Déconstruire la Phénoménologie de Hegel

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La vérification dans notre actualité de la dialectique historique (et l'importance d'en prendre conscience) ne saurait valoir allégeance à tout ce que Hegel a pu en dire au moment de l'Empire, ni adopter une conception de l'esprit qui n'est plus tenable à l'ère des intelligences artificielles génératives. De même adopter la logique aristotélicienne ne peut signifier adopter sa métaphysique ni sa justification d'un patriarcat esclavagiste. Plus généralement, il faut se déprendre de l'illusion qu'un philosophe aurait tout compris et qu'on n'aurait plus qu'à épouser sa philosophie. Les grands philosophes sont admirés pour les vérités qu'ils découvrent ou les questions qu'ils posent, ce qui les rend indispensables à connaître, mais le paradoxe, c'est que ces vérités sont mobilisés à chaque fois pour une dénégation finale (de la mort ou de la souffrance) et une idéalisation du réel, si bien que, dans (presque) toutes les philosophies, le vrai n'est qu'un moment du faux. Il ne faut pas prendre au sérieux les démonstrations philosophiques, leurs syllogismes implacables qui "liaient les intelligences et n'atteignaient pas les choses" (comme y insistait Bacon). En effet, le réel ne résiste pas à la pensée (aux fictions), seulement à l'action. Il est donc plus que légitime de reprendre comme Aristote les vérités de Platon sans accepter sa théorie des idées ni l'immortalité de l'âme. De même, s'il n'est plus possible désormais d'être un communiste marxiste-léniniste cela ne veut pas dire qu'on pourrait ne plus être marxiens au sens d'une détermination par le système de production et les rapports sociaux, c'est-à-dire d'une conception matérialiste et dialectique de l'histoire déterminée par l'évolution technique. Pour Heidegger, c'est encore plus caricatural car, bien sûr, être touché par Être et Temps ou certains des thèmes qu'il aborde ne peut faire accepter son nazisme et sa mystique pangermaniste. A chaque fois de fortes révélations qui font progresser le raisonnement sont supposées à la fin nous faire prendre des vessies pour des lanternes et, au nom de leurs déductions logiques, nous faire croire à notre liberté absolue, à un Dieu, une vie après la mort, une fin de l'histoire utopique ou une béatitude illusoire.

Ainsi, répétons que ce qui doit nous faire adopter la dialectique hégélienne, c'est sa vérification dans le concret et la particularité des phénomènes, aussi bien dans la logique que dans l'histoire (politique, morale, esthétique), dialectique que l'on subit et qu'on ne peut ignorer. Il ne faudrait pas pour autant que cela nous aveugle sur la totalité du système - et notamment sur la Phénoménologie - en perdant du coup tout esprit critique. Il est même essentiel d'en déconstruire le dispositif fondé sur la confusion de la conscience individuelle et de l'esprit historique. Comme on l'a souligné, c'est bien le fait de commencer par la conscience qui a donné son élan et sa cohérence à la rédaction de la Phénoménologie, abordant la vérité et l'esprit comme sujet au lieu d'un point de vue extérieur. Cette confusion entre la conscience individuelle et l'histoire de l'Esprit est cependant intenable alors même que le rôle de l'individu y est minimisé, notamment au vu des "ruses de la raison". La dialectique de la conscience qui s'y déploie pourrait être attribuée tout au plus à une sorte de conscience transcendantale, à l'esprit du temps (identifié trop rapidement par Kojève à l'Homme) ou, mieux, à des contraintes logiques mais non pas à l’activité de l’individu, ce que précise d'ailleurs le dernier paragraphe de la préface. Il est d'autant plus étonnant que l'Introduction prétende à une science de l'expérience de la conscience. Dans son cours sur La Phénoménologie de l'esprit de Hegel (1931), Heidegger a beau jeu de critiquer, au nom de l'intentionalité phénoménologique et sa noèse, la reconstruction de la conscience à partir de ses perceptions, alors qu'il y a au contraire toujours compréhension préalable de la totalité, du sens de la situation. La conscience ne commence jamais à partir de l'immédiat, elle est toujours déjà-là, en situation, insérée dans une histoire, des rapports sociaux, des discours, toujours déjà conscience pour l'Autre et langage, dès le début et non pas seulement à la fin du parcours. Comme l'a montré Lev Vygotski, le développement de l'enfant ne procède pas de l'individuel au social mais bien du discours social à l'individuel.

