Devant les malheurs du temps, il semble qu'il ne nous resterait plus qu'à rêver à quelque monde merveilleux ou alors nous raidir dans une radicalité extrême sans aucune effectivité. Tous nos murs sont couverts de promesses de bonheur en technicolor, nous croulons sous les marchandises qui voudraient maintenir notre désir en haleine, mais un certain nombre de contestataires de l'ordre établi voudraient nous persuader que leur produit est bien meilleur encore, renchérissant sur les promesses d'une jouissance supposée plus authentique celle-là, certifiée par quelques experts auto-proclamés, comme d'autres lavent plus blanc que blanc !
Ce n'est pas pour autant bonnet blanc et blanc bonnet, paraît-il, puisque les deux jouissances s'opposeraient comme le bien au mal, la vérité au mensonge ou l'avoir à l'être. Hélas, on a vu si souvent la vérité se transformer en mensonge et le vrai n'être plus qu'un moment du faux. Il n'est pas impossible que ces prétentions excessives ne soient pire encore et un progrès de l'aliénation plutôt, avec une plus grande intériorisation des normes sociales, une soumission plus terrible encore à quelques leaders pris en modèle. Ce ne serait, en quelque sorte, que la continuation de la dictature des apparences par d'autres moyens...
A rebours des préjugés de l'époque, de l'idéologie du cyborg comme de celle d'un retour à la source d'une nature originelle, je voudrais défendre une pensée un peu plus humble, rationnelle et limitée, sans céder un pouce ni passer sur rien mais en restant du côté de l'expression du négatif. L'expression du négatif constitue effectivement une dimension essentielle de l'écologie, à l'opposé donc de toute pensée positive, qu'elle soit de gauche comme de droite, puisqu'il s'agit de témoigner de tous nos ratages, faire l'aveu de nos erreurs pour avoir une chance de les corriger et d'avancer dans notre apprentissage historique, qui a vu s'écrouler tant de nos illusions... Seule la vérité est révolutionnaire, ce n'est pas qu'elle nous fasse toujours plaisir (insupportable à tous les pouvoirs même "révolutionnaires") mais qu'elle porte au jour les forces qui s'affrontent et qui voudraient nous faire taire. Il n'y a là nulle position dont on pourrait s'assurer, s'appropriant la vérité pour toujours mais les "cahiers de doléances" sont plus subversifs que toutes les utopies. Foin des visions de paradis et d'un homme nouveau purement imaginaire, il nous faut nous rendre à l'évidence de notre échec, qu'il n'y a que la lutte pour corriger les injustices et la critique pour réfuter les idéologies. Non seulement il faut comprendre le monde pour le transformer mais il faut partir de l'échec de sa transformation pour le surmonter, et donc mieux comprendre le monde en le transformant (ce qui nous transforme en retour). Nous avons un monde à construire, pas seulement à le rêver. Il ne s'agit pas de séduire par un nouvel imaginaire, mais bien de changer de système.
On ne peut se passer du positif, c'est-à-dire d'un idéal, d'un objectif, de finalités, mais le positif est facilement dictatorial et c'est le négatif qui constitue la dynamique de l'apprentissage historique. La politique a beau organiser notre être-ensemble, la démocratie ne se fonde pas malgré tout dans la célébration d'une unité (républicaine), qui se fait toujours aux dépens d'un autre, mais bien plutôt dans la confrontation rationnelle des opinions et des intérêts, dans le débat public et les élections. L'auto-affirmation de la société, qui a lieu dans les mouvements sociaux comme dans les institutions, n'a rien à voir avec les petits groupes alternatifs homogènes. Ce ne sera jamais que l'auto-affirmation d'une partie de la société et négation des divisions sociales face à l'adversité, mais ce que nous avons en commun vraiment, c'est la scène où se joue le pouvoir, c'est l'enjeu de vérité de nos joutes verbales (d'une humanité faite à notre image) ainsi que la détermination de notre avenir commun. Enjeu plus que sérieux. Il ne s'agit pas de se faire des politesses alors que c'est bien le conflit le père de toute chose, c'est le négatif qui est créateur et vrai signe du réel dans ce qu'il peut avoir de nécessaire.
