La liberté contre l’identité chez Sartre

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Les premiers livres de philosophie que j'ai lu, avant d'en avoir l'âge, ont été la Critique de la raison pratique de Kant puis l'Être et le Néant de Sartre. Ce n'est pas un livre sans faiblesses mais celles-ci n'ont pas tant d'importance au regard de l'influence qu'il exercera sur son époque. En effet, s'y fondait une position politique opposée à celle du nazi Heidegger et de sa quête de l'originaire, position de gauche pour laquelle "l'existentialisme est un humanisme". Revenir à Sartre est utile pour combattre le retour des tendances identitaires et autoritaires en y opposant une liberté de principe qui nous constitue comme interlocuteur, véritable dignité de l'homme. On donnera cependant presque un sens inversé à l'affirmation anti-platonicienne que "l'existence précède l'essence", où l'homme n'est plus au centre, auto-création de soi-même, alors que c'est le milieu qui détermine entièrement l'évolution d'une essence humaine changeante - ce qu'il faut concilier avec notre liberté supposée, sa nécessité métaphysique comme sa réalité pratique.

Le début du livre est difficile à suivre, qui fait de la conscience ce qui introduit le néant dans l'être, difficile car peu convainquant finalement, repris de Kojève en plus confus, mais qui servira de fondement métaphysique à la suite au nom d'une conscience désincarnée qui serait pur néant et négativité du fait que la conscience est toujours conscience de quelque chose dont elle se distingue (conscience de ce qu'elle n'est pas) et projection dans des possibles (qui ne sont pas encore). On peut dire que c'est une simplification brutale de la conscience (et de Hegel ou Heidegger). De même que le travail ne peut être réduit à une négation, de même l'intentionalité ou le projet ne peut être réduit à une néantisation, étant tout au plus de l'ordre de la négation de la négation (néguentropie) ou négation d'un manque (p249), de l'ordre de la réaction, de l'apprentissage et du calcul. On accordera plus facilement la caractérisation de la conscience comme "purement interrogative", à la fin du livre (p713), et qui pour cela nous met en question mais la mise en question de notre être, par la conscience comme par les autres, n'est pas pure annulation ni réductible à l'angoisse de la mort (le Maître absolu) et plutôt division du sujet, culpabilité, réponse argumentée. Bien qu'il soit donc contestable de tout réduire au néant, cela servira de socle à une conception de l'homme très différente de celles de Hegel ou Heidegger - qu'il semble pourtant ne faire que répéter - puisqu'elle le libère au contraire de ses dettes envers le passé comme de toute essence supposée. Il ne s'agit plus d'être-là, d'habiter le lieu, mais de le déborder, toujours déjà pris dans la négation ou la fuite en avant, non à cause de notre finitude de mortels mais de notre réflexivité et de notre projection dans l'avenir, entreprise de désidentification pour laquelle l'identité qui nous fige devient même une insulte, nous ramenant à une chose inerte, nous assignant à notre place, devenus anonymes et muets.

On sent bien ce qu'il y a de nécessaire autant que d'excessif à privilégier ce qu'on peut avoir d'insaisissable et d'imprévisible. Les philosophes me semblent toujours délirer un peu (par excès de logique) et leur argumentation souvent purement instrumentale pour défendre des positions subjectives, des règles de vie qui incarnent leur philosophie et en font toute la séduction. Ce plaidoyer pour une liberté irresponsable (bien qu'elle prétende à la plus grande responsabilité), peut être lue comme son autobiographie aussi bien qu'un manuel de savoir-vivre libertaire nous faisant revivre le souffle de la libération après-guerre - qui devait effectivement rompre avec son passé.

L'existentialisme sartrien a été un grand mouvement, en-dehors des cercles philosophiques et de l'université, dont la signification est profonde bien que liée au moment historique. Certes, le structuralisme en sera la nécessaire négation suivante, exhibant les déterminations de l'esprit et les limites de la liberté des discours, mais lorsque les sciences sociales parlent de nous, elles nous réduisent effectivement à des objets et cela nous révulse tant que certains continuent à prétendre qu'elles sont fausses et ne peuvent exister. Cette réaction anti-scientifique, qui a déjà nourri vitalisme et spiritualisme, se fonde sur le refus de l'objectivation et d'une identité assignée. Sartre rejette ainsi la psychologie, vue comme négation de la liberté qui nous réduit à l'en-soi de l'être et de purs déterminismes (p78) mais, en récusant ces déterminismes, Sartre nous parle, il parle de nous.

En tout cas, le plus intéressant dans l'existentialisme, c'est cette volonté de nous différencier radicalement des objets, de "ne pas nous réduire au signifié alors que nous sommes signifiants" (note de "Questions de méthode"), ne pas réduire le connaissant au connu (p225). C'est une exigence de notre rapport à l'autre au moins et qu'on ne peut balayer même si cela donne une importance démesurée au sujet, à notre petite personne dont il aura bien du mal, par la suite, à faire le principe explicatif de l'histoire (prétendant que "en réalité, les choses seront telles que l'homme aura décidé qu'elles soient" Hp54), comme à en retrouver la dimension politique confondue avec l'universel, qui nous rend sans doute responsables de tous les hommes, mais de façon assez abstraite, un peu comme la maxime universelle kantienne. Une liberté supposée indéterminée ne peut déterminer tout au plus qu'un accroissement de la liberté et de l'indétermination...

