
Ce que la pensée, en tant qu'elle est percevoir, perçoit, c'est le présent dans sa présence. [p166] Le trait fondamental de la pensée est la re-présentation. [p167] Toutefois nous ne pensons pas encore en mode propre, aussi longtemps que nous ne considérons pas en quoi l'être de l'étant repose, lorsqu'il apparaît comme présence. [p169]Heidegger, Que veut dire "penser" ?
D'être revenu récemment sur le nazisme de Heidegger m'a fait mesurer à quel point sa conception de la pensée (comme présence tournée vers son origine, recueil d'un sens déjà donné, simple perception enfin) était étrangère à ma propre expérience (mise en relations et travail critique de réflexion d'un savoir en progrès dans l'épreuve historique de ses contradictions). Bien sûr tout dépend de ce qu'on désigne comme pensée, simple flux de la conscience, reconstitution de mémoire, exercice logique, examen rigoureux, choix décisif ou rêverie poétique (voire érotique). Il est d'autant plus étonnant d'avoir réduit ainsi la pensée (et le langage) à un simple recueillement d'essence religieuse et dépourvu de toute négativité même si la présence est chez lui aspiration à l'être, tension vers l'objet de la pensée. Là-dessus, les critiques de Derrida, dans "La voix et le phénomène", restent très utiles, montrant comme cette métaphysique de la présence (ou mystique de l'authenticité) compromettait toute la phénoménologie (et l'existentialisme). Il vaut d'y revenir car, politiquement, on sait où peut mener la surévaluation de l'origine mais c'est un peu la même chose avec la "tradition révolutionnaire", à vouloir "refaire Mai68" par exemple, comme si on n'avait rien appris de ses errements, au lieu de proclamer un nouvel âge de liberté capable de reconnaître ses erreurs.
Si le monde avait été créé, ayant son origine dans la pensée d'un dieu créateur ou grand architecte, il trouverait bien sens dans cette intentionnalité première mais ce n'est justement pas le cas et ce pourquoi la philosophie doit rompre avec la religion (et son onto-théologie). En réalité, le monde, et singulièrement le monde de la vie, se crée plutôt lui-même avec le temps à travers d'innombrables processus d'interactions, évolution créatrice qui n'a rien de prédéterminé ni de définitif. La vérité n'est pas au départ dans un dévoilement de l'être nous menant droit au but mais se construit pas à pas, par essais erreurs, certes à partir de "niches écologiques", d'ouvertures effectives des possibles, mais comme à tâtons, en sortant des représentations illusoires de notre rationalité limitée et notamment d'un obscurantisme primitif consistant essentiellement à donner une intention aux choses et projeter sur elles nos désirs ou nos craintes. C'est là où la phénoménologie trouve sa limite et doit laisser place à l'historicité d'un savoir en construction, abandonnant l'immédiateté de la présence à soi d'une intentionnalité qui est tout autant constituée que constituante et se transforme à l'expérience du réel, ne restant pas plus immuable qu'aucun organisme vivant (même s'il y a des vérités géométriques qui ne changent pas). Le premier pas ne décide pas toujours du dernier, comme s'il n'y avait que l'ivresse des commencements, à jamais perdue, et aucun apprentissage, aucun événement pour dévier notre route dans une vie déjà vécue et toute tracée d'avance.
Malgré Parménide ou Héraclite qui peuvent en donner l'illusion, il n'y a pas de place dans l'évolution humaine pour un savoir premier nous engageant avec assurance vers notre destinée (les arabes ont engagé le grand mouvement de traduction sur cette croyance d'un savoir perdu). Certes, il y avait déjà du temps des Grecs et de leur usage extensif de l'écriture, une lente sédimentation des savoirs et des sagesses anciennes avec toutes les apparences d'une connaissance originaire (mythique) qu'on retrouve dans la langue (et la pensée de Heidegger tend vers la simple étymologie où ce sont les mots qui parlent, sans voir que tout commence par leur écriture). Certes la nouveauté rend visible ce qui sera ensuite enfoui sous l'habitude et il y a sans aucun doute dans la naissance de la philosophie une spontanéité qu'on perdra en partie par la suite (comme d'un rock vieillissant!). Cependant, les sciences au moins nous l'ont appris, même si elles "ne pensent pas", c'est l'erreur et l'ignorance qui sont originaires, les connaissances scientifiques étant souvent contre-intuitives et conquises sur nos évidences premières. De sorte que les histoires qu'on se raconte depuis que nous parlons, n'ont que peu de rapport avec la façon dont les choses se passent réellement dans une suspension du sens et l'indétermination de l'avenir. Il n'y a pas de fidélité à l'histoire qui tienne, même si on se situe toujours dans une trajectoire historique. L'histoire comme la vie ne continuent qu'à corriger leurs erreurs, à savoir changer de cap. L'histoire comme la vie ne continuent qu'à éviter leurs dérives, où ce qui continue ne nous porte qu'à s'opposer activement au cours des choses. C'est le mystère de l'existence, d'une lutte contre l'entropie et toutes les forces de destruction par la grâce de réactions héritées ou apprises qui nous font bien les fils du passé - mais constamment obligés d'innover, de se projeter dans le futur et se battre contre un avenir funeste, toujours entre un avant et un après. De sorte qu'on peut dire que ça pense pour nous, que la pensée nous est largement extérieure imposée par les événements et qu'elle nous change, nous désabuse ou nous dément plus qu'elle ne conforte nos croyances enfantines.
