La débandade de l’avant-garde

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Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée. (Une saison en enfer)

Il arrive qu'on se réveille de notre sommeil dogmatique, contemplant avec étonnement nos anciennes croyances. Il parait soudain inimaginable qu'on ait pu donner foi avec tant d'arrogance à pareilles fadaises. Bien sûr, c'était chaque fois pour la bonne cause, et nos trop bonnes intentions qui nous trompaient. Mieux vaut croire à l'impossible que renoncer ! Du coup, ceux qui retrouvent un minimum de lucidité s'imaginent en général qu'il n'y a pas d'autre choix que de passer à l'ennemi, toute honte bue. On en fait même souvent une simple question d'âge !

Cela pose surtout la question de savoir s'il faut obligatoirement être un crétin ou un allumé pour être un activiste, avant-garde qui reste engluée dans la religiosité, mais il faut bien avouer que le mauvais exemple vient de haut, les plus grands esprits ayant pu s'y laisser prendre à se croire effectivement l'avant-garde de l'humanité et la conscience du monde!

Le révolutionnaire, l'artiste, le saint

C'est aux meilleures sources qu'on peut faire remonter ce romantisme révolutionnaire qui mélange l'art, la philosophie et la politique dans une grandiose apothéose, met en cause les savoirs et prétend à une mystique de l'unité, une réalisation de la morale, un accomplissement métaphysique. On le retrouve en effet du jeune Hegel au jeune Marx, et revendiqué par Guy Debord encore avec son exigence d'authenticité faisant preuve curieusement sur ce point d'un manque complet de dialectique. Le filon en semble bien épuisé par la répétition. De quoi justifier de remonter aux origines car ce sont les chimères de toutes les avant-gardes dont il faudrait se délester si l'on veut sortir du spectacle de l'impuissance et prendre les problèmes à leur racine sociale et matérielle plutôt qu'au nom d'une critique artiste ou d'une quelconque spiritualité.

On reproche ordinairement aux avant-gardes leur élitisme mais c'est bien plus grave car le défaut qui les mène irrémédiablement à l'échec et la débandade au premier choc, c'est de se donner en modèle à croire détenir une vérité qu'il suffirait d'appliquer. Ces idéologies post-révolutionnaires se voulant plus audacieuses les unes que les autres ont des tendances totalitaires indubitables, ne tolérant guère la diversité, bien que, paradoxalement, ce soit toujours au nom de la liberté même ! N'ayant aucune prise sur la réalité, l'idée révolutionnaire veut se réaliser dans l'oeuvre d'art, ou plutôt dans l'Artiste, par la déconstruction des règles de l'Art d'une part et la dénonciation de l'ordre établi d'autre part mais dans un acte prophétique purement individuel bien qu'à prétention collective (ou plutôt universelle).

On retrouve ce fil, qui a fait son temps, dans presque toutes les avant-gardes dont on ne peut nier l'intérêt, jouant le rôle d'éveilleurs au moins. On a toujours besoin d'avant-gardes explorant les nouvelles potentialités du temps mais on a besoin de sortir de leur "terrorisme intellectuel" (de la domination des idées) aussi bien que des fantasmagories purement imaginaires. Rien de pire que la comédie de l'intériorité et l'hypocrisie de l'authenticité avec sa cohorte de suiveurs, les mauvais côtés des religions comme du moralisme étant toujours les mêmes malgré leurs prétentions libératrices. Si l'on doit admettre qu'avec les excès des avant-gardes le vrai devient un moment du faux, c'est aussi une façon de reconnaître leur rôle historique à nous permettre d'en tirer les leçons et faire ainsi du faux un moment du vrai !

Les avant-gardes nous ont fait indéniablement progresser en nous encourageant à briser les anciens carcans. Elles nous ont engagés dans la vie, nous qui sortions à peine de la religion, mais au prix de la confusion qu'il faut dénoncer entre le Beau, le Vrai et le Bien. C'est le sujet examiné ici, à partir de l'écart entre un texte de jeunesse, modèle des programmes d'avant-gardes post-révolutionnaires, et des citations plus tardives de Hegel qui sont mises en annexe et dont on suggère une lecture qu'on trouve instructive pour les débats actuels et pour mesurer l'importance de la part de fiction et de religiosité dans la politique comme dans la philosophie.