Quand nous disons que l'homme se choisit nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons [...] Ainsi notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer car elle engage l'Humanité entière. L'existentialisme est un humanisme, p25-26

La question de la liberté et du déterminisme est au coeur de sa philosophie et de sa notion très contradictoire de responsabilité. Pas plus que Descartes, Sartre ne nie le déterminisme physique, sans lequel il ne peut y avoir d'action ni de fin effective (le déterminisme est condition de la liberté). Il ne nie pas non plus nos conditionnements (p561), mais, au milieu de cette situation dans laquelle on est jeté, qu'on n'a pas choisi, la liberté est supposée entière dans son auto-affirmation et son positionnement par rapport à ces contraintes sous prétexte que celles-ci ne seraient pas entièrement déterminantes, dessinant seulement les possibilités du moment entre lesquelles la liberté choisit activement et ne se contente pas de subir passivement comme une chose. Il n'y a pas de liberté en soi, la liberté est active, libération de ses déterminismes. Il suffit, en effet, de prendre conscience d'un déterminisme pour ne plus s'y soumettre aveuglément (prendre conscience qu'on est raciste permet de ne plus l'être). La liberté se distingue de ses causes ou de ses mobiles en ce qu'elle pose une fin (p512 sqq.) qui n'est pas donnée par avance, cause finale orientée vers le futur et non pas détermination matérielle, par notre passé : il s'agit de "se faire au lieu d'être" (p516) car si nous sommes dépourvus d'essence préalable, d'un sens de la vie déjà donné, et que nous sommes au contraire mis en cause dans notre être, nous avons donc à choisir notre existence et lui donner sens. "Il n'y a pas de différence entre exister et se choisir" p660. Il y a bien de l'indétermination identitaire, des trous dans le déterminisme qui n'est pas un bloc compact d'espace-temps déjà là, comme le prétendent certains physiciens, et cette liberté n'est jamais si manifeste que dans l'angoisse de ne pas savoir quoi faire ("Qu'est-ce que je vais faire ? Mais qu'est-ce que je vais faire ?" p66) - angoisse qui est angoisse devant soi, comme le vertige.

Reconnaître cette part d'indécision et d'activité du sujet ne suffit pas à justifier pour autant de faire de la liberté l'agent principal de l'histoire, encore moins son unique déterminant comme dans l'idéalisme allemand - ce qui est simple négation des causalités extérieures matérielles. La plupart des philosophies se basent sur la liberté (même le marxisme), sans laquelle il serait inutile de philosopher mais cette liberté capable de se soumettre à des raisons nourrit du coup une fascination idéaliste de la conscience (supposée créatrice) et de la liberté (supposée absolue) - ce qu'on retrouve effectivement chez Sartre qui n'est pas original sur ce point sauf qu'il a une toute autre conception de la liberté comme liberté de rupture toujours possible (de changer de femme comme de vie), qui est l'exception plus que la règle. "Etre libre, c'est être-libre-pour-changer" (p588).

L'identification de la volonté à cette liberté en acte qui choisit son projet, s'engage (sans garantie de durée), se distingue radicalement pour Sartre de l'identification à un prétendu moi profond immuable, un destin, une nature. A la place, il suppose un "projet fondamental" qui y ressemble beaucoup, assurant l'unité de la personne et sa permanence (p648-650), sauf qu'il résulterait d'un choix sans cesse renouvelé, un se vouloir qu'on peut identifier avec l'idéal du moi et qui détermine tous nos autres choix (il le montre avec la conversion de Clovis, p524 sqq). La véritable liberté est là, dans nos finalités, notre désir, dans ce qu'on veut être et qui s'affirme dans chacun de nos actes (choix). On peut dire que notre liberté est entièrement dans notre identité choisie mais, la différence avec une nature originaire, une essence déterminée d'avance par des causes biologiques et sociales, c'est de viser un idéal justement, un être que je ne suis pas encore. Il est difficile d'admettre malgré tout que cette finalité soit tellement libre (alors qu'elle est désir de reconnaissance) mais s'identifier à ses fins plus qu'à son origine préserve le fait que la réflexivité de la conscience de soi implique une non-coïncidence avec soi et la possibilité de changer (de se convertir, p555). "Je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites" p100.

