L’égalité c’est la liberté

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La question de la liberté, et de ses contradictions, reste toujours aussi disputée mais c'est bien notre préoccupation principale tout au long de la vie. C'est un fait constamment vérifié, que ce soit en amour, en famille, en groupe, et, bien sûr, dans la politique entre libéralisme et altermondialisme aujourd'hui où chacun se pose en défenseur de nos libertés ; avec une grande naïveté le plus souvent d'ailleurs, pour ne pas dire un dogmatisme fanatique (dans les deux camps parfois) comme si on ne pouvait qu'être totalement libre ou pas du tout ! Le difficile à admettre, en effet, c'est le caractère contradictoire de la liberté elle-même où se joue notre destin, pas seulement politique, en passant systématiquement d'un excès à l'excès inverse, pris dans une dialectique historique où nous sommes supposés apprendre collectivement de nos erreurs successives ! C'est l'enjeu vital de notre moment historique que de le reconnaître pourtant afin de sortir de l'impasse écologique et sociale du libéralisme sans retomber dans des régimes autoritaires.

Pour cela il faut insister sur le fait que ce n'est pas l'égalité qui s'oppose à la liberté désormais, alors qu'on verra au contraire qu'il n'y a pas d'égalité sans liberté, c'est la liberté qui s'oppose à elle même et détruit ses propres bases ! C'est la liberté des marchandises qui s'oppose à la liberté des populations ou qui met en péril les équilibres écologiques. De son côté, l'égalité c'est d'abord l'égalité de droit, l'égalité de conditions qui doit nous permettre de ne pas perdre notre indépendance, ne pas subir de domination. L'égalité c'est la liberté pour tous, c'est la condition de la liberté, et pas seulement juridiquement car il n'y a pas de véritable autonomie sans autonomie financière par exemple (les femmes qui n'avaient pas de revenu en savaient quelque chose). La liberté n'est pas un état naturel, c'est une construction sociale et historique, le résultat de dispositifs techniques et de l'organisation collective, des "supports sociaux de l'individu" (comme dit Robert Castel). Loin de s'opposer à l'égalité, la liberté de tous en dépend complètement. Encore faudrait-il s'accorder sur ce qu'on entend par ces termes d'égalité et de liberté, voire même de fraternité bien qu'il n'ait plus tellement cours celui-là !

La résistance au libéralisme

On peut dire que l'homme, c'est la liberté, c'est-à-dire l'indécidable. Cet indécidable introduit certes une division dans la société qui se cristallise en idéologies opposant entre autres des classes sociales à propos de la liberté justement et du sens qu'on peut lui donner. C'est ce qui se joue encore dans l'opposition du néolibéralisme et des altermondialistes, ce qu'on appelle les anti-libéraux. Ce serait un comble pourtant, et un terrible contre-sens, de se faire confisquer l'idée de liberté par le libéralisme sous prétexte qu'on résiste à des politiques libérales qui réduisent nos libertés concrètes. Bien sûr être anti-libéral ne veut pas dire être contre la liberté mais contre le dogmatisme borné de l'idéologie libérale et surtout contre ses politiques liberticides. Etre anti-libéral c'est reconnaître le caractère contradictoire de la liberté et prendre en compte ses effets pervers bien réels. C'est en cela que c'est un post-libéralisme, succédant au post-totalitarisme de ces dernières années, mais il faut le proclamer bien fort, rien de plus précieux que la liberté ! Notre attachement viscéral à nos libertés n'est absolument pas ce qui pourrait nous pousser à rejoindre le camp du libéralisme, même avec toutes sortes de réserves, car c'est bien pour défendre nos libertés qu'on doit résister à un libéralisme marchand qui les menace : c'est pour défendre notamment les logiciels libres, la liberté de téléchargement et d'accès au savoir, tout ce que Bill Gates accuse maintenant de "communisme" comme si la liberté avait effectivement changé de camp !