Dans la Philosophie de l'Esprit de sa Realphilosophie, précédant tout juste la Phénoménologie, Hegel admettait cela et qu'il n'y a de réalisation de la conscience de soi que dans le peuple (le collectif), pourtant ce qui séduit dans sa Phénoménologie, c'est bien d'en faire un roman où la conscience est supposée se construire dans sa propre expérience. C'est encore ce que va mettre en scène le chapitre IV "La vérité de la certitude de soi-même" où la conscience accéderait à la socialisation par "la conscience de soi en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi" (p155), c'est-à-dire "un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi" (p154). La première partie, intitulée "Indépendance et dépendance de la conscience de soi", va justement introduire la dialectique du Maître et de l'Esclave qui est la partie la plus connue de l'ouvrage mais l'objet de bien des malentendus. Kojève en fera le pivot de sa contestable interprétation hégélo-marxiste-heideggerienne, combinant lutte et travail avec l'angoisse de la mort. La revanche de l'esclave travailleur sur la jouissance du maître est effectivement la matrice de la dialectique marxiste renversant les rôles mais il faut ramener cette dialectique qui n'a rien d'historique à son caractère de fiction et de simple parabole.

S'il y a des duels sanglants dans des luttes de pur prestige, c'est toujours entre maîtres de même classe sociale, alors que ce n'est bien sûr pas dans une lutte à mort individuelle que se décide le statut de maître ou d'esclave même si on peut retrouver cette lutte à mort dans les guerres identitaires et racistes, mais au niveau collectif alors. Même si parfois la mort peut être impliquée dans le désir de reconnaissance, cela ne justifie pas pour autant de ramener la reconnaissance à une lutte à mort alors qu'elle se manifeste bien mieux dans l'amour, et tout le monde sait que les rapports de domination (en couple, dans les groupes, au travail) procèdent quand même assez rarement de véritables menaces de mort et que ce sont plutôt les dominés qui se suicident parfois (comme on l'a vu à France-Telecom entre autres). C'est d'ailleurs conforme à la version donnée en 1805 dans sa Realphilosophie où cette lutte pour la reconnaissance opposait plutôt l'offenseur et l'offensé. Or, dans ce cadre, c'est bien l'offensé qui, opposant le savoir qu’il a de lui-même au savoir que l’autre a de lui, pouvait mettre sa mort en jeu en menaçant de se suicider - et non pas le glorieux dominant qui risquait sa vie. La mort ici s'introduit par le suicide stoïcien mais préfigure l'être-pour-la-mort heideggerien, conscience de soi comme conscience de sa mort et révélant la totalité de son existence singulière ("qui ne peut se montrer que dans la mesure où il engage toute son existence pour sa conservation, où il ne se partage absolument pas. Et la démonstration s’achève uniquement avec la mort") p72.

Dans la version précédente encore, de 1803, plus proche de Schelling, s'il parlait déjà d'une opposition entre le Maître et l'Esclave, ce n'était alors qu'un fait de nature, un donné préalable dépourvu de véritable dialectique et non pas le résultat d'une confrontation cette fois, plutôt lié au travail :

Dans ce reconnaître-ci, l'individu-vivant se tient face à l'individu vivant, mais avec un pouvoir de vivre inégal... Ce rapport - à savoir que l'individu indifférent et libre est l'individu puissant, à l'encontre du différent [assigné à sa différence] - est le rapport de la domination et de la servitude... Il ne faut pas penser ici à une égalité nécessaire. p139 La domination et la servitude appartiennent à la nature. p140

