La dignité de l’homme (et de la femme)

Temps de lecture : 11 minutes

Pic de la Mirandole (1463-1494) n'est plus guère connu que par son nom et sa prétention de couvrir tous les domaines du savoir de son époque - à seulement 24 ans - mais je me souviens avoir lu avec un certain enthousiasme le début de son discours sur la dignité de l'homme (Oratio de hominis dignitate) qui introduisait ses Neuf cents thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques, y trouvant exprimé merveilleusement la conception de l'homme comme liberté et self made man, créateur de soi-même, sans nature propre, qui sera exaltée jusqu'au marxisme et l'existentialisme sartrien, conception profondément ancrée dans notre culture hypermoderne avec l'idéologie individualiste et méritocratique qui rend chacun responsable de ce qu'il aurait choisi d'être mais qui a l'avantage de ne pas tenir à une essence quelconque (de race, de pays ou de caste).

Dès qu'on l'examine, cette conception religieuse universellement appréciée apparaît cependant non seulement délirante mais capable de nous rendre coupables de ce qui ne dépend pas de nous pourtant - l'esclave coupable de son esclavage, le malade coupable de sa maladie - en plus de magnifier une capacité créatrice très surestimée de nos jours. Surtout, si nous devions notre dignité à cette liberté idéalisée, il faudrait, comme Nietzsche, rejeter dans une sous-humanité, voire la bestialité, ceux qui ne sont pas à la hauteur, peuple maudit accusé d'être enfermé dans le matériel et la soumission. Le fait que Pic de la Mirandole ait fricoté avec Savonarole aurait dû éveiller un peu plus les soupçons, mais on sait comme la jeunesse aime le fanatisme, et puis son étrange brouet mêlant les religions juives et chrétiennes à Zarathoustra et aux Chaldéens comme à Platon ou Aristote, semblait un gage de tolérance au nom de l'unité des religions et d'une philosophia perennis largement imaginaire.

Revenir à son expression initiale pour la déconstruire obligera cependant à trouver ailleurs que dans cette fabuleuse autonomie et autoproduction revendiquée, ce qui fait vraiment la dignité de l'homme... et de la femme, car il est significatif qu'un homme libre n'ait pas le même sens qu'une femme libre - et il n'était pas question en ce temps là d'aller jusqu'à choisir son genre.

Le mythe qu'il raconte rejoint d'ailleurs d'autres mythes semblables notamment celui, raconté dans le Protagoras, d'Epiméthée ("qui réfléchit trop tard") distribuant à tous les animaux les dons naturels nécessaires à leur survie, pour l'un la force, pour l'autre la rapidité, une carapace, des poils, des ailes... de telle sorte qu'à la fin, il n'en restait plus pour les hommes, derniers venus, avant que Prométhée n'y remédie en leur apportant le feu et la technique. On verra comme le mythe de Pic de la Mirandole est une sorte de plagiat de celui-là, se situant tout autant dans un mythe de création des hommes mais pour aller cette fois jusqu'à dénier d'en faire des créatures, nouvelle version du Dieu se retirant de sa création pour la laisser libre (de pécher).

De nos jours, nous parlerions plus exactement de néoténie qui fait de nous des êtres inachevés, déspécialisés pour pouvoir s'adapter à tous les milieux, pression de l'adaptation contre l'adaptation spécialisée au profit de l'adaptabilité, le cerveau étant un General Problem Solver universel. L'essence de l'homme serait donc bien de ne pas en avoir, en effet, mais qu'il doit apprendre de l'existence cependant comme du langage commun, pas du tout l'inventer ou la créer de toutes pièces, essence singulière d'autant plus dépendante de l'extériorité et de sa position (être-là) !

Finalement, j'ai cru comprendre pourquoi l'homme est le mieux loti des êtres animés, digne par conséquent de toute admiration, et quelle est en fin de compte cette noble condition qui lui est échue dans l'ordre de l'univers, où non seulement les bêtes pourraient l'envier, mais les astres, ainsi que les esprits de l'au-delà. Chose incroyable et merveilleuse!

Déjà Dieu, Père et architecte suprême, avait construit avec les lois d'une sagesse secrète cette demeure du monde que nous voyons [...] Mais, son oeuvre achevée, l'architecte désirait qu'il y eût quelqu'un pour peser la raison d'une telle oeuvre, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur. Aussi, quand tout fut terminé (comme l'attestent Moïse et Timée), pensa-t-il en dernier lieu à créer l'homme. Or il n'y avait pas dans les archétypes de quoi façonner une nouvelle lignée, ni dans les trésors de quoi offrir au nouveau fils un héritage [...] Tout était déjà rempli: tout avait été distribué aux ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs. [...] En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu'à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l'homme, cette oeuvre indistinctement imagée, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : «Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature [...] Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.»