Lorsque Aristote examine les opinions des philosophes qui l'ont précédé sur une question, c'est pour les critiquer et non pour s'en inspirer ou revenir à la source. Il faudra attendre Hegel pour qu'on s'en aperçoive et qu'on intègre l'histoire dans la philosophie avec sa dialectique négatrice, toujours partielle mais faite de reniements et de renversement de modes qui se jouent de nous. Dès lors il ne faut attendre d'aucun philosophe une révélation pleine et entière mais seulement un moment provisoire de notre compréhension, d'une vérité qui est sujet en devenir. C'est sur une autre temporalité que se manifeste la dimension historique de l'existence face à l'angoisse de sa propre disparition (qui nous met en cause dans notre être). On pourrait dire que l'erreur de Heidegger serait d'avoir cru trouver là un point d'appui aussi solide que le cogito cartésien, une présence enfin authentique malgré son impermanence et sa fragilité, conscience de l'existence s'opposant à l'inauthenticité ordinaire, et d'en faire une norme introuvable dont il ne pouvait que constater l'oubli et la rareté puisque c'est plutôt la non-présence à soi qui est originaire (Derrida p97), absence attribuée dès lors à l'histoire de l'Être, tombant dans l'illusion narrative en même temps que dans une négation de l'histoire pour se soustraire à sa propre historicité - un peu trop datée effectivement dans son terrible siècle. Le "retour aux choses même" recouvertes par les discours donne l'illusion d'une virginité originelle on ne peut plus fausse alors que le cheminement de l'apprentissage va du collectif à l'individuel, des préjugés, du dogme, du récit mythique, de l'abstrait enfin au concret, au questionnement, à l'observation et à la science objective. La phénoménologie, comme simple description des phénomènes en leur apparition, vient après la philosophie et notamment la philosophie de l'histoire (Kojève a montré qu'Être et Temps pouvait être lu comme une paraphrase de Hegel - ce qui étonnait beaucoup Heidegger réduit ainsi à son anthropologie). Il détestait le concept d'information dont il pressentait qu'il rendait sa quête sans objet par une plasticité cérébrale trop prosaïque dont le rôle est d'un détachement de son environnement originaire pour tendre vers l'universel, obligeant à faire le deuil d'une identité du sujet et de l'objet, toujours un peu décalée dans la disjonction entre l'expérience et son récit comme entre un sujet singulier et l'universel (principe d'incomplétude).
Rien de tel pour déconstruire la conception de la pensée comme présence que l'expérience de l'écriture qu'on lit et rature. En ce sens, on peut même dire qu'on ne pense que lorsqu'on écrit, c'est-à-dire qu'on se relit. On n'écrit donc pas tant ce qu'on pense que pour savoir ce que l'on pense, le mettre à l'épreuve. Il est toujours étonnant de devoir se corriger et mesurer ses glissements de sens. Quand on parle on ne choisit pas ses mots contrairement à l'écrit qui ne peut plus dès lors revendiquer son authenticité mais seulement sa véracité détachée de tout sujet au point qu'il n'y a qu'écriture de l'absence si ce n'est du deuil. Ecrire à la main peut encore garder à l'écrit un caractère fétiche qu'il perd complètement avec le numérique pour ne plus valoriser que son contenu reproductible. La ritournelle de Derrida sur le phono-logo-centrisme peut fatiguer, elle n'en rétablit pas moins une conception de la pensée plus juste que celle d'une présence à soi dans les séductions de la parole vivante (et Alain remarque très justement que dire "tout ce qu'on pense" c'est déraper à dire ce qu'en fait on ne pense pas vraiment).