La Révolution inachevée (contexte)

La Révolution française a beaucoup marqué les Allemands et nourri leurs réflexions philosophiques. D'abord le vieux Kant qui rédigeait sa troisième critique, la "Critique de la faculté de juger", la moins citée mais peut-être la plus intéressante, consacrée à l'universalité subjective des jugements esthétiques et téléologiques qui n'ont pas l'objectivité de la science ou de la loi morale dès lors qu'ils font intervenir les sentiments de plaisir et de peine. C'est vraiment le domaine de la philosophie pratique et de la liberté concrète mais aussi de l'unité immédiate de la communication artistique et qui aboutit à une sorte de confusion entre l'éthique et l'esthétique au §59, intitulé "De la beauté comme symbole de la moralité" (cf note). Si Kant a bien établi qu'il n'y a de philosophie que de la liberté, il faut bien dire que la conception qu'il en a est très éloignée de celle d'un caprice arbitraire alors qu'il l'identifie à la loi morale, une contrainte d'universalité peut-on dire. On n'est libre que si on agit par raison et non par impulsion irréfléchie ni intérêt immédiat.

En ce temps-là, Fichte doit sa notoriété soudaine au fait qu'on ait pris son ouvrage de 1792, "Essai d'une critique de toute révélation" paru sans mention de l'auteur, pour un écrit de Kant ! Jusque là, il était considéré comme un philosophe pour sans-culottes, ayant participé activement à la Révolution après 1789, à Paris même. Il développera ensuite à partir de 1793 une philosophie du moi (qui se pose en s'opposant), de l'action et de l'intersubjectivité (du droit), d'un devoir-être supérieur à l'être, devenant le maître à penser de la jeunesse étudiante ("le Robespierre allemand") et le premier avant-gardiste que l'abstraction de sa pensée, son hermétisme, auréolait de fascination et de mystère, avec déjà l'idée de mission historique. Ce précurseur du socialisme finira cependant par se faire le chantre du pangermanisme avec ses funestes "Discours à la nation allemande" (1807), opposant la particularité allemande et son histoire à l'universalisme latin en réaction à l'invasion napoléonienne usurpant l'héritage révolutionnaire, la destination de l'homme devenant la mission du peuple allemand.

Depuis 1794 et la publication des "Principes de la Doctrine de la science" de Fichte, c'est dans cette atmosphère que baignait le trio d'anciens étudiants Hegel, Hölderlin, Schelling qui s'étaient enthousiasmés pour la Révolution. Aux alentours de 1797, dans une période plus dépressive, celle du Directoire et du retour à l'ordre, Hegel aurait rédigé ce qu'on appelle "Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand" retrouvé dans ses papiers, et qui est bien écrit de sa main, mais qui porte la marque de l'influence de ses condisciples, au point qu'on l'attribue en général à Schelling, quand ce n'est pas à Hölderlin... On pourrait dire que c'est un manifeste collectif s'il n'utilisait la première personne. Ce n'est effectivement pas encore le véritable Hegel qui ne restera pas sur ces positions mais ne se détachera de Schelling qu'après 1803 (parlant pour sa philosophie d'une "nuit où toutes les vaches sont noires"!). Ce qui est intéressant, cependant, c'est de retrouver dans ce fragment à peu près tous les poncifs des avant-gardes et du romantisme révolutionnaire, notamment la confusion entre l'art, la morale et la politique, ce qui justifie de s'y pencher d'un peu plus près.

Pour les Allemands, réduits à la position de spectateurs qui renforçait leur idéalisme, la Révolution française semblait réaliser la raison et la liberté dans l'histoire comme si la Révolution avait été un projet préconçu (notamment par Rousseau), ce que s'imagineront tous les futurs révolutionnaires. La minimisation des réels enjeux sociaux inversait, en effet, l'ordre des causes qui n'étaient pas matérielles et contradictoires, forgées par des suites d'événements plus ou moins surdéterminés, ainsi que nous l'enseigne l'histoire. La cause de la révolution devenait la réalisation de la philosophie elle-même comme d'idées préalables, d'une raison établie. De quoi inciter les idéologies post-révolutionnaires à surévaluer le rôle des idées et vouloir continuer le travail inachevé, répéter le renversement révolutionnaire, prendre de nouvelles Bastilles. Au lieu de s'attacher aux raisons de l'inachèvement des idéaux révolutionnaires et descendre dans le concret, l'idéalisme voudra compenser l'échec de la révolution par un surplus d'audace et de volontarisme dans l'utopie, comme si rien ne limitait l'artificialisation de la société (la loi du coeur), que ce n'était qu'une question de valeurs, de moralité, de courage (Français, encore un effort pour être républicains!).