Il y a cependant un paradoxe car cette épée de Damoclès sur tout ce qu'on fait prétend nous en rendre responsables entièrement - puisque choisi à nouveau à chaque fois - mais, pour rendre le sujet entièrement responsable de ses actes et de ce qu'il est, il faut se baser sur la possibilité de la rupture à tout moment, et de changer de vie, devenu dès lors irresponsable de son passé ! "Ainsi ma liberté ronge ma liberté" p560. La décision, l'engagement, la résolution, l'instant de la rupture (p544), brisent la continuité bergsonienne par l'opposition temporelle de l'avant et de l'après (p175). Ce libre-arbitre qui excède toutes limitations et tout déterminisme pourrait tomber dans l'arbitraire le plus irrationnel ("L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule", La Révolution surréaliste, 1929) s'il n'était pas contraint par le supposé projet fondamental - sauf qu'on peut le renier à tout instant, comme on l'a vu, y compris en se voulant surréaliste. Il faut bien dire que ces changements de personnages ou d'ambitions sont très rares. Parfois (p550, p555) Sartre semble même dire qu'ils sont impossibles, que guérir de son complexe d'infériorité, c'est le rejouer ailleurs, mais la possibilité de devenir un autre reste essentielle pour continuer à choisir notre personnage et nos idéaux, pour que la liberté du pour-soi constitue son être (p558). En dehors de ce choix fondamental, la liberté est plutôt de l'ordre de la liberté de pensée, et de désirer en vain changer la situation. "Il ne saurait y avoir de liberté que restreinte, puisque la liberté est choix, et tout choix suppose élimination et sélection ; tout choix est choix de la finitude" (p576). "Ma liberté de choisir, nous l'avons vu, n'est pas à confondre avec ma liberté d'obtenir" (p587) mais il n'y a d'obstacle à ma liberté qu'au regard des finalités qu'elle se donne - et dont Sartre veut sauvegarder le caractère fondamentalement arbitraire, inconditionné, s'arrêtant dans la chaîne des causes par principe plus que par raison. Ce n'est pas en tout cas du même ordre que la liberté des philosophes comme devoir et raison (Socrate, Kant, Alain) mais c'est bien ce qui a fasciné dans l'existentialisme et rencontré l'ambiance de l'après-guerre, exprimée par Guy Béart dans sa chanson "Il n'y a plus d'après à Saint-Germain-des-près" même si c'est plutôt le passé qui s'efface dans la conception d'une conscience qui "néantise le passé" (p65) en prévenant que "je ne suis pas celui que je serai" (p69). Il est certain que cette audace éveille en nous un écho, sentiment de libération et de puissance qui pourrait être de l'ordre de la dénégation, voire de la perversion, mais peut aider à des ruptures nécessaires. Au lieu de se préoccuper de la validité de ses arguments, plus ou moins tirés par les cheveux, on peut s'intéresser à la vérité qu'elle touche en chacun, voire l'exaltation qu'elle produit.

La conscience est en face de son passé et de son avenir comme en face d'un soi qu'elle est sur le mode du n'être pas. Cela nous renvoie à une structure néantisante de la temporalité. p72

La conscience est conscience de son néant. p85

Le pour-soi est l'être qui se détermine à exister en tant qu'il ne peut pas coïncider avec lui-même. p121

Le futur est ce que j'ai à être en tant que je peux ne pas l'être. Rappelons-nous que le Pour-soi se présentifie devant l'être comme n'étant pas cet être et ayant été son être au passé. Cette présence est fuite. Il ne s'agit pas d'une présence attardée et en repos auprès de l'être mais d'une évasion hors de l'être vers... Le Futur est le manque qui l'arrache, en tant que manque, à l'en-soi de la Présence. Si elle ne manquait de rien elle retomberait dans l'être et perdrait jusqu'à la présence à l'être pour acquérir en échange l'isolement de la complète identité. C'est le manque en tant que tel qui lui permet d'être présence. p170

Ainsi, le passé pèse mais ne détermine pas l'avenir (p577 sqq.), ce qui a été ne sera pas forcément, sinon il n'y aurait pas de futur, ni de liberté. Nous héritons certes du passé mais avons en charge l'avenir. Il n'y a pas de pour-soi sans passé, dont il est le dépassement, (p184) et seul le pour-soi a un passé mais c'est toujours pour s'en différencier comme manque, insatisfaction, et passé que je ne suis plus, que je ne veux plus être, pour un devoir-être futur. Il n'y a de sens de la vie qu'au futur, jamais atteint car il n'y a de présent que dans cette distanciation de soi qui est projection dans le futur. De quoi tempérer l'affirmation qu'on est ce qu'on s'est fait (self made man), qui se veut simple constatation qu'il n'y a pas d'essence cachée derrière les phénomènes ni derrière les actes d'une personne, mais la réflexion comme examen de mes possibles n'est effectivement pas tenue par le passé (ni par une fidélité) dès lors qu'elle est "mise en question" de mes choix, apprentissage et possibilité de conversion (p579). Mieux, le passé est sans arrêt reconstruit, toujours "le passé de ce présent" (p154), le passé que j'assume comme mien sauf que "le passé c'est l'en-soi que je suis en tant que dépassé" (p162) auquel, donc, on ne peut me réduire. C'est l'exact opposé de l'originaire heideggerien, la conscience étant conçue ici comme une surface vierge, regard qui se distingue de l'objet dans lequel il s'absorbe et n'en garde nulle trace, table de cire effacée à chaque fois comme s'il n'y avait que des commencements.

