Dieu et la science

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Un physicien brésilien, Marcelo Gleiser, vient d'être récompensé du prix Templeton pour avoir osé affirmer que l'athéisme ne serait pas scientifique, ce qui est un comble ! Il n'est pas question de s'imaginer que les sciences pourraient énoncer des vérités dernières comme les religions le prétendent, mais on ne peut faire comme si on avait affaire à des domaines entièrement séparés, position conciliatrice traditionnelle entre la foi et la raison mais qui n'est plus tenable, faisant comme si les diverses sciences n'auraient rien à dire sur les religions (histoire, sociologie, psychologie, neurologie, biologie, physique). Tout au contraire, les religions sont bien objets de sciences qui en réfutent incontestablement tous leurs dogmes, que ça plaise ou non, en premier lieu l'existence d'un Dieu dont il n'y a nulle trace dans tout l'univers - hors de la tête des croyants et de leurs temples. Comme disait déjà Pierre-Simon Laplace à Napoléon qui lui reprochait l'absence de Dieu dans son Traité de mécanique céleste : "Je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse".

Il n'y a certes jamais de preuve absolue d'une inexistence, qui peut toujours rester cachée comme une supposée matière noire qui n'interagirait pas du tout avec la matière ordinaire, mais ce Deus otiosus avec lequel on n'aurait aucune relation ne nous intéresse guère. On a beau faire, il faut bien admettre que Dieu est un concept que nous avons et dont on a bien du mal à se défaire (notamment les philosophes). C'est le contenu que nous lui donnons qui doit être confronté aux faits.

Or, la réalité, c'est que l'athéisme progresse en même temps que les sciences, ce qu'on appelle avec nostalgie le désenchantement du monde. Cela se comprend bien car il y avait avant tant de choses étranges que nous ne comprenions pas qu'il était à peu près impossible de ne pas leur supposer des causes mystérieuses, dieux ou diables, mais à mesure que les explications scientifiques s'accumulent, inévitablement l'obscurantisme recule qui consistait à expliquer un mystère par un mystère encore plus grand et l'intervention d'un esprit invisible. Ce qui est moins compréhensible, c'est qu'il y ait encore tant de scientifiques croyants (de moins en moins). Cela ne peut pas aller sans une dose de mauvaise foi, voire de schizophrénie entre deux mondes séparés, se rassurant sans doute après Francis Bacon et Pasteur que si "un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène" devant l'inexplicable restant mais ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. C'est bien du côté des scientifiques croyants qu'il y a une contradiction, pas des athées (comme le sont les plus grands scientifiques de nos jours).

Partir du concept de Dieu pose cependant un problème, car il y en a plusieurs et qu'on amalgame en général bien qu'ils soient peu compatibles, confusion revendiquée de trois personnes en une (je, tu, il) entre le dieu rationnel (éternel, Un, connaissance, universel), le dieu révélé (historique, dogme, foi, particulier), le dieu éprouvé (relation, amour, crainte, jugement, singulier). On retrouve d'ailleurs ces trois dimensions dans la place donnée au dieu créateur à l'origine du cosmos puis de la vie (de l'évolution) et enfin de l'esprit, supposé donc intervenir trois fois - après de très longues absences - pour expliquer ces inexplicables miracles. Sauf que ce n'est plus si inexplicable désormais.

Certes, il faut admettre avec Aristote une cause première et avec Thomas d'Aquin que la contingence du monde se fonde sur un être nécessaire mais l'appeler Dieu n'a pas grand sens (Aristote le justifie curieusement en référence à "l'opinion courante", Métaphysique, A, 2, p19). Pascal faisait justement reproche à Descartes de réduire Dieu à cette pichenette de départ que revendiquent aujourd'hui les partisans de l'intelligent design, d'un univers réglé exactement pour que nous puissions exister, nous le sommet de la création - tout étant programmé au départ sans plus besoin d'intervention divine (effectivement absente) ! Le principe anthropique suffit pourtant à exiger que nous soyons un produit de notre univers pour poser la question : si je pense et j'existe, c'est que je suis possible - d'autant plus dans l'hypothèse plausible d'un multivers. Un Dieu ici ne sert à rien, ni même à expliquer pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, car pourquoi un Dieu, qui est déjà quelque chose, plutôt que rien ? La question reste sans réponse, pas plus une réponse divine. On peut même dire que la physique multiplie les mystères (matière noire, énergie noire, intrication quantique, etc).