Le premier programme de l'idéalisme (critique)

C'est là que va se constituer l'alliance de l'artiste, du philosophe et du révolutionnaire mais avec un côté religieux, mythique, mystique, millénariste. Il est amusant de voir qu'Hegel lui-même donnait foi à cette idéologie de la liberté résolument anarchiste (protestante) qu'on retrouve jusqu'à nos jours, opposition farouche à l'Etat qui suppose une sorte de communion mystique dans une morale partagée où le beau s'unit au vrai et au bien, où l'art est devenu expression de la vérité commune et symbole de la moralité. C'est donc bien la dimension religieuse et sa nostalgie de l'unité qui fournit l'arrière-fond de cet anarcho-communisme toujours vivace. Dans ce programme, la continuation de la religion, sa réalisation comme "religion sensible" est ouvertement revendiquée, même si sa sécularisation est aussi une critique de la religion en tant que séparée. Le révolutionnaire prend la suite de la prêtrise explicitement dans ce qui se trouvera être effectivement une nouvelle guerre des religions (entre communisme et fascisme notamment) pour unifier le peuple rassemblé dans l'ecclésia et l'idéologie officielle. Dans cette perspective eschatologique, l'artiste devient l'éducateur des foules, témoin et martyr. On est très étonné de retrouver, déjà là, notre si moderne contestation des savoirs au nom de l'égalité démocratique, mais ici pour des raisons qui sont plus religieuses où, comme pour Irénée, la foi doit compter plus que la gnose. L'union du savant et de l'ignorant devrait s'opérer par le mythe "rationnel", la mise en récit, le storytelling.

Si tout cela était absolument faux, de l'ordre de la pure bêtise, cela n'aurait pas tellement d'importance sinon de manifester la permanence de la religion chez ceux qui s'en croient les plus farouches opposants alors qu'ils en reprennent les illusions, prennent au mot ses promesses les plus mensongères. Le fait que ce soient les meilleurs qui aient pu succomber à ces illusions qui nous font encore vivre doit attirer notre attention sur ce qui fait leur force de séduction et qui vient de leur part de vérité, mais aussi de leur trop grande logique, raison de la folie, d'un manque de dialectique ou plutôt d'une dialectique qui s'arrête sur un résultat momentané. Il est frappant de constater l'absence de négativité sur l'essentiel chez ceux qui sont pourtant les chantres du négatif. Ainsi, les conceptions naïves de la "démocratie des conseils" ou de la libération sexuelle. On n'est jamais sauvé car plus on s'approche du coeur de la vérité et plus une infime déviation, un rien d'enthousiasme déplacé peut conduire à des conséquences incommensurables, une vérité un peu trop assurée peut conduire à un aveuglement plus complet encore...

L'idéalisme qui imprégnera le communisme tout aussi bien, malgré son matérialisme affiché, tient à une fausse conception de la "réalisation" en politique, identifiée à la réalisation artistique, quand ce n'est pas au projet industriel, où l'idée s'incarne dans la matière (parfois dans l'après-coup). C'est la voie suivie par toutes les idéologies, communiste, fasciste, néolibérale. Dernièrement, c'est la réalisation des droits de l'homme comme politique qui a montré de nouveau les limites du volontarisme au prix de millions de morts... Derrière ces prétentions moralisantes, c'est l'idée de la table rase qu'il faut dénoncer, son nihilisme qui prétend construire à partir du néant en partant des principes, ce qui ne peut que mener à l'anéantissement au nom des principes. Il faut certes partir du non-sens, ce qui est tout autre chose, pour donner sens à l'existant mais à partir de sa matérialité et de son histoire, à partir de notre situation, du processus lui-même auquel nous participons. C'est ce qu'on peut appeler l'écologie-politique qui part du réel, du local, de la vie concrète, de la transcendance du monde et des équilibres à préserver, non de grandes idées ou de leçons de morale. L'attention à la diversité, aux différences, aux relations, aux limites, aux injustices, aux vrais problèmes enfin, se trouve à l'opposé de la volonté confusionnelle qui anime cette révolte métaphysique, "la quête d'une unité qui dépasse les dichotomies chaque fois constatées : l'écart entre la théorie et la pratique, entre les philosophes et l'esprit commun, la logique et l'imagination, les gens instruits et les rustres" (Panagiotis Thanassas).

