L’avenir du développement humain comme libertés concrètes

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On le sait, notre avenir n'est pas assuré tant qu'on ne prendra pas les mesures qui s'imposent pour ne pas nous précipiter nous-mêmes dans l'abîme. On a d'ailleurs commencé depuis peu à réagir devant la multiplication des catastrophes mais on est encore loin de compte. Il faudrait indéniablement une transformation profonde de l'économie pour qu'elle devienne plus soutenable à long terme et affronte le pic démographique mais cela n'a rien de facile et surtout prendra beaucoup de temps. Ce n'est pas ce qui nous sauvera à court terme. Vu l'urgence, il faut se persuader que ce sont des mesures immédiates ciblées et planétaires qui peuvent réduire le réchauffement en cours, en se concentrant sur les plus gros pollueurs, et non un changement radical d'économie à l'échelle de la planète. Il est trop tard. Cela n'empêche pas que ce changement se fera sur le long terme et qu'il est même amorcé depuis plusieurs décennies au nom du développement humain, sans qu'on en prenne toute la dimension véritablement révolutionnaire dans un contexte d'unification planétaire et du passage à l'économie numérique aussi bien que locale.

Impossible de se cacher comme l'avenir est lourd de menaces, pas seulement écologiques. S'il est peu probable qu'on sombre dans un chaos total à la Mad Max, il n'a rien d'impossible qu'on connaisse des années très régressives de tentations autoritaires face à l'immigration massive et la concurrence mondialisée, ces dérives fascisantes s'ajoutant à la multiplication des catastrophes climatiques ou pandémiques. On peut redouter aussi les tensions internationales, les jeux de puissances nucléaires, la lutte pour l'hégémonie (l'affaiblissement de la puissance dominante). En attendant, on peut remarquer que la coopération entre les Etats, bien qu'insuffisante, n'est pas absente malgré tout sur les enjeux planétaires, qu'ils soient écologiques, économiques ou épidémiques, Etat universel et homogène en construction depuis longtemps en dépit des rivalités géostratégiques

Les raisons de désespérer ne manquent pas et pourtant, depuis toujours, derrière le théâtre sanglant un peu trop réel de l'Histoire, des progrès sont en marche malgré tout, non seulement le progrès des sciences et techniques mais effectivement de l'unification planétaire quoiqu'on en pense, progrès de la civilisation et des droits individuels ou sociaux, notamment des droits des femmes aujourd'hui. L'ONU n'est pas aussi insignifiante qu'il peut y paraître (ce dont Stéphane Hessel m'avait convaincu). Des organisations comme l'OMS ou le GIEC incarnent véritablement cette unité planétaire déjà effective malgré les résistances nationalistes ou souverainistes. Elle est effective aussi dans une économie mondialisée pilotée par les banques centrales qui, après l'épreuve de crises systémiques, nous ont sorti "naturellement" d'un néolibéralisme sauvage, de marchés prétendus autorégulés, pour revenir au système keynésien de politiques macro-économiques réactives. Enfin, l'accélération technologique et les réseaux numériques fournissent l'infrastructure de l'homogénéisation du monde (et de sa division en tribus) alors que l'intelligence artificielle devrait mener (comme les sciences) à des convergences idéologiques et des solutions universelles (adaptées aux réalités locales).

Il n'y a aucune chance que tout se passe bien mais, comme le XXe siècle aura vu le pire et le meilleur - massacres de masse et progrès sociaux substantiels -, il se pourrait que, malgré les catastrophes annoncées qu'il faudra affronter, le XXIe siècle soit bien meilleur que prévu sur le plan des droits humains, du travail et des libertés concrètes. Un monde unifié écologiquement, économiquement et numériquement peut changer la donne. Certes, on n'en n'est pas encore tout-à-fait là et on a toujours tort de trop espérer, la réalité reste rugueuse, les relations humaines difficiles, douloureuses voire violentes. Il y a quand même de réels progrès en cours par rapport à notre ancienne barbarie envers les femmes, les pauvres, les immigrés, les racisés. L'avenir pourrait n'être pas si désespérant, et pas seulement catastrophique, si enfin triomphaient l'écologie, le féminisme, l'anti-racisme et le développement humain ?