En quoi l'écriture - nom courant de signes qui fonctionnent malgré l'absence totale du sujet, par delà sa mort - est-elle impliquée dans le mouvement même de la signification en général, en particulier de la parole dite "vive" ? p104
Mais cette différence pure, qui constitue la présence à soi du présent vivant, y réintroduit originairement toute l'impureté qu'on a cru pouvoir en exclure. Le présent vivant jaillit à partir de sa non-identité à soi, et de la possibilité de la trace rétentionnelle. Il est toujours déjà une trace. Cette trace est impensable à partir de la simplicité d'un présent dont la vie serait intérieure à soi. Le soi du présent vivant est originairement une trace. La trace n'est pas un attribut dont on pourrait dire que le soi du présent vivant l'est originairement. Il faut penser l'être-originaire depuis la trace et non l'inverse. Cette archi-écriture est à l'oeuvre à l'origine du sens. p95
Et contrairement à ce que la phénoménologie - qui est toujours phénoménologie de la perception - a tenté de nous faire croire, contrairement à ce que notre désir ne peut pas ne pas être tenté de croire, la chose même se dérobe toujours. p117
Il faudrait ajouter à cette non-identité à soi, l'incidence de l'énonciation sur la comédie de l'authenticité, sur une pensée qui n'est jamais pure et toujours sous le regard des autres, toujours en représentation (jusque dans les expériences mystiques qui mettent en scène les histoires qu'on nous a racontés). [Frédéric Worms a raison d'insister sur le fait de penser à quelqu'un, absent, la pensée étant le plus souvent un dialogue secret avec un autre contre lequel on argumente, auquel on répond, ce qui était très sensible pour moi dans ma relation à André Gorz et Jacques Robin mais qui met en scène le plus souvent des proches].
En tout cas, je suis assez étonné qu'il n'y ait pas eu plus de contestations de cette réduction de la pensée à la perception (entre présence et re-présentation). Il évoque la proximité de ce "souvenir pensant" avec la poésie, supposée porter elle aussi son attention sur l'essentiel, écoute sensible à la présence des choses mais qui est plus du côté d'une attitude religieuse que d'une pensée réflexive. Nulle négativité dans cette pensée qui s'approfondit et se raffermit elle-même jusqu'à prétendre, par une pirouette, qu'on ne pense pas encore, c'est-à-dire qu'on ne pense pas à ce qui donne le plus à penser et qui est l'impensé de la pensée...
Les idées nous viennent, mais d'où nous viennent ces idées, d'où nous viennent les mots ? Question qui se pose en effet des conditions de la pensée et de ce qui nous fait penser mais dont on ne peut évacuer les conditions matérielles et sociales (histoire, sociologie, psychologie) voire la situation pratique de l'énonciation la plus immédiate, son cadre le plus concret. Il ne s'agit pas de vouloir nier toute vérité au moment heideggerien de l'histoire de la philosophie mais d'en dépasser une certaine naïveté métaphysique et non-critique, en particulier en y réintroduisant la narration puisque penser n'est pas tant dévoiler la présence, recueillir les manifestations de l'être, que d'en faire un récit plus ou moins truqué adressé à quelqu'un. Il y a des pensées qui n'ont rien de la perception et fonctionnent plutôt comme écran de la réalité, ce qui n'est pas nier la part informative de la pensée mais qui est d'un autre ordre qu'une perception occupée à préciser ses représentations. En effet, tout dépend de l'intentionalité de la pensée, de sa motivation, son objectif. On peut se mettre à penser parce qu'on ressent son ignorance, qu'on se questionne, qu'on doute, qu'on manque d'information (définition même de la conscience). Valéry disait que "penser, c'est perdre le fil". Il en va tout autrement si on pense à sa belle en l'enjolivant ; si penser, c'est chercher des raisons à sa mauvaise foi, nourrir son ressentiment ou ruminer sa peine ; si penser signifie aussi croire et souvent faussement ; si notre rationalité limitée, l'état des connaissances, l'ordre du discours et divers facteurs sociologiques ou psychologiques ne déformaient pas nos pensées, la critique elle-même ne pouvant échapper à son parti pris. Il en va tout autrement enfin si notre capacité à délirer ne nous égarait si souvent, pas seulement avec les religions, et la plupart du temps au nom d'une logique implacable. Si donc notre pensée est facilement trompeuse et la conscience surdéterminée par l'inconscient, la réflexion serait plutôt là pour y penser à deux fois et dépasser nos préjugés par une dialectique acharnée opposant avocat et procureur, en multipliant les points de vues, les contre-arguments, en dressant des listes de cas et de possibles qui sortent de l'immédiateté de l'opinion. Penser devient alors une mise à l'épreuve, la recherche des contradictions, et de l'ordre de la reformulation au moins (dont on s'étonne souvent de la portée "paradigmatique"), sorte de déconstruction-reconstruction, quand ce n'est pas simple désillusion, très loin en tout cas d'une méditation monotone et sans réplique, telle que celle d'un moine en prière.