L'exemple le plus immédiat, qu'il a sous la main, donné par Sartre de la liberté, c'est celui de l'écriture même du livre, exemple qui n'est pas anodin mais exemplaire dans son exceptionnalité car il n'y a effectivement rien de plus libre que l'écriture, liberté en acte qui choisit ses mots (à la différence de la parole). S'il y a un lieu où je peux changer, me choisir, c'est bien l'écriture (pas seulement dans l'auto-fiction) ou plus généralement l'art même s'il n'est pas aussi "créatif" qu'on le dit à suivre des codes et s'ajuster à son objet. Les contraintes du discours ne sont pas apparentes mais intériorisées jusqu'à ne plus se distinguer de la liberté mais l'extension de cette liberté fictionnelle à notre existence concrète est encore plus hasardeuse face à des contraintes extérieures cette fois. Il n'empêche que la supposition de cette liberté est incontournable pour un être-parlant, pour en faire un interlocuteur et défendre notre exceptionnalité à nous, notre dignité, notre exigence de ne pas être réduits à une chose mais d'être reconnus comme un être libre par un autre être libre.

Ne pas se réduire soi-même à une chose déterminée n'est pas si facile pourtant puisque la sincérité elle-même serait trompeuse à nous figer dans l'être (p102-105) tout autant que la mauvaise foi où "la transcendance muée en facticité, est la source d'une infinité d'excuses pour nos échecs ou nos faiblesses" p97. On voit où cela mène, vers un libertarisme de droite pourrait-on dire. D'une certaine façon, Sartre est le philosophe du néolibéralisme nous écrasant de notre responsabilité sans excuse et de notre supposé projet de vie. Les dépressifs et malades mentaux eux-mêmes pourront être traités de lâches, ajoutant le malheur au malheur. On serait choqué aujourd'hui des exemples qu'il donne de mauvaise foi (la femme frigide ou le pédéraste) et surtout cela rejoint la culpabilisation des pauvres et des perdants avec le rejet de la sociologie comme "culture de l'excuse". Il n'y a là rien de nouveau. Nous sommes toujours responsables de nos actes et de ce que nous sommes aux yeux du procureur de droite, rejetant les circonstances atténuantes et les déterminations sociales brandies par l'avocat de gauche. Le positionnement politique de Sartre n'est pas toujours cohérent avec ses prémisses mais là, il moralise et croit pouvoir condamner le mensonge de notre existence et de notre impuissance à opposer nos finalités au monde des causes.

Il faut admettre cependant cette contradiction et ce dualisme des points de vue pour que la conscience de soi se reconnaisse dans la conscience des autres comme liberté, et donner ainsi consistance au monde de l'esprit, à notre commune appartenance à un monde idéal, une même idée de justice (ce qu'on appelle humanisme et même simple humanité). En tout cas, ce que dit Sartre et qu'il faut retenir, c'est qu'on ne peut se reconnaître dans les autres qu'à se savoir autre soi-même ("la seule façon dont l'autre puisse exister comme autre, c'est d'être conscience d'être autre" p712). On parle toujours à un jugement libre, à une raison universelle, un autre indéterminé (dont on ne connaît pas la détermination). Inutile de parler à quelqu'un qui resterait identique à lui-même et ne pourrait en aucun cas changer d'avis ou nous faire changer d'avis. Sa liberté peut bien être purement formelle, elle est de principe comme celle du citoyen.

Au nom de la liberté, il n'y a peut-être jamais eu remise en cause plus radicale de l'identité, qui contraste tant avec la quête d'identité des post-modernes déracinés, besoin d'identification et d'appartenances censées donner un sens à notre petite existence sinon pur néant. Cependant, qu'on s'identifie à une race (blanche), une nation (française), à son sexe (mâle dominant), cela relève du même mécanisme que de vouloir s'identifier à une espèce (humaine) même si on ne fait pas ainsi de divisions entre les hommes. C'est encore croire que nous serions réductibles à la biologie et une essence naturelle, génétique, alors que d'autres êtres parlants (d'hypothétiques extraterrestres) feraient entièrement partie de notre monde. Par contre, nous revendiquons avec raison de n'être ni des animaux, ni des machines, et c'est ce dont on attend reconnaissance par les autres. La critique du biologisme est ici centrale, "l'humanité" et la liberté qui nous distinguent des animaux et des choses n'est pas notre être biologique mais au contraire le manque à être (p129 sqq), le désir, l'incomplétude et la non-identité à soi (projection dans le futur qu'on pourrait appeler différance, comme Derrida, étant une différenciation de soi).

