André Gorz, un penseur pour le XXI° siècle

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André Gorz bénéficie d'une gloire posthume étonnante par rapport à son audience relativement confidentielle jusqu'ici. C'est à l'évidence dû en grande partie à son dernier livre Ecologica, recueil de textes sur l'écologie politique qu'il a rassemblés juste avant son suicide le 22 septembre 2007. En particulier son tout dernier texte, publié dans EcoRev' et repris dans Ecologica, "La sortie du capitalisme a déjà commencé" parait largement prémonitoire puisqu'il annonce l'effondrement du capitalisme financier. D'autres pourraient se prévaloir d'avoir vu venir la crise avec plus de précisions sur les mécanismes de son déclenchement, mais aucun ne propose comme lui les voies d'une sortie du capitalisme, alternative dessinée en 1997 dans "Misères du présent, richesse du possible" et qui fait sa valeur irremplaçable dans le contexte actuel.

Le livre qui vient de sortir aux éditions La Découverte, André Gorz, un penseur pour le XXI° siècle, regroupe des contributions très disparates d'anciens interlocuteurs d'André Gorz, rassemblées par Christophe Fourel (Patrick Viveret, Jean Zin, Carlo Vercellone, Denis Clerc et Dominique Méda, Marie-Louise Duboin, Jean-Baptiste de Foucauld, Philippe Van Parijs), témoignant de la diversité de ses influences et même des lectures contradictoires qu'on peut faire de son oeuvre.

L'introduction de Christophe Fourel permet de suivre son itinéraire intellectuel, de Sartre et du marxisme à l'écologie politique, montrant à quel point il avait vu juste dans le caractère intenable d'un capitalisme basé sur la spéculation. André Gorz insiste sur le fait que le capitalisme cognitif ou financier est contradictoire, perdant toutes ses bases dans l'économie immatérielle (travail, valeur, propriété). En effet, de façon strictement marxiste, il réfutait que la finance puisse créer de la valeur en elle-même sans passer par l'amélioration de la productivité du travail.

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée.

Patrick Viveret est un ami que j'estime beaucoup, notamment pour sa remise en cause des indicateurs de richesse mais surtout pour avoir porté le projet SOL de monnaie alternative qui me semble véritablement révolutionnaire et de la plus haute importance dans la période qui s'ouvre. Il n'empêche que je désapprouve sa conception émotionnelle et religieuse de la politique. Je trouve même relativement choquante la récupération politique du suicide de Gorz avec Dorine, sa compagne malade, suicide qu'on peut dire annoncé dans le magnifique "Lettre à D.". Mais, non, "toutes les difficultés de l'humanité" ne sont pas "pour l'essentiel, fondamentalement liées à sa difficulté d'aimer" (p51), c'est absurde et il n'y a aucune chance que ça s'arrange du côté de l'amour. L'amour ne peut être pensé comme question politique. La philia qui nous tient ensemble, la fraternité ou la solidarité plutôt sont bien des questions politiques mais certainement pas l'amour même s'il y a des similitudes entre coup de foudre et insurrection (voir Alberoni). Si le désir de reconnaissance, plus que l'amour, est effectivement un moteur de l'histoire, c'est d'y déployer ses contradictions. La nuance est de taille, car ce n'est certainement pas par "manque d'intelligence du coeur" que les révolutions tournent mal (ou que "les histoires d'amour finissent mal, en général"), position qui permet de juger les autres de haut mais n'a aucune base anthropologique. La conception gorzienne du sujet comme mauvais sujet est à mille lieux de ce moralisme normalisateur et surtout il est dangereux et illusoire de croire qu'il suffit d'éliminer les méchants, de changer simplement les hommes pour que ça se passe mieux alors que ce sont les structures qu'il faut changer (sans en attendre de miracles). Il faut dire que nous avons une lecture diamétralement opposée du "Traître" qui inaugure l'oeuvre de Gorz et de "Lettre à D." qui la clôture. En effet, je vois dans "Le Traître" une tentative héroïque d'atteindre à l'authenticité, jusqu'au malaise et au vide insupportable, sa dernière lettre d'amour me paraissant plutôt une façon de tirer le rideau et de recouvrir la cruelle vérité par un discours de bienséances qui ne soit pas aussi trompeur qu'une vérité trop brutale. C'est le triomphe de l'amour si l'on veut, mais dans l'aveu d'y avoir été absent.

Je m'attache, dans mon propre texte, André Gorz, pionnier de l'écologie politique, à restituer la véritable position politique d'André Gorz et l'alternative écologiste qu'il défendait dans "Misères du présent, richesse du possible". Il me semble que cette petite synthèse peut être utile pour les écologistes anti-capitalistes, même si elle reflète surtout mes propres positions, sans aucun doute, ce que j'ai retiré de son oeuvre pour le projet écologiste. Je ne prétends pas être un fidèle disciple même si je partage les grandes lignes d'une écologie politique humaniste, existentialiste si l'on veut, centrée sur la qualité de la vie et l'autonomie. Par contre, je m'éloigne de plus en plus des théories de l'aliénation, la notion d'homme total ou même d'authenticité me paraissant désormais complètement dénuée de sens, pur flatus vocis, et devant être remplacés par des concepts plus modestes et concrets comme ceux de domination et d'exploitation, du côté négatif, ou d'autonomie et de développement humain du côté positif. Une première version de l'article est disponible sur le blog depuis le 21 juin 2008 (traduit même en espagnol !).