L'origine de la vie est devenue par contre beaucoup moins mystérieuse ces dernières années où l'on commence à créer des cellules artificielles. Ce n'est pas du tout prétendre qu'on comprendrait tout de l'origine de la vie. Au contraire, chaque saut évolutif comporte ses zones d'ombre mais, ce qui est remarquable, c'est que la multiplication de ces trous, des chaînons manquants, dans l'histoire du vivant n'empêche absolument pas de dessiner une trajectoire assurée qui va du monde ARN aux archées et bactéries jusqu'aux eucaryotes, multicellulaires, etc. Nos ignorances de stades importants, dont on n'avait aucun soupçon quand on croyait que c'était Dieu qui insufflait la vie, nous assurent que nous avons affaire à un réel en devenir, pas à une idée préconçue où tout serait présent dès le départ mais bien le développement autonome de l'évolution d'une vie incréée comme sans doute sur d'autres planètes. C'est un vrai savoir qui sait ce qu'il ne sait pas et ne savait pas avant mais peut y constater du moins l'absence de toute volonté divine dans cette histoire chaotique d'adaptations à un milieu changeant (où une espèce de chien peut devenir baleine).

L'origine de l'esprit reste plus disputée encore mais à l'époque des neurosciences et de l'intelligence artificielle, le souffle divin n'y est plus de mise, c'est une question faisant l'objet de recherches scientifiques ayant déjà beaucoup avancé même si différentes théories sont en concurrence. Le dualisme du hardware et du software a pu donner une idée quand même moins mystique du dualisme de la pensée et de l'étendue, faisant comprendre que l'information immatérielle s'incarne toujours dans une matière (son, écriture, numérique), qu'il n'y a pas d'esprit flottant dans les airs. En tout cas, mêler Dieu à tout cela paraîtrait complètement incongru et serait à l'évidence anti-scientifique. En fait, ce Dieu de l'esprit et du coeur, qui est le seul qui nous intéresse, est d'abord un Dieu qui nous parle, ce qui est tout autre chose.

Si, au lieu de s'interroger sur l'origine du monde, on s'intéresse à l'origine de la religion et des figures divines, c'est encore plus clair. Rien de plus dévastateur pour les croyances que l'histoire des religions et la science des textes qui retrace leurs emprunts et leur fabrication trop humaine (au service du pouvoir en place). Une révélation historique, à un endroit et une date donnée, n'a vraiment aucun sens pour un être supposé éternel - sauf à se situer à la fin du monde sans doute comme beaucoup l'ont cru. Plus généralement, l'ethnologie nous montre comme les cultures se construisent sur des mythes, plus extravagants les uns que les autres bien que suivant une logique structurale assez stricte, et à quel point l'homme est un animal crédule qui se raconte des histoires à dormir debout et qui veut plus que tout s'inscrire dans un récit commun. Maurice Godelier a raison de souligner que pour les humains le surréel est plus réel que le réel.

Le pire, c'est qu'il semble qu'on tienne d'autant plus à ses convictions qu'elles sont absurdes (Credo quia absurdum), cette absurdité étant ce qui permet de distinguer les croyants des incrédules. Rien de mieux pour cela que de donner foi à des oxymores insensés (pour les chrétiens : vierge-mère, homme-dieu, vie après la mort) dont on peut être sûr qu'ils sont impossibles à comprendre pour un non croyant. Il faut céder sur la raison. Après cela on peut croire n'importe quoi, s'assurant de la fidélité aveugle au groupe. C'est tellement gros que c'est à se demander comment les croyants (que j'ai été) font pour y croire, mais c'est un fait. Cette dissonance cognitive généralisée pose question sur nos capacités intellectuelles (Bergson lui-même s'en alarmait). Il n'y a pas à s'étonner après qu'on soit inondé de fake news et de théories du complot, ou que les militants politiques croient à la révolution comme au Père Noël.

Le rôle des sciences ici, n'est pas la défense d'une vision du monde complète et d'une vérité dogmatique, mais la simple vérification des faits (l'athéisme n'étant rien que la négation de l'hypothèse divine avancée, pas son remplacement par une autre hypothèse définitive). Ce n'est pas nouveau, depuis leur origine, les sciences se construisent contre les traditions et les explications mythiques. Les religieux ont bien raison de vouloir nous garder dans l'ignorance, de se méfier des sciences et de la connaissance en général (Heureux les pauvres d'esprit).

