Malgré le matraquage publicitaire, la leçon de notre époque pourrait être qu'on n'est pas fait pour le bonheur individuel, pas autant qu'on le prétend en tout cas. En dépit de toutes nos dénégations, nous avons, semble-t-il, bien plus besoin de nous battre ou nous engager dans une grande cause pour justifier notre existence. C'est du moins ce que je ressens, comme d'autres, ne comprenant pas trop les jouisseurs hédonistes contents d'eux-mêmes et de leur petite vie au milieu du désastre. Le bonheur comme bien suprême est à vomir.
Pour ma part, la situation désespérante du moment avec l'accumulation de mauvaises nouvelles m'a replongé dans une dépression que je ne trouve pas tellement inappropriée mais bien plutôt que tout le monde s'en foute ! Il y a sans aucun doute une part de faiblesse personnelle dans la dépression qui voit tout en noir, et les raisons qu'on croit objectives de désespérer ne le sont pas tant que cela en général. On en est même tout étonné lorsqu'on sort de l'état dépressif, étonné de ne pas être aussi sensible qu'on l'était aux malheurs du monde, qui existent pourtant bien réellement et nous fendaient l'âme non sans raisons.
Tout de même, la période accumule les menaces et il n'y a rien à espérer du politique que le pire (même s'il n'est jamais sûr), le plus insupportable étant de ne pouvoir rien y faire étant donné l'état de dispersion de nos forces - où l'archaïsme le dispute à l'utopie pour nous réduire à l'impuissance alors que nous devons faire face à la conjonction de risques écologiques qui pourraient devenir irréversibles et de dérives politiques continuelles à cause du terrorisme ou de l'immigration. Avec la perte de l'espoir en toute alternative désormais (sauf locale), il n'y a vraiment pas de quoi rire même si tout ne va pas toujours dans le même sens et qu'il y a aussi des signes encourageants comme la chute spectaculaire des morts violentes, le retour de la question des inégalités, l'accélération (encore insuffisante) des énergies renouvelables, etc.
Constater notre impuissance politique, au moins à court terme, et que nous restons le jouet de processus matériels ou d'évolutions qui nous dépassent, devrait logiquement mener à se détourner de la politique pour cultiver son jardin. Ce fut le choix d'Epicure au temps de l'Empire romain, et c'est bien ce qui me paraît complètement futile, vraiment ne m'intéresse pas du tout et même tout simplement impossible comme si on pouvait s'isoler du monde et de l'intrusion de sa violence. C'est une option qui me paraît d'autant plus incongrue que je fais partie des militants sincères qui ne se sont jamais préoccupés de leur petite personne, et le paient de leur précarité, ne cherchant ni un poste, ni à être reconnu, ni à être sage ou plus intelligent que d'autres mais cherchant seulement la vérité, à comprendre ce que la situation exigeait, ce qu'il fallait faire pour "sauver le monde", au moins essayer de l'améliorer. Il ne s'agit pas de sacrifice et c'est sans doute un peu ridicule, mais je prenais effectivement cette nécessité très au sérieux. Tout mon travail ne visait qu'à cela, qui a finalement mené à bien des déceptions à mesure que je devenais plus clairvoyant sur l'inanité des programmes, notre commune connerie et la surestimation de nos forces.
En fait, cet effacement devant le but à atteindre et des enjeux vitaux donnait assurément de l'importance, fierté du militant justifiant d'intervenir dans l'espace public avec l'illusion de parler au nom de tous. En dehors du fait que je ne m'en laissais pas conter et privilégiais l'étude de solutions effectives sur le baratin idéologique, je n'étais probablement pas tellement différent là-dessus des militants des pires causes qui sont toujours persuadés d'agir pour le Bien (car c'est la Bien la cause du Mal souvent) ! Il y a là, sinon une constante anthropologique, du moins un besoin "spirituel" largement partagé. Le constat d'échec et d'une fin de la politique annoncée fut d'autant plus rude. La vie militante qui était une grande part de ma vie intellectuelle et par rapport à laquelle les plaisirs sensuels faisaient pâle figure, semblait perdre tout sens, n'ayant effectivement servi à rien jusqu'ici face aux puissances matérielles ou à l'accélération technologique. Ce à quoi je n'arrivais pas à me résoudre, et ce dont il faut bien témoigner.
On a beau s'en moquer mais, à rebours de l'homo economicus ou du biologisme dominant, nous sommes bien des être sociaux et des animaux politiques. Il semble naturel en effet à l'être parlant de vouloir le bien de tous et se mettre en position de surplomb pour juger de la société. Cette disposition un peu folle, religieuse, qui nous met à la place de Dieu n'a jamais été aussi fortement sollicitée peut-être qu'à l'époque des grandes idéologies où il fallait choisir entre démocratie libérale, fascisme ou communisme. Le paradoxe, c'est que cette dramatisation du choix individuel était supposé un choix définitif, les choses ne devant plus bouger ensuite pour des millénaires. Au fond cette hystérisation de la politique visait à chaque fois une fin de la politique éprouvée comme choix existentiel. Aussi bien l'Etat universel que toutes les utopies impliquent une certaine fin de l'histoire et une société réconciliée - qui nous fait en réalité horreur puisque nous coupant de notre dimension politique de rapport à la totalité, à la société comme un tout, faisant partie de notre intimité, de notre être-au-monde, au profit d'une approche devenue purement gestionnaire et utilitariste de la politique (qu'on peut trouver raisonnable mais peut-être pas pour autant réaliste). C'est la contradiction bien connue d'une unité qui ne s'affirme jamais mieux que dans l'opposition et la division !