Se situer au-delà du biologique pourrait d'ailleurs se justifier par l'anthropologie à condition de comprendre que, si l'existence précède l'essence, c'est que l'essence dont elle se remplit vient de l'extérieur, que le milieu extérieur la détermine par son empreinte et non une mystérieuse intériorité. Quand la cause n'est pas diachronique (historique), elle est synchronique (relationnelle) comme le montrera le structuralisme. Ce n'est pas pour rien que la caractéristique visible la plus importante de Sapiens est la néoténie qui est une déspécialisation, un être inachevé mais plus flexible, renforçant l'artificiel sur le naturel, le rôle de l'apprentissage, du culturel, de l'acquis et donc le temps d'éducation. C'est la véritable raison pour laquelle nous n'avons pas d'essence immuable, et qui fait de nous une espèce invasive colonisant tous les écosystèmes, raison aussi pour laquelle nous ne nous créons pas nous-même mais sommes le produit de notre milieu, d'une culture, d'une langue commune, d'un monde technique et de nos expériences vécues. S'il est bien vrai que nous avons à donner sens au monde, le créer car il dépend de nous, le sens n'est pas individuel mais commun (Héraclite). Il n'y a de sens que projeté dans l'avenir au niveau social, dans le rapport aux autres et les nécessités de l'action collective. D'ailleurs, l'actualité de cette liberté ontologique, la nécessité de choisir sa vie, n'est sensible que dans les sociétés libérales qui n'assignent pas les individus à un destin tracé d'avance par leur origine familiale, ce qui est la dimension idéologique de l'existentialisme.

Dépasser l'identité, serait donc plutôt l'expliquer par l'extérieur (l'ouverture à l'être), non pas objectiver le sujet lui-même mais objectiver ses déterminations extérieures (sociales, historiques, biologiques, culturelles) dont il subit l'individuation comme les autres, dans une liberté très relative (au mieux choisir son métier?). En prenant le contre-pied de Sartre et de ses accusations de mauvaise foi, on devrait ainsi admettre au contraire qu'on n'est pas responsable de ce qu'on est devenu, de notre litanie d'échecs et de déceptions comme de nos quelques coups de chance, pour devenir un peu moins irresponsables justement face à l'avenir qui nous attend et ne se pliera pas plus à nos 4 volontés. Si la liberté reste entière du choix individuel que chacun doit faire pour son compte, ce choix n'a rien d'arbitraire, produit des conditions sociales, des croyances et modes du moment, lié aux informations disponibles et au savoir de chacun - jusqu'à une "autonomie subie" devenue aliénante et qui n'a absolument rien d'une liberté métaphysique. On peut bien prétendre que "je me choisis tout entier dans le monde tout entier" p538 - cet appel à la liberté étant ce qu'on met en avant en général pour convaincre l'autre de nous céder ou nous rejoindre - mais la réalité est plus prosaïque d'une multiplicité de contraintes entre lesquelles il faut composer.

On doit bien corriger Sartre sur plusieurs point cruciaux mais retenir du moins l'impossibilité ontologique de réduire l'existence d'un vivant en devenir au mort figé pour l'éternité, impossibilité aussi d'une réconciliation finale postulée par Hegel (et Marx), d'une identité à soi enfin réalisée par la connaissance de toutes nos déterminations, comme d'une patrie où l'on serait chez soi (mauvais rêve du nazi Heidegger). Dans le sillage de Kierkegaard, Sartre maintient une négativité existentielle insoluble, toute dans l'écart entre l'en-soi et le pour-soi (comme entre le corps et l'esprit pour Descartes), ce qui deviendra, avec le tournant linguistique, l'impossible réduction de l'énonciation à l'énoncé. Assumer cette séparation ontologique au lieu de prétendre la dépasser en quelque paradis est un acquis précieux, de même qu'un réalisme des rapports humains qui ne donne pas dans l'humanitarisme béat, très éloigné de l'identification à l'autre de Lévinas (Humanisme de l'autre homme), dont l'extrémisme est intenable, et plus proche de la dialectique du Maître et de l'esclave, où le regard de l'autre me réduit à un objet (l'enfer, c'est les autres), me faisant prendre conscience du coup de ma facticité (en-soi) et de l'urgence de s'en démarquer comme désir (pour-soi). On veut être aimé librement, pas par devoir ou pour respecter un serment, amour toujours nouveau et réaffirmé à chaque fois, mais on ne veut être aimé pour aucune de nos qualités particulières (beauté, intelligence, richesse), juste pour soi-même, ce qui veut dire comme être de désir.

Soutenir qu'il n'y a pas d'essence humaine, rien qui nous soit propre mais une évolution continuée sous la pression du milieu et de l'évolution technique se trouve confronté désormais au transhumanisme, aux robots voire à d'hypothétiques extra-terrestres. On peut constater d'abord que l'automatisation met en valeur la spécificité de l'être humain par rapport aux machines ou intelligences artificielles. Ce n'est pas que cette humanité soit toujours positive mais cela n'empêche pas que la multiplication des appareils numériques laisse apparaître en retour un besoin d'humanité. Ce besoin d'humanité est en grande partie un besoin d'amour, de sympathie, un désir de désir, d'exister pour l'autre dans la relation. Cela même pourrait-il concerner des non-humains ? Si notre humanité n'est pas biologique mais culturelle, si elle est simple réflexion qui prend ses distances avec soi-même comme avec la nature, rien ne s'oppose semble-t-il à ce qu'on la partage avec des êtres non-biologiques (ou des extra-terrestres) pourvu qu'ils soient "libres" ?