Mais à quoi tend tout cela? A nous faire comprendre qu'il nous appartient, puisque notre condition native nous permet d'être ce que nous voulons, de veiller par-dessus tout à ce qu'on ne nous accuse pas d'avoir ignoré notre haute charge, pour devenir semblables aux bêtes de somme et aux animaux privés de raison.

La dignité de l'homme donnant une valeur absolue à chacun ne serait au fond qu'un autre mot pour la supposée divinité de l'homme, créateur à l'image du Dieu comme auto-engendré (sans père ni mère), ce qui en fait ainsi le sommet de la création, "vagabond de la vérité, ouvert à tout le possible, poète de lui-même" ! Ce n'est pas très différent quand on situe la dignité humaine dans "l'esprit" tel qu'il s'exprime dans son visage illuminé ou même dans la raison supposée le délivrer de ses instincts et déterminations biologiques ou sexuelles au profit d'un universel désincarné u-topique.

Une fois qu'on redescend de ces hauteurs enivrantes, on s'aperçoit vite que ce ne sont guère les soi-disant "esprits libres" qui nous semblent les plus dignes et porteurs d'humanité mais souvent des vies tout-à-fait ordinaires et contraintes qui sont supportées avec dignité justement et tentent d'être justes dans les rapports difficiles entre nous. Cela apparaît mieux sans doute quand on parle d'une femme digne. De façon très concrète, on vient ici d'enterrer une vieille voisine de plus de 90 ans appartenant à un autre temps, paysanne petite et fluette sans jamais sortir de sa condition ni de son village mais active jusqu'au dernier souffle et portant la mémoire du lieu. Triste vie à nos yeux peut-être mais qui a été impeccablement vécue et certainement d'une grande dignité, bien que ne correspondant pas du tout à la définition flatteuse d'un Pic de la Mirandole ni au narcissisme de l'homme total désaliéné. Pauvre Martin, pauvre misère ne mérite pas en plus le mépris des petits-bourgeois qui se la pètent. Non, ce n'est ni l'intelligence supérieure ni les provocations contre la loi du père qui font notre dignité mais tout autre chose.

Heureusement d'ailleurs que notre dignité ne tient ni à notre intelligence, ni à notre créativité, ni à la sculpture de soi, ni à notre perfectibilité. Pour ma part, je n'ai pas vu tellement d'intelligence dans ma vie et plus souvent la connerie ordinaire ou cultivée, mais par contre beaucoup d'émouvante humanité, comme lorsque le village se rassemble autour de la dépouille de l'ancêtre, irradiante sur son lit de mort. Dans ces moments, on sent bien que l'humilité est plus digne que les fausses prétentions et fiertés mal placées, que la dignité serait plutôt dans la façon dont on a surmonté les épreuves et les humiliations, non pas tant l'oeuvre d'une vie que ses blessures, ses échecs, ses travers, son histoire enfin, et tout ceci, non pas pour soi-même mais devant les autres, car la dignité est rapport à l'autre, c'est la dignité de l'interlocuteur, de celui sur qui on peut compter, de l'homme ou de la femme de parole. Il est bien question encore de liberté mais c'est une toute autre liberté que la liberté créatrice, étant plutôt de l'ordre de la liberté de tenir bon ou de tromper, de reconnaître ses fautes ou pas. Il est bien aussi question de raison, mais c'est une raison limitée et non une raison triomphante, qui n'attend pas du prochain un engagement infini comme le postulait Lévinas, mais au contraire un engagement minimal - même s'il peut aller loin - ne promettant pas plus qu'il ne pourrait tenir et gardant ses distances (la dignité est aussi une distance, un respect de l'intériorité de chacun et de son altérité).

Il ne s'agit pas de dépouiller les humains de leur dimension spirituelle pour les réduire à leurs gènes ou leurs déterminations biologiques et sociales, sans plus de liberté qu'un robot. On peut dire du mal des gens, et je ne m'en prive pas, on peut rire de ceux qui s'y croient, se prennent pour des fils de dieu, mais les pauvres humains que nous sommes sont pourtant souvent merveilleux, que ce soient de simples prolétaires, des saltimbanques, des paumés, des freaks, des malades. Ce n'est pas bien sûr que ces "ratés" n'auraient pas d'idéal ni de principes moraux élevés, mais on a bien là une échelle inversée de la dignité par rapport à la morale des maîtres. Il est même établi que, sauf exception, plus on monte dans la réussite sociale et moins on fait preuve d'humanité, plus on perd en dignité que ce soit pour parvenir ou maintenir sa position. Certes, définir notre dignité et notre humanité implique inévitablement de rejeter ceux qui n'y correspondent pas dans l'inhumanité, mais plutôt que la dignité hiérarchique ou ecclésiastique rejetant la piétaille et la gent féminine dans l'indignité, mieux vaut que ce soient les privilégiés, les élites, les hommes de pouvoir, les mâles dominants qui soient dépouillés de leur haute idée d'eux-mêmes, ne pouvant pas plus revendiquer cette dignité humaine qu'un chameau ne peut passer dans le trou d'une aiguille...