Ce travail du scepticisme ébranle nos certitudes et notre confiance en nous plus qu'elle ne les raffermit, docte ignorance qui inciterait plutôt à redoubler de prudence. La question de la pensée n'est pas celle de garder précieusement une authenticité immuable et qui nous soit propre, prise dans les mirages du narcissisme et de l'idéal du moi (ou identification au maître). La question n'est jamais celle de notre identité postulée, notre origine lointaine ou notre merveilleux destin, mais de savoir qu'est-ce qui arrive (et ce qu'on peut y faire) ? Penser, n'est pas seulement écouter passivement ce qui se passe, c'est devoir choisir, s'orienter dans l'action et, pour cela, pouvoir penser contre soi-même et changer d'avis en fonction des circonstances. En tout cas, toute pensée est située, même la plus abstraite, puisqu'il y a toujours quelqu'un qui cause. L'essence de la vérité est bien la liberté mais dans sa dimension pratique et ce qui en détermine l'énonciation. On n'a pas le choix, il faut choisir, prendre à droite où à gauche (et là, Heidegger a fait le plus mauvais des choix). La liberté est bien notre problème, celui d'une conscience sinon sans objet. Pas de quoi en rajouter pour autant, le choix lui-même est presque entièrement contraint, résultant simplement de la prise de conscience des contraintes et de leur évaluation, choix qui n'est le mien qu'à correspondre à mes intérêts ou mes valeurs et qui serait calculable si on ne savait quoi faire justement (ne serait-ce que par manque d'informations) - les tentatives d'introduire ici la mécanique quantique, sensée garantir une liberté sans cause, sont évidemment absurdes. Penser par soi-même n'est pas penser n'importe quoi, comme on nous y invite si souvent, encore moins agir arbitrairement. On a besoin de liberté d'action et d'auto-nomie mais pour faire le nécessaire en fonction de nos informations et de nos savoirs-faire (limités). Par contre, vouloir "choisir sa vie" serait excessif, tout comme de vouloir "être heureux" : on ne choisit jamais une fois pour toutes alors que choisir, on ne fait que cela dans la vie ; et c'est tout bêtement d'avoir fait les bons choix qui peut nous rendre heureux, dans le rapport aux autres ! L'avenir nous change qui n'est pas donné à l'avance, joyeuse incertitude de l'existence, quoiqu'on dise, du moins quand ce n'est pas dans une trop grande précarité.
De mille façons, de techniques du corps aux principes de sagesse comme à l'engagement dans les ordres religieux ou les grandes idéologies (mais aussi dans l'amour juré), c'est du fardeau de la liberté qu'on voudrait se délivrer semble-t-il, comme de la pensée alors même qu'on ne supporte aucun carcan et que nul ne peut s'arrêter de penser, et non pas seulement pour approcher de plus près son objet et continuer son chemin mais tout autant pour changer d'objectif et revenir sur ses pas. On ne doit aucune fidélité à nos erreurs de départ car c'est la leçon de l'apprentissage de devoir corriger ses erreurs premières. Il n'y a pas de savoir originel dans l'intentionnalité qui est déjà répétition mais se heurte à la désillusion dans sa rencontre avec le réel. La pensée reste sous l'influence du principe de plaisir à penser ce qui nous arrange - il n'y a pas désir de savoir constatait Lacan - mais on est vite rappelé à l'ordre par des contradicteurs et une réalité qui s'impose avec insistance malgré toutes nos réticences. Ce n'est pas tant d'une théorie de la connaissance qui se réglerait sur son objet dont on aurait besoin que d'une théorie de l'erreur, de tout ce qui nous trompe irrémédiablement, des divagations de la pensée qui part en tous sens et s'arrête obstinément sur des points de fixation. Cela n'empêche pas une histoire de l'esprit et des sciences en progrès, nous dégageant (péniblement) de l'impératif du sens et de l'ensorcellement des mots. En fait Heidegger parle bien d'apprentissage mais il s'agit juste d'apprendre à penser, ce qui voudrait dire penser à ce qui donne à penser, dans une sorte de cercle vicieux.
