin du règne de l'équivalence abstraite, de la substitution aveugle, du Père inflexible, de la raison instrumentale. Ce qui reste, ce ne sont pas les marchandises, mais des membres d'un réseau. Ce qui reste c'est la force productive de la liberté et du savoir dans une économie de l'information qui abolit toute séparation. Ce qui reste, c'est la force productive de la gratuité plus encore que du don dans la coopération en réseaux (logiciels libres). Il faut encore que ce déclin du patriarcat et de sa logique patrimoniale se traduise dans les institutions, dans un renouveau de l'Etat-providence et d'un véritable droit à l'existence, à l'indépendance financière. L'économie du savoir est une économie de la coopération et de la gratuité, d'un développement humain comme développement des capacités effectives, développement local et personnel. Ce n'est pas une simple esthétisation du risque ou un effet médiatique mais bien une valorisation du sujet, reconnaissance sociale effective. Ce qui ne veut pas dire que tout cela se fera tout seul, ni que cela ne prendra pas du temps, c'est ce qui dépend de nous.
Charles Gide Coopératives de consommateurs, solidarisme
abolition du profit et du salariat. "La dématérialisation
de l'économie", 1912.
André Gide Les nouvelles nourritures terrestres,
1935 : festin où tous seront conviés, la destination de la
richesse est le don, le sacrifice (bouc émissaire, né à
la communauté, sacrifice de soi).
Buridan, Locke, Pascal, Helvétius, Kant, Condillac,
Bastiat, Tarde
Bourse, impressionnisme, intentionalité
1830 Papa Gobseck, Balzac (Dieu, Père), or équivalent
général de toutes les valeurs, totalisation de l'économie-monde,
du monde comme économie (Marx).
1856 Proudhon La Bourse
Zola L'argent 1890
Gide Les nourritures terrestres 1897
Péguy juste prix, juste salaire
Jules Romain, c'est la vitesse qui compte, la disponibilité
(léger, risque) 113
Tarde L'idée du juste prix
Saussure, Cubisme
1920 fin étalon or