On voit comme Hegel tâtonnait, essayait des combinaisons différentes, se lançait dans des raisonnements alambiqués pour donner une forme dialectique à la question de la reconnaissance qui était déjà considérée par lui comme fondamentale, dès avant la Phénoménologie, sous les trois modes de l'amour (relation affective), de la rivalité (estime sociale) et du Droit (reconnaissance universelle), c'est-à-dire les reconnaissances interpersonnelles, sociales et étatiques (reprises par Axel Honneth). Pour comprendre l'invention de la dialectique du Maître et de l'Esclave, mise en scène improbable de la domination, il faut tenir compte de la raison qu'il en donne, la reconnaissance ne pouvant en rester à l'amour comme reconnaissance mutuelle immédiate, supposée égalitaire. La dialectique exige, en effet, de se séparer en deux côtés (le reconnu et le reconnaissant) pour engager une dialectique historique et en devenir consciente, le vrai étant seulement la contradiction surmontée - Il faut dire que Hegel a une conception de l'amour réciproque assez naïve et dépourvue de dialectique alors que l'amour est à nos yeux plutôt désir de désir, et l'amour ou le désir n'ont pas besoin de la domination pour incarner la dissymétrie essentielle entre aimer ou être aimé, qu'aucun droit ne peut effacer - On a bien là l'exemple même d'une illustration de la dialectique purement dogmatique (ou pédagogique) au lieu d'une description concrète comme il le fera dans les chapitres suivants.

En tant que sujet, il est la pure et simple négativité ; c’est pourquoi il est la scission du simple en deux parties, ou la duplication opposante, qui, à son tour, est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition ; c’est seulement cette égalité se reconstituant ou la réflexion en soi-même dans l’être-autre qui est le vrai – et non une unité originaire comme telle, ou une unité immédiate comme telle. Phénoménologie de l’esprit, t.I p17-18

Il faut maintenant examiner ce pur concept de reconnaissance, de redoublement dans son unité de la conscience de soi, et considérer comment son processus se manifeste pour la conscience de soi elle-même. Ce processus présentera d’abord le côté de l'inégalité des deux consciences de soi, il présentera la rupture de l'égalité et le passage aux extrêmes, qui, en tant qu’extrêmes se sont opposés, l’un des extrêmes étant seulement celui qui est reconnu, et l’autre celui qui seulement reconnaît. p157-158

Ainsi, la dialectique du Maître et de l'Esclave qui part de la reconnaissance de soi dans une autre conscience de soi pour passer à sa négation, ne doit pas être prise comme une expérience réelle de la conscience mais comme une figure type illustrant l'échec de la reconnaissance et la division entre une conscience de soi comme esprit, supérieur à la vie biologique, et la prise en charge de la vie matérielle par l'esclave dont la soumission, le contrôle de soi et de son travail se révéleront plus décisifs que la domination et sa lutte sanglante, initiant une dialectique historique libératrice. Sinon, une telle confrontation personnelle a bien pu se produire ici ou là mais n'est pas un événement historique, l'appartenance à l'aristocratie étant le plus souvent héréditaire et l'esclavage résultant de l'asservissement de populations vaincues (mais il y a aussi l'esclavage pour dette).

Le sujet ici aussi n'est pas l'individu tel qu'il est décrit mais plutôt un esprit collectif et historique plus flou, relevant d'une évolution cognitive générale (et que l'esprit d'un peuple ne peut contenir). Même la reconnaissance interpersonnelle est un fait social et le crédit donné à cet épisode assez limité de la Phénoménologie ne laisse pas d'étonner, sans doute parce qu'on admire chez un philosophe surtout ses inventions trompeuses. Il est vrai qu'il est supposé enclencher la dialectique historique d'une conscience pour l'autre d'abord dans la morale, où il s’agit pour le Moi de s’identifier à soi en l’autre pour revenir à soi, puis dans la politique, chapitres souvent remarquables de justesse et qui sont les véritables nouveautés ici mais ne sont pas plus réductibles à une conscience individuelle (qui peut en vivre quelques affres) alors qu'il s'agit bien d'un apprentissage historique et de contradictions qui n'ont rien de contingentes mais par lesquelles il faut passer. Tels qu'envisagés, les trois modes de reconnaissance se présentent comme les moments d'une dialectique passant de l'amour au conflit puis au Droit, sauf que le conflit n'est pas tant une lutte individuelle qu'une compétition sociale où la scission entre reconnu et reconnaissant, éprouvant l'autonomie de chacun, devenue conscience de soi médiatisée, est supposée finalement aboutir à la reconnaissance universelle du Droit encore plus impersonnelle - sauf que le Droit lui-même n'est jamais tout-à-fait universel, lié à une identité, une appartenance, un Etat, et qu'il n'y a pas de droit à l'amour ni à la célébrité.