Rien à redire à l'article de Carlo Vercellone, L'analyse "gorzienne" de l'évolution du capitalisme où il montre que pour Gorz, contrairement à Yann Moulier-Boutang par exemple, le capitalisme cognitif est la fin du capitalisme.

Denis Clerc et Dominique Méda tournent surtout autour de leurs propres contradictions sur la "valeur travail", passant à côté du travail autonome qui se généralise. Cela donne une idée des difficiles conversions idéologiques nécessaires pour comprendre les évolutions du travail depuis quelques dizaines d'années. On peut être d'accord avec eux sur le fait que l'automatisation ne crée pas le chômage, dont les causes sont monétaires on le voit bien, mais c'est quand même ce qui tue l'emploi industriel et pousse à la sortie d'un salariat précarisé.

Ce qui est intéressant dans le récit de Marie-Louise Duboin sur les rapports de Gorz avec l'économie distributive, c'est qu'on voit bien qu'il abandonnera une critique trop radicale de la technique et de l'automatisation afin de réduire le travail hétéronome et favoriser le travail autonome. C'est d'ailleurs à cause de cela que certains doctrinaires de la décroissance osent le qualifier de productiviste, ce qui est insensé au regard de l'alternative qu'il défend !

La contribution de Jean-Baptiste de Foucauld aussi témoigne de la confusion des débats autour du travail, débats dans lesquels André Gorz apportait des éléments incontournables même si c'est peu de dire qu'ils étaient difficilement pris en compte. Là, il est un peu comique de voir un grand commis de l'Etat qui n'aime pas les mesures étatiques, encore moins le revenu garanti considéré comme le diable (une démission!). L'utopie qu'il défend encore d'un "temps choisi" néglige le fait que le temps ne peut être choisi quand le travail n'est pas autonome et surtout il ne prend pas en compte le fait que le travail ne peut plus se mesurer en "temps de travail" dans une production immatérielle largement non-linéaire !

Pour sa part, Philippe Van Parijs n'arrive pas à sortir du point de vue de l'individualisme méthodologique et témoigne du plus grand mal à lier écologie et autonomie alors qu'on ne peut les dissocier puisque l'autonomie est à la base de la vie et des systèmes complexes, de l'articulation du local au global. C'est pour cela qu'on a besoin d'autonomie à l'ère de l'information reliant écologie et développement humain. De même, en l'absence d'une conception systémique, il isole beaucoup trop l'allocation universelle, se préoccupant plus qu'elle soit juste que productive !

Passer ensuite à l'interview de Gorz par les syndicalistes allemands, L'homme, un être qui a à se faire ce qu'il est, c'est une bouffée d'air... Le texte sur Kafka est plus un document qui n'intéressera que les spécialistes.

Sommaire

- Itinéraire d'un penseur, Christophe Fourel, p13
- De Kay à Dorine, penser les enjeux émotionnels de la transformation sociale, Patrick Viveret, p37
- André Gorz, pionnier de l'écologie politique, Jean Zin, p 57
- L'analyse "gorzienne" de l'évolution du capitalisme, Carlo Vercellone, p77
- Emploi et travail chez André Gorz, Denis Clerc et Dominique Méda, p99
- André Gorz et l'économie distributive, Marie-Louise Duboin, p123
- Gorz et le temps choisi, un débat inachevé, Jean-Baptiste de Foucauld, p145
- De la sphère autonome à l'allocation universelle, Philippe Van Parijs, p161

Textes inédits d'Angré Gorz :
- L'homme, un être qui a à se faire ce qu'il est, p179
- Kafka et le problème de la transcendance, p198
- Nous sommes moins vieux qu'il y a 20 ans, p230

 


 

Une nouvelle édition en poche est sortie le 12 avril 2012 augmentée de plusieurs textes, notamment un texte sur Sartre (Qui est Sartre ? et un étonnant hommage à Che Guevara !). Antonio Negri dit des bêtises (comme si Gorz pensait que l'immatériel n'avait rien de matériel alors qu'il faisait une promotion excessive des fab labs !) et Rossana Rossanda dit qu'il n'y avait aucun leader écologiste à son incinération, ce qui est sans doute vrai, mais c'est parce que Gorz, qui avait tout préparé, ne leur avait pas envoyé de faire-parts et cela pourrait faire croire qu'il n'y avait aucun écologiste alors qu'on était là (3 d'EcoRev').

 


 

Mes articles sur André Gorz :
- L'écologie politique, une éthique de libération 21/06/08
- André Gorz - la richesse du possible 08/10/07
- André Gorz, une écologie politique 25/09/07

- La réalisation de la philosophie 07/12/2009
- Sortir du capitalisme 26/01/2010

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