Liberté, liberté chérie, que de bêtises n'a-t-on pas dit en ton nom... Le plus étonnant, sur ce plan, ce sont les discours implacables de chantres du libéralisme qu'on trouve un peu partout, véritables croyants aussi fanatiques et bornés que les staliniens d'autrefois, tout de déductions logiques, comme dans les psychoses, avec une touche de sadisme et de mauvaise jouissance souvent (délice de la transgression morale) ! Ce libéralisme, comme nouvelle forme de sélection biologique, se pose en digne successeur du nazisme et conserve malgré tout nombre de partisans mais qui sont très éloignés de la modération d'un John Stuart-Mill, par exemple, beaucoup plus recommandable. Ils voudraient tout au contraire "prouver une idéologie" en la réalisant complètement, prendre le modèle pour la réalité et justifier, sans égard pour les dégâts sociaux, les déréglementations les plus folles négligeant les inégalités réelles, au nom des libertés politiques conquises de haute lutte au XIXè siècle ! C'est une arnaque d'autant plus insupportable que les libéraux d'aujourd'hui ne répugnent pas à restreindre paradoxalement nos libertés individuelles dans une société de surveillance totalitaire. En effet, s'ils sont bien pour la liberté de l'économie la plus extrême, cela veut dire très précisément pour l'autonomie de l'économie par rapport au politique, pour l'autonomie des marchandises par rapport aux populations, pour que la machine tourne toute seule et sans nous ! Au nom de ce principe souverain, on voudrait ainsi nous faire avaler (avaliser) la fiction d'une "concurrence libre et non faussée" que tous les économistes un peu sérieux ont réfutée en long et en large mais qui condamne toute politique économique, en particulier la nécessaire relocalisation de la production, et qui n'est, en fin de compte, que la porte ouverte aux productions de masse ainsi qu'à la destruction du tissu local...

Il faudrait un peu plus de modération et de prudence au moins, ralentir cette course effrénée qui s'emballe dangereusement, prendre en compte la dimension humaine, écologique et sociale. Il ne s'agit pas pour autant de remettre en cause le marché et restreindre les libertés mais de défendre une économie mixte, ou plutôt une économie plurielle, une pluralité de systèmes qui se limitent mutuellement. Il s'agit de reconnaître la diversité des situations et la pluralité des mondes mais aussi cette "difficile liberté" qui semble multiplier les problèmes, les blocages, les obstacles et qu'il faut traiter avec courage et clairvoyance à chaque fois, en corrigeant ses erreurs (ce qui n'est jamais facile), aussi bien dans les sciences, la démocratie ou les marchés qui sont les institutions de la liberté, institutions à l'histoire tourmentée et qui n'est pas finie... Cette histoire nous a appris, en le faisant payer chèrement, que la liberté absolue dégénère en Terreur d'un côté, celui du pouvoir révolutionnaire, et, de l'autre, à la loi du plus fort, au renard libre dans le poulallier libre, avec la loi des marchés. "Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit" (Lacordaire). Il faut faire avec cette contradiction, tenir les deux bouts, piloter à vue et ne pas se laisser faire, sans jamais renoncer à notre liberté, car il doit être bien clair que la liberté reste notre bien le plus précieux et que notre lutte contre le libéralisme ne vise qu'à préserver nos libertés. Pas question de tomber dans l'étatisme pour autant, c'est juste l'Etat qu'il faut jouer contre le marché mais c'est aussi le marché qu'il faut jouer contre l'Etat, entre autres contre-pouvoirs...

L'événement "métaphysique" auquel nous avons à faire face, après la critique du totalitarisme, c'est l'expérience des limites et contradictions de la liberté. Nous avons renouvelé l'expérience du fait que les ravages du laisser-faire mènent à une situation presque aussi totalitaire, un totalitarisme du marché qui nous mène à notre perte et qui justifie amplement le développement des luttes anti-libérales mais c'est une pensée un peu trop complexe qu'une critique du libéralisme au nom des libertés, et c'est une complexité qui n'est pas si facile à faire partager. Il faudrait ajouter dans cette critique post-libérale, l'apport essentiel de Lacan sur les limites de la libération du désir (cf. Télévision). C'est essentiel pour déconstruire le mythe d'une harmonie naturelle et originelle d'une liberté qui nous divise et d'un désir qui reste jaloux ou transgressif. C'est aussi ce qui permet de comprendre que c'est en reconnaissant plutôt les contradictions de la liberté qu'on peut espérer d'accéder à un peu plus d'auto-nomie.