En tout cas, Sartre nous montre comme la liberté peut nous servir à bousculer les identités. Simplement, on ne peut plus en rester à une conception abstraite et inconditionnée de la liberté. Il nous faudra reprendre cette question de la liberté après la libération sexuelle d'une part (s'enracinant dans l'existentialisme), et un néolibéralisme plus du tout arbitraire mais déterminé, d'autre part. Il ne s'agit pas de revenir en arrière sur nos libertés comme le voudraient les réactionnaires mais de critiquer l'idéologie de la liberté, ses illusions, ses naïvetés, ses impasses, ses fictions métaphysiques comme libre-arbitre et (auto)activité de l'esprit. Si nous ne sommes pas liés au passé autant qu'on croit, on l'est certainement plus qu'on ne voudrait au milieu et un avenir sur lequel nous avons peu de prise mais qui requiert notre responsabilité collective et notre intervention active. On ferait sans doute un progrès en reconnaissant le lien entre vérité et liberté, au plus concret permettant notamment de distinguer, au regard des 4 causes, 4 sortes de libertés (indépendance, efficacité, engagement, projet) qui se cognent au réel, à un réel contradictoire et mouvant qui ne se laisse pas enfermer dans une identité inerte mais nous résiste et nous transforme - liberté enfin qui n'a rien d'arbitraire ni de futile, qui n'est pas une faculté facultative, étant au fondement du cognitif et de la vie, de l'improbable miracle d'exister.

Une liberté qui se veut liberté, c'est en effet un être-qui-n'est-pas-ce qu'il-est et qui est-ce-qu'il-n'est-pas qui choisit, comme idéal d'être, l'être-ce-qu'il-n'est-pas et le n'être-pas-ce-qu'il-est. Il choisit donc non de se reprendre, mais de se fuir, non de coïncider avec soi, mais d'être toujours à distance de soi. p722

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13 réflexions au sujet de “La liberté contre l’identité chez Sartre”

  1. Merci pour ce texte . Je trouve très opportun ce retour à la pensée de Sartre : historiquement il répondait en effet à la nécessité de dépasser une culture dominante ayant conduit aux catastrophes totalitaires et aux poncifs d’une démocratie seulement formelle de l’époque. Et aujourd’hui cela répond à la nécessité pour nous de contrecarrer le retour en force des idéologies traditionnelles conservatrices dites libérales : soient des idéologies fondant leur Vérité selon des principes réputés premiers et des lois non réfutables.: Retour des religions d’une part, et délires transhumanistes ou post-humanistes d’autre part. Force est aujourd’hui de parvenir à convaincre de l’urgence à réfuter tout idéal d’une Liberté métaphysique, pour l’examen concret d’hypothèses applicables, acceptables et partageables… ( Pour tout le vivant ?), d’une Réalité autrement plus prosaïque. Ce « besoin d’humanité » au sens d’un nouvel humanisme « pourrait-il concerner des non-humains »? demandez-vous. Selon moi il est plus urgent, face au constat du dérèglement naturel, dans le nouvel anthropocène, d’appliquer ce nouvel humanisme prioritairement aux espèces non-humaines – toutes plantes et animaux- sur cette planète qu’à l’éventualité d’êtres non biologiques extra-terrestres , ou d’artéfacts dotés d’I.A.

    J’ai apprécié comment, au centre du texte, vous nous préparez aux questionnements essentiels posés dans les derniers paragraphes, par un développement sur l’écriture. Elle constitue le moment où l’espèce humaine invente une technique ouvrant des possibles, mais du m^me coup les possibles ruses ( et déviations) de la raison pensante : « un lieu où je peux changer, me choisir… l’art même de suivre des codes et s’ajuster à son objet ». L’objet de l’écriture, comme du calcul, selon leurs codes conventionnels permet la forclusion du sujet pensant : le Sujet: cet et être de chair, sensible, essentiel modérateur des désirs de l’esprit. C’est ce que rappela Merleau-Ponty, en tant que dissident de Sartre pur philosophe de l’écrit donc inattentif à ce que comporte de prosaïque la perception, en rapport direct et affectif avec les milieux de vie?

    • Il nous faut redonner un souffle à la liberté sans plus ignorer toutes ses embûches ni le règne de la nécessité ni la part de vérité du libéralisme qu'il faut limiter et réguler, au lieu d'essayer de revenir en arrière.

      Il y a certes une urgence à préserver la biodiversité, bataille qui semble déjà perdue, mais ce n'est pas de l'humanisme, c'est le souci de notre milieu. Il y a une autre urgence dans les revendications identitaires et les craintes de grand remplacement qui vont des immigrants aux robots. Ce n'est certainement pas moi qui m'en serait soucié si tôt mais la question se pose déjà et, si notre ex-sistence n'est pas biologique, il paraît plus probable d'avoir une intersubjectivité avec une machine parlante qu'avec un animal car, justement, nous ne sommes plus des animaux (pour les autres). Des films en ont déjà exploré l'hypothèse mais c'est ce qui ressort aussi d'études sur le rapport aux assistants numériques intelligents. Par contre, un singe qui parle me semble pouvoir entrer dans notre humanité. En Amérique du sud, il y eu déjà un orang-outang et un chimpanzé qui ont bénéficié de droits personnels, notamment à être libérés. Des expériences qui ont mal tourné de petits chimpanzés élevés comme des enfants montrent que la frontière se brouille facilement, pas tout-à-fait comme avec nos animaux domestiques qui font partie de la famille et nous sont chers mais restent des animaux qui n'ont pas accès à notre monde sur-naturel.