Même si on ne reviendra pas aux grandes idéologies du XXè siècle, la fin de la politique n'est peut-être qu'un leurre finalement alors qu'elle ne ferait que changer de forme et d'objet, n'étant que la fin de la politique d'aujourd'hui. Ce que je n'avais pas vu, en effet, c'est que cette fin du politique était immédiatement contredite par notre actualité. Certes j'avais raison de voir dans le populisme l'effet de la crise ainsi qu'une vaine réaction à notre impuissance, mais il est impossible de ne pas voir aussi les dangers d'une telle réaction aveugle et de l'appel à un pouvoir fort, nécessitant notre ferme opposition. Ce n'est donc pas le temps de la retraite, les raisons de déprimer aujourd'hui sont aussi les raisons d'une indispensable contre-offensive demain - même s'il faut pour cela passer par la défaite.
La folie humaine se manifeste à nouveau et fait effraction dans le réel. Il ne faut pas y voir un accident ponctuel mais bien la manifestation de notre condition qui nous jette de façon cyclique d'un excès à l'autre. Alors que la politique semblait vouée à se dissoudre dans l'administration des choses, nous laissant désoeuvrés et hors de course, voilà que la faiblesse de notre camp et sa désorientation nous livrait au retour d'une politique inacceptable qui devrait nous remobiliser au contraire, nous ressouder par delà nos divergences actuelles, comme la résistance a pu rassembler toutes sortes de militants politiques les plus éloignés, "ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas". On devrait voir tous les groupuscules persuadés de détenir la vérité, plus radicaux les uns que les autres, arriver à se fédérer enfin (en ce sens, il se vérifie que "plus le danger s'accroît et plus croît ce qui nous sauve") même si, comme pour les résistants, ceux qui rêvaient de révolution se contenteront de faire barrage à la barbarie. En effet, il n'y a pas seulement absence d'intelligence collective, fausseté de l'opinion et diversité inutile des groupuscules dont aucun n'a raison, mais ce n'est pas sans graves effets sur notre réalité. La vérité reste objet de luttes féroces, l'erreur ou la tromperie interviennent dans l'histoire et nous devrons toujours dénoncer les mensonges des arrivistes ou démagogues comme des marchands de doute. C'est, du moins notre horizon immédiat qui reste donc éminemment politique.
Nos ennemis devraient offrir ainsi quelque répit à la fin de nos engagements politiques déçus. On va souvent trop vite dans nos raisonnements, qui vont directement aux extrémités en prolongeant immédiatement à l'infini les tendances du moment, alors qu'on rencontre de ces surprises imprévisibles dans les retournements dialectiques de l'histoire, nous empêchant d'avoir plus d'un coup d'avance à chaque fois. Si nous ne pouvons plus rêver de révolutions métaphysiques ni de modeler l'avenir à notre guise, nous devons du moins résister aux dérives autoritaires et xénophobes, essayer d'éviter le pire, impossible de prétendre rester neutre ou en dehors même si la difficulté est de s'accorder sur nos analyses et solutions. Pas la peine de désigner par contre le pouvoir à renverser et qui nous fera tous entrer en résistance.
Reste qu'on n'y est pas du tout (il est même probable pour l'instant, mais pas certain hélas, qu'on évitera cette fois encore Trump ou Le FN ?). C'est encore l'époque de la désorientation, de fausses espérances et de cuisantes défaites. Cela ne pourra durer toujours. On peut certes trouver malsain d'attendre la victoire de l'adversaire et bien dommage de valoriser ainsi le mal sans lequel nous ne serions pas du côté du bien, mais c'est ce qui nous assure, malgré l'absence de perspective actuelle, bien déprimante en effet, de garder encore quelque temps une existence politique et la camaraderie des luttes, de ne pas être complètement passifs et inutiles dans la résistance à la domination et la bêtise, même s'il n'y a promesse d'aucun paradis et que la bêtise non plus ne nous épargne guère. Finalement, peut-être, effectivement, qu'on n'est jamais plus libre que sous l'occupation, comme le disait Sartre, quand on a un ennemi dont on doit se délivrer et qu'on n'est pas le simple rouage d'une société pacifiée sans plus de risque politique ni de guerre. Cela n'en fait pas pour autant une situation enviable et il serait déshonorant de vouloir hâter pour cela une catastrophe politique qui nous pend au nez. Simplement, pour positiver et sortir de la dépression politique, il semble bien qu'il nous faille ce négatif...
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