La question de la liberté

Toutes sortes de fantasmes courent encore sur une liberté qu'on voudrait totale, immotivée, pur libre arbitre, ce qui n'a pas de sens pourtant en dehors des religions qui voudraient nous faire croire qu'on pourrait être totalement coupable ou méritant. La réalité est plus terre à terre, c'est tout simplement qu'on est au moins un centre autonome de raisonnement et de décision, témoignant d'une façon ou d'une autre de tout ce qu'on nous a appris et liberté offerte aux pouvoirs (seul un être libre peut devenir esclave). Notre liberté est toujours très limitée, elle n'est pas pour autant absente mais bien réelle malgré tout. Les déterministes et les scientistes ont bien raison de dire que nous sommes théoriquement pris dans une chaîne de causalité implacable mais la liberté commence avec l'ignorance, quand on ne sait pas ce qu'on doit faire. Déterminé ou pas cela ne veut plus rien dire ici. Déterminé plutôt de multiples façons contradictoires qui exigent un examen, de se projeter un peu plus loin, de faire un choix qui nous engage. La liberté comme la conscience commence avec le manque d'information, la réflexion qui se demande quoi faire et ne le sait pas encore, désir égaré qui "perd le fil" soudain, interrompant la causalité externe pour y substituer une causalité interne, orienter l'action, viser un objectif. Les systèmes complexes rendent indispensables différents niveaux d'autonomie pour répondre à une combinaison de critères imprévisibles, on peut dire qu'il font émerger la liberté de leur complexité. Comme Norbert Elias l'a montré, le sentiment de liberté individuelle tient plus à la multiplication des choix à faire et des contraintes subies plus ou moins volontairement plutôt qu'à l'affaiblissement de celles-ci.

La question de la liberté ne saurait être résolue une fois pour toutes alors que la liberté est dans la question elle-même, la prise de recul, cette part d'ignorance qui suspend le jugement à la réflexion ou sa vérification dans l'expérience et le soumet à notre rationalité limitée. Notez qu'un Dieu omniscient ne saurait être libre car il n'aurait pas le choix de décider d'un avenir qu'il connaît déjà !

Il faut rappeler pourtant qu'on doit au nazi Heidegger la révélation, dans "L'essence de la vérité", de ce qui relie la liberté à la vérité en ce qu'elle nous échappe et dévoile l'étendue de ses possibles à une liberté qui l'interroge. L'étonnant est bien que le caractère inséparable de la liberté et de l'ignorance comme ouverture à l'être reste absolument essentiel, même si la conception qu'avait Heidegger de cette liberté n'était pas du tout celle d'une libération, d'une liberté contre toute contrainte, au contraire puisqu'il y opposait une liberté de faire, liberté pour un objectif contraignant, au point de prôner une soumission totale à l'organisation collective ! C'est dans le même esprit que Carl Schmitt appelle "La constitution de la liberté" les lois racistes nazis de 1935 où que la formule "le travail rend libre" ouvrait le camp d'Auschwitz. Drôle de liberté ! mais pas si différente au fond d'un libéralisme qui nous dépouille de toute autre liberté que la soi-disant liberté d'achat. Il ne faut pas se fier aux mots mais, en fait, il nous fallait découvrir encore que c'est la liberté elle-même qui est contradictoire et contient son négatif. C'est cela la nouvelle de notre temps.

La liberté c'est d'abord la liberté de se tromper ou de mentir sans doute mais c'est surtout la capacité de se projeter dans le futur et de changer de stratégie, de s'engager et de remettre en cause ses engagements. Plutôt que de se demander si la liberté existe, j'avais proposé jadis de distinguer 4 libertés bien distinctes : indépendance, efficacité, engagement, projet. L'important, dans ces affaires, c'est de quitter les débats abstraits pour revenir aux libertés concrètes, aux dispositifs de pouvoir, à l'amour libre qu'on voudrait mettre en cage, plutôt que de se complaire dans des représentations illusoires et se saouler de mots. Il ne doit pas y avoir de doutes, en tout cas, sur le fait que nous devons défendre nos libertés, en conquérir de nouvelles. Pas question de laisser la liberté aux libéraux et leurs petits calculs à courte vue. Dénoncer les ravages du libéralisme et vouloir une régulation de l'économie ne signifie en aucun cas s'abandonner à la bureaucratie ni croire que ce serait facile mais l'essentiel, au bout du compte, est de gagner en possibilités, en degrés de liberté, de construire les instruments de notre autonomie, les supports sociaux de l'individu qui en sont la condition matérielle, et juger aux résultats plutôt que de nourrir la nostalgie d'un âge d'or et d'une liberté absolue introuvable, au nom de principes trop rigides.

La dignité de l'homme (et de la femme)

Si l'égalité aussi a pu être le rêve fou et totalement illusoire, d'un monde complètement homogène où tout le monde serait interchangeable, ce n'est certes pas une raison d'abandonner pour autant la revendication fondamentale à l'égalité, portée notamment par les femmes à présent. Leur revendication n'est pas l'égalité entre toutes les femmes pourtant, il faut le souligner, mais entre les femmes et les hommes, droit aussi à l'inégalité, c'est-à-dire aux postes dirigeants ! Quelle est donc cette notion si étrange d'égalité ?

