Debord considérait que son acte le plus subversif avait été d'écrire sur un mur "Ne travaillez jamais" et Rimbaud disait avoir "horreur de tous les métiers". Rien ne paraît plus réactionnaire que de vouloir valoriser le travail en soi, simple justification d'une exploitation éhontée et de la soumission passive au devoir comme à la peine (travail, famille, patrie).
Il y avait incontestablement quelques bonnes raisons, depuis notre exil du paradis des chasseurs-cueilleurs, d'identifier le travail à la peine et la contrainte, punition divine sinon forme d'esclavage. Il se pourrait cependant qu'à l'ère du numérique et de l'automatisation, le travail se dépouille de sa pénibilité physique pour ne plus consister en simple dépense d'énergie, comme dans la thermodynamique originelle, mais bien plutôt comme l'inverse de l'entropie ce qui n'est pas exactement la même chose et moins fatiguant à s'appuyer, tout comme la cueillette, plutôt sur l'information (comparable au démon de Maxwell triant les molécules les plus rapides au lieu de les accélérer). Sur cette face, on peut dire le travail "immatériel" du fait qu'il n'exploite pas une "force de travail" mais mobilise des subjectivités avec leurs compétences particulières pour l'exécution d'une tâche au service d'un objectif commun.
Dans ce contexte, il faut montrer en quoi l'autonomie est essentielle pour sortir de l'aliénation salariale mais aussi qu'il ne s'agit absolument pas de se délivrer du travail comme du royaume de la nécessité pour un royaume de la liberté qui se révèle bien vide et livré en général à de si piètres divertissements. Il ne s'agit pas de s'éviter toute difficulté, ni même d'épargner les corps mais de passer du travail forcé au travail choisi, du travail souffrance ("désutilité") au travail plaisir voire au travail passion, il s'agit enfin de rendre le travail désirable autant que faire se peut. Ce qu'il est déjà d'une certaine façon, si l'on en croit les sondages et malgré de nombreux contre-exemples, d'autant plus convoité sans doute qu'il manque (il faut voir comme les salariés défendent leur emploi). Il y a encore de grands progrès à faire pour qu'on puisse s'en satisfaire, notamment à gagner un peu plus en autonomie, mais ce qui pourrait passer raisonnablement pour de simples voeux pieux semble malgré tout confirmé par les évolutions en cours.
Cela parait bien extraordinaire que ce qui était honni de tous devienne soudainement désirable en changeant de forme. C'est pourtant ce que démontre le fait que la plupart des riches préfèrent travailler désormais (ce qui n'était pas le cas auparavant). Il ne faut pas en faire trop jusqu'à y voir une auto-création quasiment divine. Le travail comporte à l'évidence de multiples servitudes mais il donne du moins l'occasion de réussir quelque chose dans sa journée. La véritable raison du travail, c'est au fond de ne pas savoir quoi faire de son temps par soi-même, ce qui n'est pas le cas de tout le monde, pas de ceux qu'habite une véritable passion mais qui n'est pas un état durable la plupart du temps. La vérité, c'est que nous sommes faits pour nous coltiner le réel, y compris inter-subjectif, exercer nos facultés. Ce qui nous fatigue est aussi ce qui nous entretien mais on pourrait penser qu'on n'a besoin de personne pour s'exercer tout seul. C'est ce qu'il ne semble pas, sauf pour un assez petit nombre. La vertu du travail est à la mesure exclusive du poids de l'ennui et du désoeuvrement, de la nécessité du souci, de l'intentionalité, de "l'être pour", c'est sa véritable dimension anthropologique et qui fait dire à Voltaire que "le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin". Pour le vice, tout dépend de la définition qu'on en donne, l'époque n'est plus aussi répressive mais il reste quelque chose de vain dans la recherche effrénée des jouissances. Par contre, si tout travail mérite salaire et procure quelque rétribution, pas la peine d'être dans le besoin pour cela - grâce à un revenu garanti - il suffit que cela soit profitable pour tous mais l'essentiel, qu'il faut retenir, c'est bien l'ennui et le caractère insupportable de la passivité, de laisser nos talents inemployés, ce dont un travail pourrait nous guérir. Pas n'importe quel travail cependant, celui qui reconnaît nos compétences, les rétribue à leur juste valeur et procure le plaisir d'un travail bien fait - car le travail peut être lui aussi très ennuyeux ou indigne, d'où l'importance que ce soit un travail choisi et de pouvoir refuser les boulots de merde qu'on voudrait imposer aux pauvres. Il faut y insister et retourner les beaux discours sur la valeur-travail contre les conditions inhumaines et les emplois sous-payés.
J'ai déjà abordé ces questions dans un article pour EcoRev' sur la valeur travail (qui n'avait pas du tout plu à Gorz qui était dans sa période "critique de la valeur") et surtout dans "changer le travail, changer la vie" mais j'y reviens un peu dans la dernière vidéo et deux lectures récentes (ayant donné lieu à deux commentaires regroupés ici), qui viennent soutenir à la fois que "le travail est le premier besoin de l'homme" et qu'il devrait devenir de plus en plus désirable.