Pour nous faire croire à de telles histoires invraisemblables, il faut pourtant de fortes raisons qu'il ne serait pas très scientifique d'ignorer. Il est clair que la foi en Dieu peut être d'un grand soutien et même parfois jusqu'à faire éprouver des joies mystiques qui nous inondent, mais il est tout aussi indéniable que ce père sévère, ce juge suprême peut nourrir tout autant des culpabilités maladives. La balance est difficile à faire entre avantages et inconvénients selon les circonstances et les gens mais, de toute façon, personne ne croit par calcul (le pari de Pascal, c'est de la blague). Les croyances sont transmises par le groupe, on ne fait qu'adopter la religion maternelle, croire en sa parole, croire en sa communauté. En tout cas, si on peut voir par la neuroimagerie les bienfaits de la croyance religieuse, ses "récompenses" semblables à une drogue (c'est bien l'opium du peuple), cela n'empêche pas que perdre la foi puisse être éprouvé comme un bienfait aussi. André Comte-Sponville témoigne ainsi comme perdre la foi a été pour lui une libération, délivré du regard divin - ce que j'avais ressenti également comme un soulagement (alors que perdre la foi révolutionnaire était si désespérant). Croire ou ne pas croire ne se commande pas, il ne suffit pas de s'agenouiller et prier, la foi est quelque chose qui peut se perdre, nous sortant de notre sommeil dogmatique. Cela atteste du moins l'étendue de notre crédulité et que perdre la foi religieuse n'empêche pas de tomber dans une autre forme de foi trompeuse, politique ou autre. On cherche forcément à combler l'absence de sens, à se sauver de la précarité de la vie, à intégrer une communauté. Rien de plus insupportable que le non-sens premier sans lequel, pourtant, l'existence n'aurait aucun enjeu, aucun sens justement, dans une vie déjà jouée d'avance.

Il y a évidemment une vérité de la religion qui ne peut se résumer à ses absurdités qui exigeraient au moins une lecture symbolique sinon ésotérique mais pas littérale (la lettre tue, on ne le voit que trop). Il ne s'agit pas juste d'une regrettable erreur ni d'un simple instrument de domination, mais bien d'un moment nécessaire. L'apparition de signes religieux est considérée par l'archéologie comme liée à l'émergence de la pensée humaine et, aux premiers stades de la civilisation (depuis Göbekli Tepe au moins), la religion s'est imposée pour souder les groupes élargis avec la construction d'un garant de la vérité, de la moralité et des échanges, au-delà de l'animisme. Il y a eu ensuite tout un long travail d'élaboration et de construction d'une société religieuse (d'abord religion de la cité) qui a résisté au temps car le pouvoir religieux transmettait des savoirs, mettait une limite à l'arbitraire du pouvoir, organisait des cérémonies où s'éprouvait la communion du groupe - et les temples avaient aussi une fonction économique de stockage des richesses et de distribution de nourriture (banquets rituels). A l'explication historique après ses bénéfices psychologiques ou thérapeutiques, il faudrait en effet ajouter des explications sociales, morales, métaphysiques pour rendre compte de toutes les religions du monde dans leurs diversités, prenant la suite des mythologies primitives et donc correspondant à un état de développement, au point que l'absence de religion dans une société a été longtemps impensable (y compris pour Rousseau). Si rien n'est sans raisons, les sciences sont là pour les trouver. Durkheim disait même (comme Alain) que toute religion est vraie dès lors qu'elle remplie sa fonction sociale, mais on n'est plus ici dans la théologie ou le Dieu des philosophes, on est déjà dans le vécu et la participation active aux rites comme aux grandes cérémonies collectives qui nous emportent.

Il faut bien avouer pourtant que le véritable Dieu sensible au coeur qui nous concerne intimement, ce compagnon de nos pensées auquel on adresse nos prières, ce regard qui nous juge, n'a plus rien à voir avec un hypothétique créateur de l'univers ou de la vie, perdu dans l'immensité de l'espace et du temps. C'est un Dieu qui nous parle, ici et maintenant, Dieu des vérités morales sans la crainte duquel il semble à la plupart que tout serait permis. Grande erreur, Kant ayant montré comme la morale est fondée sur l'universel de la raison et non sur le châtiment. Ce qui est vrai, c'est que partager la même religion a sans doute favorisé les échanges lointains et la confiance en des marchands inconnus, favorisant leur expansion. L'idée d'un dieu personnel qui nous sert d'interlocuteur ne se retrouve pourtant ni chez Aristote ni chez Spinoza, sans parler du bouddhisme, mais elle a réussi à imposer malgré tout un mode de pensée dont on a bien du mal à se défaire. C'est qu'on peut dire, en effet, que "Dieu est inconscient", c'est notre juge intérieur, notre surmoi (fait de discours extérieurs), même s'il est difficile de prêter existence à ce fantôme psychologique qui se manifeste surtout par sa douloureuse absence.