Significativement, le titre du programme, c'est "une éthique", ce qui renvoie à Spinoza au-delà de Kant. Le tournant éthique n'a donc rien de nouveau, c'est ce que devient le révolutionnaire sans révolution au même titre que le religieux doit compenser l'absence de son dieu. Partir de la libre subjectivité quand on n'a pas de prise sur les événements oblige à valoriser les bonnes intentions affichées et le vécu personnel, notamment pour les artistes, dans une logique de salut individuel. Une conception plus effective et collective de la liberté, qu'on peut dire stratégique, oblige au contraire à partir des contraintes matérielles et vitales pour corriger des injustices et conquérir de nouveaux droits en fonction de l'analyse des rapports de force et des opportunités de la période historique. Dans ce cadre, on n'attend pas de l'artiste le couronnement du politique ni sa mise en spectacle mais plutôt son indignation, l'expression du négatif et du non-dit, d'une vérité révolutionnaire en tant qu'elle conteste le récit officiel et manifeste la résistance du sujet, son inadéquation à l'universel. Ce n'est plus la voix du peuple ni d'un pouvoir fut-il révolutionnaire, mais de la marginalité, de l'exception qui ne se prend pas pour la règle, d'une liberté qui n'est pas raisonnable sans être irresponsable, ce qu'on pourrait rapprocher d'une attitude rock transgressive à l'opposé du romantisme moralisateur des hippies par exemple. Il vaut, en tout cas, de lire à cet éclairage ce qui se donnait dès l'origine comme une éthique pour l'avenir et dont je n'ai fait que la présentation mais que je cite dans sa presque intégralité en annexe.

La réalisation de la philosophie

Le Hegel de la maturité (Esthétique, Le Beau) sera un peu moins grandiloquent et surtout bien plus attentif aux médiations, sa dialectique étant une critique de ses positions initiales trop proches de celles de Schelling. Il en reprend largement l'esprit malgré tout (ce n'est pas pour rien qu'il a gardé ce vieux papier). Les différences sont significatives, en premier lieu sur l'Etat, bien sûr, comme liberté objective, incarnation de la raison dans le droit et non plus dans la représentation. La liberté reste le fondement de la raison mais tout-à-fait comme chez Kant où c'est un devoir-être contre-nature qui soumet notre corps animal à la loi universelle, on n'est libre que de soi-même (maîtrise, auto-nomos), condition de la réflexion, mais l'homme déchiré ne trouve de satisfaction que dans l'Etat rationnel comme réalisation de la justice universelle et de la raison dans l'histoire (voir les citations en annexe, à la suite du premier programme).

La liberté signifie la disparition de toute misère et de tout malheur, la conciliation du sujet avec le monde, devenu une source de satisfactions, et la disparition de toute opposition ou contradiction.

Il est significatif qu'il reprenne la visée d'une dissolution des oppositions mais comme moment ou tendance, cette fois, et non plus comme achèvement final qu'on retrouvera chez Marx avec la prétendue société sans classes absente des "Principes de la philosophie du droit" de Hegel. Il y aurait donc une régression des "jeunes hégéliens" aux positions de la jeunesse révolutionnaire de Hegel, ce qui se paye d'une incompréhension de la dialectique elle-même (forgée notamment pour rendre compte de la Terreur) rabaissée à une lutte des classes répétitive qui échouerait par manque d'élan révolutionnaire ! Ce n'est pas le matérialisme de Marx (auquel il faudrait revenir) qui est en cause mais l'idéalisme de sa cause. Il est très significatif que dès avant Marx, le pas sera fait par August von Cieszkowski, puis par les autres "jeunes hégéliens" de gauche de vouloir réaliser cette philosophie de l'Esprit, d'achever le système par sa réalisation matérielle. Ce qui est un pas logique nécessaire, sans aucun doute, mais qui ne prétend plus chez le vieux Hegel à une réalisation immédiate seulement à sa réalisation progressive, historique, avec ses renversements dialectiques, dans la constitution laborieuse d'un Etat de droit.

«Réaliser les idées (…) dans la vie pratique (…) telle doit être la grande tâche de l'histoire.»