Il ne s'agit pas de minimiser les conflits meurtriers et le rôle omniprésent de la conscience de la mort, avec l'obsédante possibilité du suicide accompagnant notre existence - conscience qu'on s'empresse de vouloir refouler par quelque mantra magique - simplement, cela ne justifie pas la valorisation morbide de la mort qu'affectionnent les pouvoirs militaires et les romantiques attardés. Surtout, le point important, c'est que ce n'est pas la mort qui fait l'histoire ni le triomphe de la volonté mais le développement et l'affrontement de puissances matérielles qui ne peuvent se mesurer qu'en s'affrontant. C'est le renversement qu'il faut faire de l'idéalisme hégélien en matérialisme dialectique. Il n'y a pas d'autonomie de l'esprit, ce ne sont pas les idées qui font l'histoire ni le conflit des identités ou des civilisations mais le progrès des puissances matérielles et leurs contradictions ou inégalités. Le système de production est plus décisif que les rapports de production qu'il instaure, validant après-coup les progrès de la rationalité (de la techno-science et du Droit). Ce n'est donc pas dire que l'idée n'y a pas sa part, notamment par la rationalisation et le progrès technique, mais que le réel extérieur en décide après-coup selon le principe de la sélection naturelle, morts et destructions permettant l'évolution en dégageant la place de l'adaptation au réel rencontré qui seul donne un contenu à l'histoire. Même pour Hegel, ce n'est pas l'idée qui mène le monde mais les passions folles qui l'agitent et finissent pas se rendre à la raison, c'est-à-dire au réel de l'idée effective.

Ce n’est pas l’idée qui s’expose au conflit, au combat et au danger ; elle se tient en arrière hors de toute attaque et de tout dommage et envoie au combat la passion pour s’y consumer. (La raison dans l’histoire, p129)

Il est indispensable de distinguer deux moments dialectiques différents qu'il ne faut pas confondre, celui de l'opposition extérieure et de la division intérieure, d'une dialectique qui se règle sur la réalité effective, son feed-back, ou qui évolue par ses contradictions internes. Ainsi, la moralité semble bien avancer à partir de ses contradictions internes mais qui, justement, aboutissent à reconnaître l'impuissance de la morale et sa nécessaire réalisation politique qui se heurte cette fois plutôt à des oppositions extérieures et des puissances matérielles (militaires, économiques voire écologiques). Il faut notamment réaffirmer que la négation (le conflit, la réaction) est bien le moteur effectif de la dialectique (la guerre père de toutes choses), l'épreuve du réel qui n'est pas donné d'avance à une connaissance n'ayant pas d'accès direct au réel et qui doit sans arrêt corriger ses erreurs. L'Esprit n'est pas intuition immédiate mais séparation de la conscience et de son objet (séparation du mot, de l'information ou de la perception avec la chose), apprentissage pas à pas (progrès cognitifs relevant de l'évolution de la vie et des sociétés dans leur lutte contre l'entropie, toujours locale et limitée).

Enfin, malgré l'interprétation des mythes et religions comme une forme de conscience de soi collective dans des représentations symboliques, l'image qu'une société se donne d'elle-même, on peut y voir plutôt la manifestation des capacités du langage narratif de délirer, en ayant réponse à tout, en même temps que leur fonction identitaire (les mythes servant pour chaque tribu à se différencier par ses convictions des mythes des tribus voisines). Si on peut y voir un progrès de la raison dans l'histoire, y compris pour les religions, c'est à sortir de l'obscurantisme primitif et des superstitions de récits collectifs qui n'ont rien d'une vérité originelle. Il est clair que cela ne se situe pas non plus au niveau individuel. L'esprit peut bien être identifié à la nature qui prend conscience de soi mais à partir de sa complète ignorance et de fictions fantaisistes qui certes donnent sens à la vie commune mais se cognent au réel, dévoilant petit à petit leurs illusions.

On pourrait continuer, et il faudrait certes soumettre tous les énoncés des philosophes à leur critique minutieuse séparant le vrai du faux, tâche infinie qui nous dépasse et qui est le travail du temps, ce pourquoi la critique doit porter en premier lieu sur des enjeux actuels, ou qui nous semblent tels, comme la dialectique historique en cours sur laquelle il ne faut pas appliquer dogmatiquement les supposés principes (encore moins pour justifier des idéologies réactionnaires) mais dont on doit essayer de comprendre les enjeux et la dynamique effective - même si c'est toujours avec un temps de retard et qu'on doit admettre qu'on sera inévitablement dépassés et contredits par un avenir qui ne nous appartient pas.

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