Enfin, une leçon importante devrait être tirée de l'abandon par les Romains du stoïcisme et des philosophies du bonheur, qui déjà voulaient nous guérir de la peur de la mort, pour se convertir à la religion chrétienne qui est la première religion philosophique intégrant et dépassant Platon et Aristote mais reprenant aussi les promesses de vie éternelle des Egyptiens et la résurrection des corps (momifiés), comme Osiris-Dyonisos. Il ne semble pas que cette surenchère partagée par d'autres syncrétismes religieux de l'époque aurait suffit à distinguer le christianisme. L'essentiel se situerait plutôt dans l'opposition aux philosophies du bonheur précédentes, dont apparaît toute la vanité trop centrée sur le moi ou les plaisirs, vanité à l'origine de la conversion de bien des jouisseurs frivoles (comme Augustin). Au lieu de prétendre à la sagesse et au bonheur dans ce monde, il s'agit de se délivrer du souci de soi par l'acceptation de notre finitude, nos limites, nos fautes (notre culpabilité) pour renvoyer la charge de la cause sur un Autre et s'ouvrir à l'extérieur, se projeter dans l'amour du prochain qui nous sort de notre petite personne. Cette fois, la religion est bien le témoignage de l'échec de la philosophie comme identification au maître - que Nietzsche voudra réanimer. Une des différences les plus notables, rejetée par Nietzsche mais constituant justement pour les Romains la supériorité du Chrétien sur le Sage, c'est en effet de reconnaître ses propres insuffisances, ce qui implique une position fraternelle d'humilité qui contraste avec l'orgueil du maître. "Le stoïcisme se trompait, car il ne voyait pas l’impuissance de l’homme dans toute sa radicalité" (Karl Jarspers). Bien sûr les confessions publiques se transforment vite en hypocrisie et peuvent produire toutes sortes de perversions mais la critique de la sagesse garde sa pertinence et, à notre époque de développement personnel et d'individualisme, c'est certainement l'un des enseignements que la philosophie et les sciences peuvent retenir de cette religion des esclaves et de la culpabilité, mais tournée vers les autres, qui a pu détrôner l'idéal aristocratique de perfection - même si, pour le reste, elle rejoint à sa façon les philosophies du bonheur en apportant satisfaction à de profonds désirs et de grandes espérances fallacieuses. Dépasser la religion n'est pas revenir en arrière à de fausses sagesses mais intégrer ce négatif, simplement en se passant de Dieu.

Il y a donc beaucoup que les sciences peuvent dire sur les religions et les figures divines mais il ne doit y avoir aucune ambiguïté, les sciences qui les étudient ne pourront jamais se substituer aux religions ni combler le besoin de spiritualité ni arriver à "justifier l'homme" ni, en particulier, fonder la distinction radicale de notre humanité, supposée divine, avec les animaux comme avec les robots. Il faut souligner que toute définition de l'homme avait immanquablement comme conséquence d'en exclure de prétendus inhumains, n'étant jamais tout-à-fait universelle. Comme la seule spécificité humaine est le langage narratif, cela pourrait nous rapprocher d'extraterrestres, pour autant que ce soient des parlêtres eux aussi, mais d'une IA qui parle ? C'est moins clair. C'est là qu'on aurait besoin des lumières de la religion, si l'on peut dire. Il faut effectivement une religion dogmatique pour trancher ces questions métaphysiques, et un Dieu pour être le garant de notre dignité humaine. Jusqu'à Schelling, l'humanité pouvait d'ailleurs être définie par le fait d'avoir l'idée de Dieu.

Ne plus croire dans cette étrange abstraction ne doit pas nous enfermer pour autant dans un matérialisme et un scientisme étroits, hors du langage et de l'histoire comme si on avait réponse à tout. La vie de l'esprit n'est pas biologique, c'est celle de nos récits communs et du sens. Il y a bien deux mondes dont l'un est fictif et l'autre objectif, même s'ils ne sont pas sans rapports, mais s'il n'y a pas de Dieu pour nous sauver, et même si elle peut parler de religion voire la réfuter, la science n'est certes pas une religion elle-même et ne peut la remplacer, ne pouvant en apporter les consolations - sens corrosif mais qui reste en suspens...

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