Il faut s'entendre sur ce qu'on appelle travail qui ne peut se réduire au salariat ni à ce qui est considéré actuellement comme travail mais doit inclure d'autres activités notamment créatives. On peut le définir par la poursuite active d'un objectif mais à condition que ce soit pour d'autres que soi (pour répondre à une demande) et reconnu, valorisé, validé par une rétribution, le plus souvent monétaire. C'est l'un de mes points de désaccord avec Gorz de préférer le travail autonome à l'autoproduction mais l'un des promoteurs de la "psychologie positive" (qui n'est pas vraiment mon truc), Mihaly Csikszentmihalyi, a forgé un mot qui rassemble les deux comme "activités autotéliques", c'est-à-dire activités qu'on se donne soi-même pour but, rejoignant Aristote pour qui le plaisir venait de l'activité (aimer vaut mieux qu'être aimé) - à condition bien sûr d'atteindre son objectif ou du moins de ne pas échouer trop gravement sinon même de façon humiliante...
Avec l'activité autotélique (l'expérience optimale), la vie passe à un autre niveau. L'aliénation fait place à l'engagement, l'enchantement remplace l'ennui ; le sentiment de résignation est chassé par le sentiment de contrôle, l'énergie psychique n'est pas orientée vers la poursuite de récompenses externes mais est utilisée de façon à favoriser l'épanouissement de soi.
Il me semble que cela éclaire ce que Gorz appelait "voir le bout de ses actes" et "donner un sens à son travail", de même que la véritable aliénation dans la passivité, plus encore que l'hétéronomie qui n'en est qu'une des manifestations, mais dont le travail autonome nous délivre (et non la transgression). Le but, ici, n'est pas simplement le gain attendu mais bien l'activité elle-même. Si je crois que la demande extérieure et la rétribution y sont nécessaires, c'est de la soutenir, la justifier, la rendre plus durable (boucle de rétroaction positive).
Il ne s'agit pas de "chercher le bonheur", encore moins de se sentir obligé de positiver dans le malheur ni refouler tout ce qui nous fait pester contre notre travail, mais bien de ce qu'on peut appeler notre essence, qui n'est pas tant "d'être-là" mais plutôt d'ex-sister, de viser un au-delà absent et d'utiliser toutes ses ressources dans une inversion de l'entropie qui les justifient, manifestant ainsi notre réelle présence au monde, moralité de l'existentialisme d'exercer ses facultés, de prouver qu'on existe (d'avoir à être), pas seulement en s'opposant à ce qui nous renie mais en étant en conformité avec notre être dans sa singularité, non pas tant libération de toute identité, habitude ou dépendance qu'activité effective à partir de ce qu'on est (de ce qu'on peut). Toutes raisons pour lesquelles il faudrait absolument pouvoir bien choisir son travail.
Il n'y a pas à trop célébrer les plaisirs de l'activité pour autant, en oubliant tous ses emmerdements (il n'y a que ceux qui ne font rien qui ne font pas de bêtise). On a appris qu'il y avait aussi une autonomie subie source de souffrance, de la "fatigue d'être soi", et que l'autonomie des individus est une production sociale (nécessitant les supports sociaux de l'individu). Il faut juste admettre qu'il n'y a rien qui vaille en soi qu'à prendre sens dans l'action (comme le ballon dans un jeu). C'est ce qui fait toute la valeur de l'autonomie dans le vivant et non de nous délivrer de toutes les contraintes et déterminismes pour une jouissance fantasmée et prédatrice. Autre façon de dire qu'il n'y a de vie qu'en évolution derrière la reproduction apparente des mêmes gestes, les organes inutilisées s'atrophiant (ne s'usant que si on ne s'en sert pas!).
L'autre document émane de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail qui essaie de déterminer ce que sera le travail en 2053. Ce qu'il y a de bien avec des prévisions si éloignées, c'est qu'on peut supposer tous nos problèmes actuels résolus et peindre la vie en rose. Que la vie privée y prenne plus d'importance que le travail peut traduire simplement l'effacement des limites entre vie privée et travail. N'y voir que le positif est un signe de naïveté et il serait tout aussi douteux qu'il y ait complète disparition du travail manuel, mais cela témoigne incontestablement de tendances lourdes de même que lorsqu'ils parlent de "l'entreprise aux milliers de travailleurs indépendants", donc d'une sortie du salariat, avec des entreprises en réseau. En tout cas, pour eux aussi, le travail devrait devenir désirable alors que se confirme la vacuité du temps libre :
Avec l’allongement de l’espérance de vie, en 2053, les individus travaillent plus longtemps mais sur plusieurs périodes courtes. Le rapport entre vie privée et vie au travail est désormais favorable à la première. Et l’enjeu est bien encore celui du sens à donner au travail.
La hiérarchie dans les structures ne sera plus d'actualité. Tout le monde aura son mot à dire dans l'entreprise et chaque parole sera prise en compte. On ne travaillera plus au bureau, mais depuis notre domicile, dans des espaces de "co-working", dans les moyens de transports, les lieux de restauration, ou encore dans les parcs. Les usines seront uniquement occupées par des robots. Ce sera la norme en 2053. La présence de ces robots nous débarrassera des métiers manuels. Ce qui fera également disparaître la notion de pénibilité au travail.
Nous constatons en revanche que, pour toute une catégorie de personnes, le temps ainsi libéré se traduit par une forme de vacuité. Aujourd’hui, le travail n’est pas tant un besoin alimentaire qu’une quête d’accomplissement. Du coup, s’intéresser aux conditions de travail, c’est défendre sa finalité et combattre la vacuité.

Les commentaires sont fermés.