Lorsqu'on fait appel à la morale, aux valeurs ou à la transformation personnelle, c'est l'aveu qu'on n'a plus d'autre prise sur le système. Ce n'est pas qu'il ne soit pas utile de s'indigner souvent et rendre la honte plus honteuse en la livrant à la publicité, à condition que cela aboutisse à des mesures concrètes et qu'on ne se limite pas à un changement de personnel. D'une certaine façon, on peut voir dans cette personnalisation un peu la même illusion que les théories du complot, les explications psychologiques des krachs boursiers, tout comme ceux qui croient qu'on supprime la violence en éliminant ceux qui sont violents. C'est nier tout simplement le caractère systémique de la violence, ses déterminants sociologiques voire statistiques, tout cela pour sauver l'individu dit-on, sa liberté et sa responsabilité qui restent sans aucun doute entière mais pas jusqu'à le rendre responsable de tout, comme si un système dépendait de ses éléments ! Si ce n'était qu'une question d'imaginaire à changer, de conscience pervertie par la société, il faudrait la rectifier dans quelque camp de rééducation sans doute ? Evidemment, si on s'imagine qu'il faudrait extirper le mal du coeur de l'homme, pas étonnant qu'on s'en prenne ad hominem mais, il faudrait s'en convaincre, ce n'est pas plus en supprimant les riches qu'en exterminant les pauvres qu'on réduit les inégalités et les injustices, mais en réduisant à la fois richesse et pauvreté. L'histoire est sans doute faite par des individus mais qui sont entièrement les produits de leur temps, de leurs rencontres et des conditions sociales, ne pouvant faire plus que se mobiliser pour éviter le pire et saisir les opportunités du moment. Ce n'est pas rien, nous ne subissons pas passivement notre sort, mais il n'y a pas de fonctionnement naturel idéal connu de tous qu'il suffirait de retrouver et, répétons-le, c'est de toutes façons lorsqu'on n'a plus aucune prise sur les événements qu'on peut se croire obligé de se changer soi-même !
Il ne suffit certes pas d'opposer les bons aux mauvais, les gentils aux salauds ou les amis aux ennemis, comme s'il suffisait de choisir son camp et se débarrasser des autres, mais bien plutôt de savoir quoi faire et ce n'est pas évident du tout ! Bien sûr, il y a un paquet de gens qui savent. Pour eux pas de problème. Si on coupe la tête au roi, si on se débarrasse de la classe dirigeante, si on prend le pouvoir, si on bloque le système tout s'arrangerait par miracle, tout le monde aurait un travail et un revenu décent, il n'y aurait plus d'oppression ni de misère, plus de divisions dans la société (sans classes!), une vie authentique enfin, sauvée ! On peut en douter, hélas, l'expérience étant plutôt contraire, on peut craindre plus sûrement une fascisation de la société et le retour de la barbarie. Pour d'autres, il suffirait de revenir en arrière en quelque temps béni qui change selon les humeurs de chacun, du plus proche (fordisme) au plus lointain. L'important, dans toutes ces postures, c'est qu'il n'y a pas besoin d'alternative puisqu'il ne s'agit que de retrouver un ordre naturel, notamment celui, idyllique, des rapports humains opposés aux rapports entre choses...
On oppose effectivement souvent l'avoir à l'être, comme l'homme à la femme (celui qui a l'objet du désir à celle qui l'est) mais on ne peut pas dire qu'on sort ainsi des apparences, bien au contraire, renforçant plutôt l'idéal du moi (le surmoi). Bien sûr, tout le monde conviendra qu'il y a des gadgets inutiles et souvent tromperie sur la marchandise, les riches sont on ne peut plus ridicules et pas plus heureux pour cela, il faudrait sortir de la société de consommation et du spectacle, mais ce n'est pas pour rien qu'on doit la formule à des publicitaires (Jacques Séguéla entre autres, dans les années 1980) qui flattent la différence pour homogénéiser les consommateurs. On peut dire qu'on passe simplement de la logique de l'intérêt à celle de l'honneur (ou de la reconnaissance voire de l'amitié) mais "moins de biens, plus de liens" ce n'est pas tellement mieux quand on y réfléchit, si on se souvient qu'il n'y a pas d'amis sans ennemis et qu'on espérait justement du "doux commerce" qu'il pacifie les relations humaines...
Il n'y aurait donc rien à faire si tout se vaut ? Point du tout, mais il n'y a pas de renversement complet comme on pouvait l'espérer. En toute chose, il vaudrait mieux reconnaître notre inhabileté fatale, notre inadéquation à l'universel, le manque à être du désir qui nous habite, son épuisement dans la durée et l'ennui. Voilà de quoi nous rassembler dans une communauté qui ne serait pas feinte. C'est là que la psychanalyse est sans doute indispensable pour nous persuader qu'on ne peut pas avoir un sujet qui ne soit divisé, qu'il faut abandonner les rêves de maîtrise et de plénitude (tout comme un moralisme persécuteur), qu'il faut arrêter enfin de se la péter et de vouloir frimer, il n'y a pas de quoi vraiment ! On pensera que ce n'est pas assez désirable justement, pas tenable comme position, sauf peut-être à se rendre compte que le vivant ne procède pas autrement. Certes, il n'y a pas de négatif sans positif auquel se mesurer, il faut avoir une idée claire de ses finalités mais l'objectif ne doit pas être hors d'atteinte et, surtout, s'il faut garder en tête le but positif, il faut rester constamment attentif au négatif pour l'atteindre. Loin de toute vision éthique ou héroïque, voire mystique, c'est uniquement l'expression du négatif jusqu'à l'auto-critique (mais pas l'autoflagellation ni l'humiliation publique) qui permet de corriger le tir et donner sens au non-sens, d'assumer la fonction anti-entropique d'une vie qui doit toujours être sauvée et se relever de sa chute.