      Le paradoxe de l'écriture effectivement, c'est d'être l'acte le plus libre et subjectif où l'auteur s'exprime pour ensuite se figer dans l'être et perdre son support vivant (ce que reprochait Platon), nécessitant cependant un lecteur vivant pour lui redonner vie. Il n'y a donc pas complète forclusion du sujet. Il faut rajouter que l'écriture n'a pas été plus "inventée" que tout le reste mais s'est imposée, par le commerce et le pouvoir.

      • Je me refuse à considérer si un chimpanzé dressé en captivité à pratiquer les prémisses d'un langage humain s'avère en capacité d'entrer dans le milieu culturel " humain". Je souhaite au contraire savoir, par de nouvelles propositions philosophiques, assumer mon athéisme. Soit: accéder à une lecture en sens inverse de l'actuel consensus, qui donnerait à reconnaître enfin et clairement l'essence d'une intelligence biologique globale des réalités, différente de la pensée écrite humaine . Que toute individualité vivante ( l'homme compris) perçoit le réel selon sa réalité spécifique, selon les dimensions limitées de sa propre échelle - par ailleurs individuelle- de temps . Je souhaiterais savoir dire comment toute espèce vivante utilise ses propres structures de connaissance pour confirmer le sens de son propos spécifique d'existence- en propre- dans une sémiosphère. " La sémiosphère est une sphère tout comme l'atmosphère, l'hydrosphère, la biosphère.. Elle pénètre dans tous les coins de ces autres sphères, en incorporant toutes les formes de la communication: sons, odeurs, mouvements, couleurs, formes,champs électriques, radiations thermiques, ondes de toutes espèces, signaux chimiques,, toucher, etc... Bref des signes de vie" écrit Hoffmeyer. Il est urgent, face aux prédations et dégradations humaines dans l'environnement global, d'affirmer avec A. Berque la nécessité de "comprendre ce qu'est la réalité pour un certain animal. Cette réalité n'est pas réductible à ce qu'est la réalité pour l'observateur"... [l'intelligence biologique de tout être animé s'exerce dans] " une réalité concrète, supposant conjointement l'animal et son propre milieu, tandis que celle de l'observateur [humain] est une réalité abstraite supposant le regard de nulle part que la science moderne porte sur un environnement objectifié" ( extrait de "Chaînes sémiologiques et production de la réalité", du 2 juin 2O17).
        Ce regard de nulle part de l'esprit moderne , par ailleurs dépourvu de sérieuse modérations éthiques antérieures, a permis de construire une surhumanité, mais il apparait non soutenable. Qu'en pensez?

        • C'est toute la question, la culture humaine dépasse l'essence biologique et nous ne poserions pas la question de l'animalité si nous n'en étions pas sortis. Savoir si c'était souhaitable ou non n'est pas en question - cela s'est fait sous la pression du milieu (prolongation de l'évolution biologique en évolution technique) mais notre sémiosphère à nous n'est plus naturelle, devenue culturelle par le langage narratif et l'écriture qui n'est plus signe de vie. Savoir si c'est soutenable est par contre à prouver (l'inexistence des extraterrestres est mis sur le compte de la destruction des civilisation avancées), ça c'est notre question, celle de notre futur lointain qui n'est la question d'aucun animal. Nous ne sommes plus de la nature à en être devenus responsables.

          Notre coupure avec l'animalité est certes relative. Le langage veut des oppositions franches entre mots comme entre mâle et femelle mais le réel, pas seulement biologique, est moins tranché. L'intérêt principal de Derrida est d'avoir montré comme les frontières se brouillent, ce à quoi nous confrontent les robots comme les singes parlants (il faut connaître l'histoire de ce petit singe qui regardait la télé et fumait des joints avec les autres). Cela nous est très désagréable, provoquant le sentiment d'inquiétante étrangeté (on appelle cela la vallée dérangeante) mais il y a toujours une zone floue. Il n'empêche que cette différence avec l'animal, nous la revendiquons, refusant d'être traités en animal, et Sartre absolutise cette différence en transformant une différence biologique en différence ontologique, celle du pour-soi et de l'en-soi.

  2. Comment nous combinons nos libertés, comment nous gérons nos interactions, comment concrètement nous prenions de nos décisions au sein de tous les collectifs avec lesquels nous commerçons, me semblent être les sujets incontournables à aborder pour sortir de l'impasse du sujet e la liberté comme la philo le pose, de façon abstraite.