«L'être et la pensée doivent donc disparaître dans l'action, l'art et la philosophie dans la vie sociale.» «De même que la poésie de l'art est passée dans la prose de la pensée, la philosophie doit descendre des hauteurs de la théorie dans le champ de la praxis. Être la philosophie pratique ou, plus exactement, la philosophie de la praxis.» (August von Cieszkowski, Prolégomènes à l'historiosophie, 1838)

Ces citations sont données par Guy Debord qui les revendique donc. On en voit la proximité avec le marxisme mais en même temps la tromperie d'une praxis qui n'est prête qu'à remettre en cause la pratique et non pas les idées qui veulent s'y incarner, accusant vainement un réel qui résiste à nos trop bonnes intentions alors que la pratique ne devrait pas rester sans rétroaction sur l'idée qui doit faire autant l'objet de la critique que les difficultés pratiques qu'elle rencontre et ne peut rester intouchée comme les prétendus "invariants du communisme" qui sont ceux de l'église. L'analyse du devenir spectacle du monde de la marchandise reste ancrée dans le réel mais, la critique de la séparation a beau toucher juste, elle nourrit le mythe de possibles retrouvailles qui vont bien au-delà d'objectifs concrets comme la conquête de nouveaux droits jugés trop insignifiants. C'est la totalité qui est visée comme telle et ne peut être que ratée. En fait, ce qui se voulait une exigence de cohérence dans la vie quotidienne devient un repli sur soi, dans sa vie privée, et une véritable dictature de l'apparence, un redoublement de l'aliénation, de même que ce qui se voulait une critique radicale, remettant en cause la société et l'économie comme un tout, se dégrade en "critique artiste" déconnectée des enjeux réels et de toute effectivité.

La réification et l'idéologie de l'aliénation

Il faut souligner une inflexion, après Hegel, avec la réaction existentialiste face à la rationalité du système, reposant la question de l'expérience subjective dans sa singularité et son authenticité ou son intensité, pas seulement dans son universalité. La transgression va prendre alors le pas sur la beauté mais restera formelle. Ce qui, sur le versant positif, valorisera le poète plus que sa poésie (vivre en poète, en révolutionnaire, en écologiste aujourd'hui), et sur le versant négatif valorisera le thème de la réification et de l'aliénation qui prennent beaucoup plus d'importance que pour Hegel (ou Marx) dont ils viennent pourtant. Il y a toutes sortes de réponses régressives, du retour à la terre, aux traditions, à la pureté de la race. La réponse progressiste, celle de Lukàcs qui la prend chez Marx mais lui donne une toute autre portée, c'est de passer de la position passive du spectateur à celui d'acteur d'un processus auquel on participe. La réification politique ne serait vraiment dépassée qu'au moment de l'action commune, seulement quand on fait l'histoire ! De même la réification de soi ne serait dépassée que lorsqu'on est acteur de notre propre histoire. Une autre sorte de réification, celle de l'autre, résulterait du fétichisme qui transforme les rapports humains en rapport entre choses (rapports marchands, management). On en sort à chaque fois qu'on a des rapports humains authentiques mais Lukàcs lui-même a critiqué cette interprétation de la réification comme trop réactionnaire escamotant le processus productif. Il préfère insister sur l'intervention active, à l'opposé de la passivité du "modèle du spectateur" (John Dewey) qui fige l'état des choses sans voir le processus en oeuvre et le rôle qu'on y joue, sans voir que ces choses sont des produits. La valorisation de la participation engagée et de l'action commune est cependant problématique, dépourvue de contenu et sombrant dans l'activisme stérile (on n'est pas si loin de l'actualisme de Giovanni Gentile). C'est tout autre chose de reconnaître qu'on est toujours en situation, partie prenante d'un choix déjà fait, de notre intentionalité première et des combats communs. Il y a incontestablement du vrai dans le concept de réification mais il nourrit aussi beaucoup d'illusions sur l'authenticité perdue et la présence au monde, rajoutez là-dessus la libération sexuelle pour ajouter à la confusion... On ne peut s'empêcher de penser, a posteriori, que la focalisation sur ce thème au moment des pires heures de la république de Weimar était tout de même très déplacée, assez ridicule même par rapport aux enjeux de l'époque qu'elle ratait complétement ! On peut même dire que le discours sur la réification participait à la montée de l'obscurantisme qu'il croyait combattre.

Dans le monde germanophone des années vingt et des années trente du siècle dernier, le concept de "réification" est devenu un Leitmotiv de la critique de la société et de la culture. La République de Weimar subissait alors un chômage grandissant et était frappée par des crises économiques. Comme dans un miroir concave, ces expériences historiques semblèrent se refléter dans cette expression "réification"" ou dans des concepts voisins. les rapports sociaux donnaient de plus en plus l'impression d'être soumis à la recherche de finalités terre-à-terre de type calculateur : l'attachement de l'artisan à ses outils et aux produits de son travail se voyait remplacé par une conduite simplement instrumentale, et même les expériences intérieures du sujet semblaient être glacées par le souffle froid de la conduite rationnelle. (La Réification, Axel Honneth, 2005, p13)