Prendre le parti du négatif ne signifie en aucun cas qu'il faudrait s'en tenir à un réformisme mou, à des améliorations marginales, corriger juste les excès les plus voyants, encore moins qu'il ne faudrait pas tenir compte des individus ! L'individu, son épanouissement, son autonomie doit bien être la finalité de la politique et de l'économie, grâce à ce que Castel appelle les "supports sociaux de l'individu". Il faut lui donner les moyens d'apprendre et de développer ses capacités, pas vouloir manipuler son désir ni de le conformer à un idéal social. La sévère critique qu'on peut faire des utopies, qui ne sont que l'envers de nos malheurs, ne se justifie qu'à être une critique constructive, qui ne détruit les illusions les mieux intentionnées que pour construire du concret et réaliser la philosophie (négation de la négation) autant que faire se peut, aller au maximum des possibilités du temps. La philosophie ne nous donne pas des certitudes béates mais nous apprend la dialectique, la prudence et l'étendue de notre ignorance plus qu'elle ne peut nous donner un idéal en dehors de celui de l'être parlant et de son désir de reconnaissance (dont procède en retour ce que Kant perçoit comme loi morale : se conserver, se développer, respect de l'autre et bienveillance). Le savoir ne doit pas faire obstacle à la vérité mais se laisser mettre en cause par son négatif, ne pas escamoter le réel sur lequel il se cogne. C'est une nécessité politique. Il y a une limite à notre capacité de transformation du monde comme à notre propre transformation. On le sait, "qui veut faire l'ange fait la bête" mais, si le monde n'était pas si dur, il ne serait pas durable non plus, soumis sans répit aux fluctuations chaotiques de nos personnalités...
C'est bien compliqué parce qu'il ne suffit pas de prendre le parti du négatif dans une critique unilatérale qui ne revient jamais sur elle-même, position qu'on retrouve aussi bien dans l'Encyclopédie des nuisances que chez pas mal d'écologistes où le négatif renvoie à une positivité absolue le plus souvent "sous-entendue", celle d'une nature perdue et d'une nostalgie du passé comme d'une enfance enchantée. Dans ma critique du deuxième Tiqqun, j'avais cru pouvoir requalifier le prétendu "parti imaginaire" en "parti du négatif", mais je me trompais en cédant aux apparences de la forme alors que le contenu n'arrêtait pas d'appeler à une rédemption totale, jusqu'à prétendre "anéantir le néant", ce qui est bien plutôt se vouloir le "parti du positif" et le sauveur du monde dans ses rêves d'une présence originaire purement fantasmatique. On a besoin de la critique, mais aussi de la critique de la critique. Pour cela il ne faut pas laisser informulé le positif lui-même, au fondement de l'expression du négatif, afin de pouvoir le remettre en cause lui aussi avec toutes ses illusions.
Il ne faut pas se laisser faire mais ce n'est pas une raison pour croire n'importe quoi. Il n'y a pas de fin de l'aliénation, seulement de certaines aliénations, selon les opportunités du temps qu'il faut saisir par nos luttes sociales. De même le caractère révolutionnaire de l'expression du négatif ne se déduit pas du ciel des idées mais à permettre la mise en oeuvre de propositions concrètes, aujourd'hui d'un système alternatif relocalisé, combinant reproduction, production, circulation et qui n'aura rien d'idéal, seulement de permettre de sortir du productivisme, du salariat et du marché mondialisé en réhabitant le territoire, en nous réappropriant notre activité ainsi qu'en gagnant un peu plus d'autonomie. Cela ne se fera pas tout seul, ni sans problèmes. Ce ne sera pas le grand soir où l'éternité nous attend mais si on pouvait s'en rapprocher un peu, ce ne serait déjà pas si mal. Hélas, il se passera beaucoup de temps encore avant qu'on puisse s'y résoudre, temps de souffrance où il faudra bien abandonner une à une toutes nos anciennes chimères. Aucune chance, sans doute, d'être entendu avant (autant se taire!). C'est ce dur apprentissage qu'on appelle l'histoire, pleine de bruits et de fureurs, où la raison ne triomphe jamais qu'à la fin (ce qui ne veut pas dire que tout s'arrangerait comme par miracle mais seulement qu'on ne croit plus, par force, à nos folies. Hélas il faut attendre la catastrophe semble-t-il pour s'y résoudre, dont l'expression du négatif aurait pu nous sauver pourtant!).
Ce texte prolonge les textes suivants dont le sujet est connexe :
- Le massacre des utopies
- la part du négatif
- la fin de l'aliénation
- L'individualisme pseudo-révolutionnaire
Juste pour montrer l'ancienneté de ces préoccupations, bien que dans un tout autre contexte (une scission de psychanalystes), je signale en annexe le beaucoup plus ancien : Pour l'analyse révolutionnaire comme expression du négatif (10/95).
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