Il faut sans doute revenir aux revendications de la paysannerie qui a fait la Révolution française, car la revendication d'égalité y prend un sens plus concret, où les enjeux sont bien plus clairs. On s'aperçoit, en effet, que l'égalité revendiquée n'est pas autre chose que la liberté puisque c'est d'abord l'égalité de condition : ne pas devoir courber la tête, ne pas être l'esclave de quiconque, ni dominé ni dépendant ni méprisé ni exclu mais paire parmi ses paires (P2P) ; question d'honneur autant que d'autonomie, revendication d'un soi qui se détermine soi-même dans la vie collective et l'action commune, au même titre que les autres. Ce n'était pas tant l'inégalité des richesses qui pouvait choquer à l'époque mais l'inégalité de droits ou lorsque ces richesses étaient devenues illégitimes à se détourner de leur fonction sociale, en prenant des airs supérieurs en plus ! L'égalité est inséparable ici de la liberté tout comme la liberté de l'égalité. Qu'on ne se méprenne pas sur une liberté qui est toujours limitée, ni sur l'égalité qui ne peut être parfaite, ce ne sont pas que des mots mais c'est une question de rapports humains, de reconnaissance, de dignité, de respect. On voit que liberté, égalité et fraternité ne sont finalement que les 3 aspects indissociables d'une société respectueuse de ses citoyens comme individus et comme êtres humains. Encore faut-t-il y mettre les moyens pour développer réellement l'autonomie de chacun (ce qu'on appelle le développement humain) et tenter d'égaliser les conditions sociales. Nous ne sommes pas des animaux, ni de simples producteurs ou consommateurs, et nous revendiquons notre égalité avec tous comme notre liberté dans l'action commune, sans prétendre pour autant être tous semblables mais en exigeant d'être considérés comme des égaux et non pas traités en objets par un pouvoir quelconque. C'est cela l'enjeu des luttes sociales.

On le voit, une certaine égalité est la condition de la liberté et il n'y a pas de liberté réelle sans l'égalité des conditions, une indépendance y compris financière. Pas besoin pour cela d'une stricte égalité de richesse, à condition tout de même que les écarts ne soient pas trop démesurés, qu'on appartienne encore au même monde et qu'on reste fraternels les uns avec les autres. La richesse a toujours été bien public, redistribuée aux nécessiteux ou confisquée dans les temps difficiles, ce n'est pas le problème jusqu'à un certain point et dès lors que personne ne manque de l'essentiel. Ce qui est inadmissible c'est la séparation des mondes, la rupture du pacte social qui nous tient ensemble, et, en l'absence de guerre, l'éclatement de la société, la désolidarisation des possédants qui ne voient plus de raisons d'être solidaires des plus pauvres depuis la fin de la menace communiste. Ce qui est inadmissible, c'est de laisser se développer l'exclusion, la précarité et la misère. En fait, la division de la société, la lutte des classes, la guerre civile vient d'abord d'en haut : les privilégiés qui défendent leurs privilèges avec un peu trop de rage, c'est le poisson qui pourrit par la tête dit-on !

La Révolution, n'a pas eu lieu une fois pour toute décrétant ainsi la fin de l'histoire, elle est toujours à refaire pour défendre nos libertés, rétablir l'égalité républicaine et retrouver la fraternité des coeurs. La liberté ne se prouve qu'en acte. Tout dépend de notre capacité de résistance et de notre capacité à construire, dans l'ère de l'information qui s'ouvre devant nous, une alternative réaliste qui combine une production plus écologique, l'extension de nos libertés et une plus grande égalité, la difficulté étant de combiner à la fois ambition et réalisme dans la mise en place de dispositifs concrets. Je propose pour cela revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales. Ce n'est pas gagné d'avance, c'est le moins qu'on puisse dire, mais il faudra bien finir par tenir compte du caractère contradictoire de la liberté ainsi que des limites d'une égalité qui doit préserver nos diversité et qui est d'abord politique, même si elle exige une base matérielle minimale qu'il faudrait prendre un peu plus au sérieux. Il ne s'agit pas dans cette nécessaire mise au point d'un quelconque raffinement théorique et marginal, c'est un préalable à toute politique future pour éviter le pire. On pourrait dire, d'ailleurs, que c'est déjà une évidence partagée par le sens commun d'une certaine façon, mais ce n'est pas si clair au niveau des discours, des idéologies et des valeurs proclamées. Il est encore bien loin d'être acquis dans toutes les têtes qu'on ne peut avoir l'égalité sans la liberté ni la liberté pour tous sans l'égalité, question de dignité, de coeur et de raison...

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