Naturellement, il ne s'agit pas de nier la pertinence d'une lutte contre l'aliénation et la nécessité de résister à la barbarie managériale, notamment, mais il s'agit plutôt d'arrêter le délire, de ne pas dépasser les bornes, de trouver un équilibre viable, pas de supprimer toute réification et de se croire obligé d'être ami avec tous ses collègues de travail. On traite inévitablement les gens comme des moyens dans l'action, des anonymes dans les transports. En réalité, l'anonymat des grandes villes a du bon car les relations humaines ne sont pas si idylliques qu'on le prétend et la relation d'objet y a souvent des vertus pacifiantes. De même, la recherche de l'authenticité, c'est ce que nous faisons tous les jours dans notre vie en composant avec nos dépendances et nos identifications pour satisfaire notre narcissisme. L'erreur, c'est de croire pouvoir s'en délivrer une bonne fois pour toute et complétement, comme si on accédait soudain à une autonomie absolue alors que l'autonomie se construit pas à pas et peut se perdre.

Ce qui est douteux, c'est d'en faire un objectif politique en soi qui surdéterminerait tout le reste, ce que promettent de nos jours les "critiques de la valeur" et autres métaphysiciens critiques. Le regard historique permet de mesurer à quel point c'est à côté de la plaque, pur verbiage tout comme les technophobes qui s'attaquent à des moulins à vent imaginaires faute de pouvoir éviter des risques bien réels. Sans aucun doute, on peut dire qu'à l'époque, comme au temps des guerres de religion, l'histoire se jouait bien dans l'esprit, entre idéologies concurrentes, entre hypothèses religieuses dont aucune n'était vraie, comme aujourd'hui entre hypothèses anthropologiques qui sont toutes fausses car trop unilatérales, tout autant que la révolution idéalisée des avant-gardes tentées d'ailleurs plutôt par le catastrophisme apocalyptique désormais (avec quelques raisons, certes) comme son image inversée. Les avant-gardes ne nous font plus rêver, on en a trop vu, la métaphysique se dégonfle avec ses promesses délirantes, foin des guerres de religions alors que l'urgence bien plus terre à terre, c'est celle d'inégalités qui se creusent, de menaces écologiques et d'un nécessaire changement de système de production, vraiment rien à voir avec ces enfantillages !

La part du négatif

Est-ce qu'abandonner le caractère sectaire et religieux des avant-gardes devrait nous inciter à rentrer dans le rang et dans la compétition généralisée au nom d'un réalisme cynique ? Est-ce que ne plus croire au Père-Noël devrait supprimer nos indignations, nos révoltes, notre rage ? Il y a pourtant bien des catastrophes à éviter, des révolutions sociales à refaire, des alternatives à construire, des libertés à conquérir. Il nous faudrait réinventer des avant-gardes exploratrices mais plus modestes, moins élitistes, moins prétentieuses, moins héroïques, l'engagement dans des expériences alternatives honnêtes, ce qui veut dire aussi pas trop ambitieuses matériellement ni humainement. Cependant, délaisser la critique artiste pour la critique sociale ne veut pas dire céder au réformisme et se limiter au quantitatif car s'il faut construire un nouveau système de production, c'est à cause des contraintes écologiques ainsi que pour s'adapter qualitativement aux nouvelles forces productives intellectuelles et relationnelles qui exigent un haut niveau de qualification et d'autonomie individuelle. C'est matériellement qu'il faut donner les moyens de cette autonomie et de l'expérimentation sociale qui ne marchera pas du premier coup. Il faut bien tout changer mais ça ne change pas tout pour autant !

S'il y a réalisation de la philosophie, ce n'est pas dans l'incarnation de l'idée préalable mais dans la productivité de la liberté et dans l'intellectualisation de la production (l'alphabétisation), ce n'est pas dans la table rase mais dans une construction cumulative et une complexification avec le temps, ce n'est pas dans le pouvoir de prétendus sages mais dans la démocratie délibérative. Ce qui distingue la philosophie des "visions du monde" d'idéologies forcément totalitaires, c'est de refuser le dogme auquel elle oppose la discussion rationnelle. La réalisation de la philosophie ce n'est donc pas le royaume de dieu sur la terre, un ordre supposé rationnel donné une fois pour toutes mais son ouverture au dialogue, au débat contradictoire, à la diversité des points de vue et la constitution de contre-pouvoirs. On peut renvoyer sur ce point au chapitre de la Phénoménologie intitulé "La raison examinant les lois" que j'avais rapproché de la désobéissance civique. C'est pourquoi on a besoin aussi de la dimension transgressive des avant-gardes mais sans la frime ni le mépris, au plus près du réel et des techniques pour permettre l'expression du négatif, reconnaître nos échecs, reconnaître nos limites afin de tenter de les dépasser peut-être.