Il est indéniable qu'on ne peut interpréter les choses en dehors de leur temporalité, mais comme processus ou parcours (devoir être) plus que destin ou tradition (avoir été) car la trajectoire ne saurait être univoque, sans bifurcations, chemin qui se construit en marchant et n'était pas donné à l'avance dans un bien-connu originel (ni créationnisme, ni finalisme), histoire si cruelle de toutes nos déconvenues où l'on doit se renier si souvent dans ce dur apprentissage, et qui en marque chaque temps logique, chaque période. A la fin, on est bien obligé de se régler sur le réel, s'appuyer sur des dynamiques matérielles, constater les faits. A l'imitation du vivant, il faudrait très certainement se caler sur le résultat plus que sur les grands principes et nos trop bonnes intentions. Moi, je peux bien rester fidèle à mon enfance de quelque façon, je pense complètement différemment pourtant, sans presque rien de commun, de sorte que la continuité biographique n'a pas vraiment de sens, et bien plus l'influence de l'histoire (Mai68, etc.). Il n'y aura jamais coïncidence de l'énonciation et de l'énoncé (ce que tente ici le "Moi, je").
Il faut bien dire enfin qu'à l'opposé d'une pensée qui se remet en cause, pour la plupart, penser c'est se conforter auprès de ceux qui pensent comme eux, s'abreuver aux mêmes sources en rejetant comme mensonge ceux qui pensent autrement (la politique se divisant en amis et ennemis). On met ainsi des pensées en boîte, avec des think tanks ou des partis qui sont de fait des organes de propagande, sans aucune pensée. C'est exactement la même chose pour ce qu'on peut appeler le degré zéro de la critique avec les théories du complot ou les climato-sceptiques, fiers de ne pas gober le discours officiel et s'imaginant "penser par soi-même" à répéter les rengaines de sa tribu. La virulence de ces polémiques montre comme beaucoup de gens s'identifient à leurs pensées, tiennent à leurs convictions plus que la vie parfois, les plus fous étant ceux qui défendent une hypothèse originale qui leur est propre et qui, cette fois, pensent indéniablement par eux-mêmes, mais avec un discours critique inaccessible à la critique. C'est sans doute une pente naturelle car cela m'évoque le temps de ma première philosophie de la différence (petit philosophe de 16 ans) où je ne me souciais guère que de vérifier ce que je considérais comme ma théorie et admirer que cela semble tenir debout ! S'éblouir ainsi d'une vérité à laquelle on s'identifie relève effectivement de la poésie ou de la mise en scène plus que d'un travail de pensée, mais se produit bien dans la pensée.
A l'opposé, en tant qu'elle est réfléchie et questionnante, qu'elle se nourrit de lectures et d'informations extérieures, qu'elle est mise en relation, la pensée ne saurait se réduire aux données immédiates de la conscience pas plus qu'à une logique automate, faisant plutôt de la pensée une prise de recul, une suspension du sens, l'expérience de la critique, de la contradiction, de la déconstruction des évidences premières - ce qui mène inévitablement à modifier son jugement voire à trahir sa cause initiale (au nom même des principes qui l'anime). L'expérience de la pensée la plus intime est donc aussi l'expérience de l'hostilité des autres, de la pression du groupe, pression du conformisme et du politiquement correct, du surmoi social même dans la solitude - ce n'est pas l'attitude des autres qui est en cause, car fut-elle la plus amicale, soutenir un point de vue contraire au sens commun, ou simplement à ce qu'on nous demande, est toujours une violence, une transgression qui expose au rejet si ce n'est au ridicule, souvent à raison d'ailleurs, on l'a vu ! Raison en tout cas pour ne pas penser, et même d'une haine de la pensée beaucoup plus partagée qu'on ne croit, y compris parmi les philosophes et pas seulement par tous les pouvoirs...
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