1 357 vues

9 réflexions au sujet de “La dignité de l’homme (et de la femme)”

    • C'est la preuve qu'on peut être scientifique et délirer, il n'y a pas que les climato-sceptiques ! Malheureusement, il n'est pas de mystère en ce monde vers lequel on pourrait se tourner pour nous sauver et il n'y a aucune raison de faire de la conscience une réalité sublime alors que c'est une réalité animale très prosaïque. Cette mystique voudrait nous diviniser avec un libre-arbitre fantasmatique alors que notre humanité est dans notre pauvre finitude, notre fragilité, notre culpabilité, notre insuffisance, notre apprentissage limité.

      Richard Feynman (qui savait qu'il ne comprenait rien et qu'il buttait sans arrêt sur ses limites) avait lui aussi introduit une causalité venant du futur dans une de ses théories mais pour s'en passer ensuite. Il y a bien d'autres théories physiques délirantes (It from the Bit, univers multiples d'Everett, etc) qui peuvent avoir une utilité dans leur réfutation mais on voit qu'on tombe dans le délire quand on ne se contente pas de l'hypothèse et de sa vérification mais qu'on s'en fait le prophète et une question purement idéologique.

          • Le mouvement régénérateur est en accord avec le travail et les expériences relatées par Corinne Sombrun. Ce qu'elle apporte de nouveau, c'est d'avoir su maîtriser assez la transe pour que des chercheurs enregistrent des électroencéphalogrammes de cet état, et ensuite d'avoir participé à la mise au point de boucles sonores capables de déclencher la transe du premier coup chez 80% des gens (et 95% en insistant un peu). Donc la transe devient accessible sans un long entrainement et sans produit.

          • J'ai pratiqué avec Régis Soavi, mais le fait est que j'ai découvert de façon impromptue ces mouvements divers avec la méthode de Thérèse Bertherat inspirée de Mézières, ou d'autres, mais dont elles n'ont tenu aucun compte de ces mouvements pendant les séances, une authentique rigidité lacunaire qui a élagué un peu trop rapidement un phénomène physiologique.

            Il y a par ailleurs l'approche TRE, Trauma or tension Release, qui remet en scène le corps comme phénomène qui d'une certaine manière n'a plus rien à carré des mots puisque seuls les maux sont là.

            Ce qui me vaudra une volée de bois vert de psychanalystes...

          • Je reconnais que le son du tambour est particulier, je m'en suis rendu compte à l'île Maurice en tapant ensemble sur une ravanne avec des mauriciens, c'était remarquable la pêche que ça m'a mis. Le djembé africain amène aussi de façon différente ce genre de sensations.

            Alors faut il des stupéfiants ou pas, je ne sais dire, tout dépend des circonstances.

            Mais venant d'une famille de musiciens virtuoses, je me vois difficilement dire que le son n'a pas son importance, peut être trop.

          • Dans ces courants de recherche concernant le chamanisme, on trouve comme toujours tout et son contraire. Il n'y a pas un chamanisme, pas plus qu'un christianisme, bouddhisme, islam ou lacanisme, pas plus qu'un allemand ou un français...

            Chez Van der Velde, le cosmos n'est que bienveillance, sauf celle de l'humain, alors que chez Sombrun, il y a toutes sortes de négativités hantant les transes:

            https://www.youtube.com/watch?v=eLExRKdUCYQ

            Il n'en reste pas moins que les effets des transes a été expérimenté depuis des millénaires, au moins depuis cro-magnon avec ses peintures pariétales et instruments sonores, et qu'il est tout de même étrange que cette expérience d'ordres multiples ait été reléguée au rayon des obscurantismes.

      • Une nouvelle réfutation du rôle prétendu de la conscience alors que c'est l'interaction qui fait s'effondrer la fonction d'onde et transforme l'onde de matière en particule :

        https://www.telegraph.co.uk/science/2020/01/11/new-theory-quantum-mechanics-shows-matter-not-eye-observer/

        Je suis réservé sur la théorie des dimensions supplémentaires enroulées comme dans la théorie des cordes mais cela fait longtemps que j'ai repris cette explication basée sur l'interaction qui s'impose de plus en plus, la conscience n'y étant pour rien.

        https://www.interactionsavenue.com/

Laisser un commentaire