La fin des avant-gardes pourrait être le début de l'innovation sociale avec ses ratés et ses progrès, sûrement pas la fin des illusions. De même que la vérité romanesque, c'est le contraire du mensonge romantique, la véritable voie de la poésie est à l'opposé du sentimentalisme aussi bien que du dandysme à la mode. Plus exigeante, plus douloureuse, plus réelle enfin, c'est plutôt un bateau ivre qui s'enlise dans les sables d'Abyssinie et témoigne de son naufrage comme de ses éblouissements, à vouloir obstinément posséder la vérité dans une âme et dans un corps !

 


Annexe I

Une éthique

Etant donné qu'à l'avenir toute la métaphysique passera dans la morale – ce dont Kant n'a donné qu'un exemple avec ses deux postulats pratiques, sans rien épuiser, cette éthique ne sera rien d'autre qu'un système complet de toutes les Idées ou bien, ce qui revient au même, de tous les postulats pratiques. La première idée est naturellement la représentation de moi-même comme d'un être absolument libre. Avec l'être libre, conscient de soi, apparaît en même temps tout un monde – à partir du néant – la seule véritable et pensable création à partir du néant – C'est ici que je descendrai dans le champ de la physique ; la question est la suivante : comment un monde doit-il être constitué pour un être moral ? Je voudrais donner de nouvelles ailes à notre science physique, qui avance si lentement et à si grand-peine d'expérience en expérience.

De la nature j'en viens à l'œuvre humaine. En tête, l'idée d'humanité – je veux montrer que l'État, étant quelque chose de mécanique, l'idée d'État n'existe pas, aussi peu qu'existe l'idée de machine. Seul ce qui est objet de liberté, s'appelle idée. Nous devons donc dépasser aussi l'État ! – Car tout État est obligé de traiter les hommes libres comme un rouage mécanique ; et c'est ce qu'il ne faut pas ; donc il doit disparaître. Il est évident qu'ici toutes les idées de paix éternelle etc. ne sont que des idées subordonnées à une idée supérieure. Je voudrais en même temps consigner les principes d'une histoire de l'humanité et mettre à nu tout le misérable échafaudage humain que représente l'État, la constitution, le gouvernement, la législation. Enfin, viennent les idées d'un monde moral, de divinité, d'immortalité – renversement de toutes les superstitions, poursuite, par la raison elle-même, de la prêtrise que l'on voit ces temps-ci feindre seulement d'user de la raison. Liberté absolue pour tous les esprits, dépositaires du monde intellectuel, et qui n'ont pas besoin d'aller chercher Dieu ni l'immortalité ailleurs qu'en eux-mêmes.

En dernier lieu, l’idée qui les unit toutes, celle de Beauté, prise au sens supérieur, platonicien. Or, je suis convaincu que l’acte suprême de la Raison, celui par lequel elle englobe toutes les idées, est un acte esthétique et que la Vérité et la Bonté ne s’allient que dans la Beauté. Le philosophe doit avoir autant de force esthétique que le poète. Les hommes dépourvus de sens esthétique pratiquent une philosophie de la lettre seulement. La philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique.

La poésie reçoit ainsi une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu'elle était au commencement – l'éducatrice de l'humanité ; car il n'y a plus de philosophie, plus d'histoire, la poésie seule survivra au reste des sciences et des arts.

En même temps, on entend dire si souvent que les masses ont besoin d’une religion sensible. Pas seulement les masses, le philosophe aussi en a besoin. Monothéisme de la Raison et du cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut.

D'abord, je parlerai ici d'une Idée, qui, autant que je sache, n'est encore jamais venue à l'esprit de personne – nous devons avoir une nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des Idées, elle doit devenir une mythologie de la raison.