    • Je ne vois pas bien en quoi l'aspect philosophique s'opposerait à la mise en place de dispositifs concrets de prise de décisions et de concertations. Les deux se nourrissent l'un de l'autre depuis quelques siècles, il me semble, comme par exemple l'élaboration du droit.

    • Eh bien, c'est très simple, il suffit de procéder par ordonnances réglées par une horloge de cheminée jupitérienne comme fait ce connard innommable qu'est Macron. Très représentatif de ces trentenaires, débutants quadragénaires, d'une inculture souvent sidérante.

      Et je vous signale que avez fait l'apologie de petit trou du cul inepte pour lequel j'ai voté au second tour avec d'immenses doutes qui ne sont pas estompés.

    • Je suis d'accord que la liberté réelle est très différente de la liberté des philosophes. Sartre a raison de se focaliser sur la liberté de rupture mais cela aurait dû lui en faire saisir les limites au lieu de l'absolutiser.

      Il faut lier la liberté (la décision) au cognitif et non pas à une nature bonne ou mauvaise ni simplement aux intérêts, ce sont les limites cognitives qui limitent notre liberté, les illusions qu'on nourrit qui nous condamnent à l'impuissance. La politique en est l'illustration flagrante avec notamment l'illusion d'une conversion des âmes universelle qui changerait le monde.

      L'élection de Macron fait partie de ces événements imprévisibles qui expriment sans doute une nécessité du temps. Il doit surtout sa victoire à l'effondrement des autres camps, ce qui doit interroger d'abord au lieu d'enrager. Mélenchon qui en profite en est pourtant le principal responsable. En tout cas, la destruction (très relative) de l'ancien système social est apparemment un préalable à sa reconstruction et ses députés incapables devraient guérir de la surévaluation de la démocratie et des "citoyens ordinaires" dans ce cirque législatif où les degrés de liberté sont très faibles.

      • La structuration des prises de décision me paraît être un des paramètres, une variable, sans homme nouveau. Si on fait partie d'un clan structuré autour du chef, c'est assez différentes étapes à que si nous raisons
        partie du cirque du Soleil qui pratique la prise de décision par consentement. Dans le premier cas, tout repose sur le cognitif du chef aux prises avec les luttes de pouvoir, alors que l'information prend une beaucoup plus grande place dans le second.

  3. Cet article me semble porter davantage sur le premier Sartre que le second, même s'il y a des continuités entre les deux. La négation de la négation est l'objet de la Critique de la Raison Dialectique, pour ainsi dire l'un des moments qui parcoure tout l'ouvrage. La liberté ne m' y semble plus l'agent principal de l'Histoire, mais la rareté. Ce dernier concept métaphysique qui domine la CRD est discutable, mais cela étant, son aspect dialectique n'échappe pas à Sartre (rareté relative, rareté et mode de production etc.). D'autant que l'écologie a à voir avec la rareté, mais une rareté provoquée par le néolibéralisme. On pourrait aussi étendre cette notion (par exemple la rareté de la reconnaissance sociale). La conscience comme "surface vierge" me semble plus élaborée dans la CRD, parce que Sartre l'inscrit dans l'objectivation, l'objet de l'activité dans laquelle l'homme à la fois se reconnaît et ne se reconnaît pas en la dépassant (mais là en effet le futur prend l'aspect de la surface vierge à remplir, et l'on se demande quel est le support tangible de la projection de la conscience dans l'avenir). Pour ce qui est de la transcendance, elle est pourtant bel et bien présente dans le néolibéralisme et la "pensée de droite", il ne s'agit pas d'un libertarisme à l'aveugle: transcendance du Capital, de la marchandise, de la croissance etc.

    • Il est très clair que je parle du premier Sartre, celui de "L'Être et le Néant" et de la période existentialiste, de ce qui a séduit toute une génération. Le Sartre marxiste ne me semble pas intéressant, pris dans ses contradictions. La Critique de la raison dialectique (écrit sous amphétamines) est un échec. L'importance de Sartre est bien dans l'identification de la conscience à la négativité (néant), à la distance à soi.

      Ses tentatives de se conformer ensuite au matérialisme marxiste sont plutôt pathétiques et il sera obligé de réintroduire les déterminations du sujet (on l'a vu dans "qu'est-ce que la subjectivité") ainsi qu'une réalité matérielle, réduite cependant à la rareté qui n'en est qu'un aspect et masque les processus comme la sélection après-coup, mais ce qu'il cherche malgré tout, c'est à expliquer l'histoire par le pour-soi, comme Hegel voudrait l'expliquer par la liberté. Ses derniers engagements politiques témoigneront de ses égarements. Ce n'est vraiment pas ce Sartre idéologue qui mérite qu'on y revienne mais le souffle de liberté qu'il a donné à son époque de rupture avec le passé.

      Sinon, la rareté est un facteur important de toute écologie mais le plus dangereux pourrait être l'abondance au contraire, qu'il y ait trop de pétrole (non pas qu'il manque). Vouloir tout ramener à un même concept est toujours louche, signe de dogmatisme, au moins trop simplificateur.

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