Les idées que nous ne présentons pas sous forme esthétique, c’est-à-dire mythologique, n’ont pas d’intérêt pour le peuple, et inversement, une mythologie qui n’est pas raisonnable est pour le philosophe un objet de honte. Ainsi les gens éclairés et ceux qui ne le sont pas finiront par se donner la main, la mythologie doit devenir philosophique afin de rendre le peuple raisonnable, et la philosophie doit devenir mythologique, afin de rendre les philosophes sensibles. Alors on verra s’instaurer parmi nous l'unité éternelle. Jamais plus de regard méprisant, le peuple ne tremblera plus devant ses sages et ses prêtres. Alors seulement on verra s’épanouir uniformément toutes les forces, celles du particulier comme celles de tous les individus. Aucune force ne sera plus réprimée, la liberté et l’égalité des esprits régneront partout ! – Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière, la plus grande œuvre de l’humanité. (Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand)

Annexe II

Esthétique

Quelle que soit la valeur propre d'un contenu, nous ne pouvons nous contenter de son caractère abstrait, mais nous exigeons autre chose. Il s'agit d'un besoin insatisfait, d'un sentiment d'insuffisance éprouvés par le sujet et qui cherchent à se supprimer pour se changer en satisfaction. C'est en ce sens que le contenu peut être considéré avant tout comme "subjectif", comme purement intérieur ; à lui s'oppose l' "objectif", et de cette opposition découle l'exigence d'"objectiver le subjectif" (..) Le subjectif éprouve en lui-même et pour lui-même un manque, une négation qu'il cherche à nier à son tour. Par lui-même, et d'après son concept, le sujet représente le Tout, c'est-à-dire non seulement l'intérieur, mais aussi la réalisation de celui-ci dans et par l'extérieur. 145

Or le contenu le plus élevé que le subjectif soit capable de concevoir est celui de la liberté, qui est la détermination la plus haute de l'esprit. Au point de vue formel, d'abord, en ce que le sujet ne voit dans ce qui l'entoure rien qui lui soit étranger, aucune limite ni barrière, mais s'y retrouve lui-même. Déjà envisagée à ce point de vue, purement formel, la liberté signifie la disparition de toute misère et de tout malheur, la conciliation du sujet avec le monde, devenu une source de satisfactions, et la disparition de toute opposition ou contradiction. Mais la liberté a aussi un contenu rationnel : la moralité, par exemple, dans les actes, la vérité dans la pensée. Mais tant que la liberté reste subjective, sans s'extérioriser, le sujet se trouve en présence de ce qui n'est pas libre, de ce qui n'est qu'objectivité et nécessité naturelle, d'où le besoin de concilier cette opposition. Une opposition analogue se trouve, d'autre part, à l'intérieur du sujet lui-même. En parlant de liberté, il faut tenir compte, d'une part, de ce qui est en soi universel et indépendant, telles les lois générales du juste, du beau, du vrai, etc., et, d'autre part, des instincts de l'homme, de ses sentiments, de ses dispositions, de ses passions, bref, de tout ce qu'abrite le coeur concret de l'homme individuel. Entre ces termes opposés se poursuit une lutte incessante, source de désespoirs, de profond sentiment d'insatisfaction. Les animaux vivent en paix avec eux-mêmes et avec les choses qui les entourent, mais la nature spirituelle de l'homme fait qu'il vit dans un état de dédoublement et de déchirement et se débat au milieu des contradictions engendrées par cet état. 146

Dans le domaine spirituel, l'homme recherche la satisfaction et la liberté dans le vouloir et le savoir, dans les connaissances et les actions. L'ignorant n'est pas libre, parce qu'il se trouve en présence d'un monde qui est au-dessus et en dehors de lui, dont il dépend, sans que ce monde étranger soit son oeuvre et qu'il s'y sente comme chez lui. La recherche du savoir, l'aspiration à la connaissance, depuis le degré le plus bas jusqu'au niveau le plus élevé, n'ont pour source que ce besoin irrésistible de sortir de cet état de non-liberté, pour s'approprier le monde par la représentation et la pensée. D'autre part, la liberté dans l'action consiste à se conformer à la raison qui exige que la volonté devienne réalité. Cette réalisation de la volonté, conformément aux exigences de la raison, s'effectue dans l'État. Dans un État organisé conformément aux exigences de la raison, toutes les lois et institutions ne sont que des réalisations de la volonté, d'après ses déterminations les plus essentielles. Lorsqu'il en est ainsi, la raison individuelle ne trouve dans ces institutions que la réalisation de sa propre essence, et lorsqu'elle obéit à ces lois, elle n'obéit en définitive qu'à elle-même. On confond souvent la liberté avec l'arbitraire ; mais l'arbitraire n'est qu'une liberté irrationnelle, les choix et les décisions qu'il provoque étant dictés, non par la volonté raisonnable, mais par des impulsions accidentelles, par des mobiles sensibles extérieurs. 147

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