Ce n'est pas en tout cas par pure utopie, ni sans raisons impératives, que la notion de développement humain s'est imposée au cours des décennies précédentes notamment avec l'indice de développement humain. Si dès 1975 Jacques Robin ("De la croissance économique au développement humain") en faisait déjà la promotion, c'est en 1990 que le terme a été adopté par l'ONU puis c'est Amartya Sen (prix Nobel 1998, ayant travaillé pour la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour le développement) qui l'a théorisé comme développement des "capabilités" (!) des individus, c'est à dire de leurs libertés effectives, développement des capacités d'action et de possibilités effectives, libertés qui ne sont pas données par la nature ni purement formelles mais sont une production sociale très concrète (formation, revenu, santé, financement). Pour Sen, "Il n’y a de développement que par et pour la liberté", passage de la liberté théorique à la liberté pratique, des libertés formelles, juridiques, aux liberté réelles.

Il faut réaliser ce que représente la conversion au point de vue du développement humain en termes de libertés d’action, de capacités à faire. C'est un renversement complet par rapport aux conceptions classiques de l'économie et du salariat. On retrouvera de façon exemplaire cette nouvelle logique dans les "territoires zéro chômeurs", basés sur les préférences individuelles au contraire des politiques du workfare (de la mise au travail forcé des chômeurs). L'impact en reste marginal à ce jour mais ces tendances témoignent clairement d'un renversement complet de l'idéologie libérale qui faisait de l'individu, considéré autonome par "essence", le seul responsable de sa situation, alors que le développement humain affirme, tout au contraire, que l'autonomie doit être produite socialement (pas seulement par la famille) et qu'il est de l'intérêt collectif de développer les compétences et talents de chacun. C'est d'autant plus indispensable dans l'économie numérique valorisant le travail passion hyper-spécialisé mais laissant moins de place aux travailleurs non qualifiés devenus "inemployables" à un salaire acceptable.

Il ne s'agit pas de prétendre que la conversion humaniste du capitalisme serait totale mais une autre manifestation de ce changement de paradigme, c'est la prise en compte si récente du véritable coût du chômage, intégrant le manque à gagner privant l'économie d'un apport précieux. Il peut sembler qu'on découvre tout-à-coup qu'il est de l'intérêt de tous d'aider chacun à ne pas échouer dans ses entreprises qui sont positives pour la société et d'aider les perdants à se relever ! La réelle nouveauté, c'est que, ce qui n'était que sermons sans conséquence est maintenant un souci économique assumé, ceci parce que c'est une nécessité du numérique, de la formation, de la participation interactive (pour assurer le circuit des flux). Il ne faut pas y voir une révolution brutale et pleinement consciente mais, plus subtilement, que les précédentes justifications de l'inhumanité du passé ne tiennent plus devant l'évolution technique et le mouvement de démocratisation ou de métissage qui se poursuit.

A plus court terme, le succès du développement humain devrait se trouver renforcé par l'entrée dans un nouveau cycle d'inflation et de croissance qui n'est pas sans problème mais qui devrait réduire drastiquement le chômage et donc les salariés disponibles. Ceci d'autant plus que, bien avant le pic démographique, nous aurions déjà atteint le premier stade de la décroissance avec le pic des travailleurs (aussi bien en Europe qu'en Chine) à cause de la transition démographique, du vieillissement de la population d'un côté et l'allongement de la formation de l'autre. Ce nouveau rapport de force entre travail et capital engendré par ce manque de bras (malgré tous les robots et automates) devrait favoriser l'immigration mais surtout le bien-être dans son travail et son entreprise pour garder ses salariés, et donc la prise en compte des aspirations de chacun, le plaisir étant devenu un facteur de production - jusqu'à brouiller la séparation entre travail et loisir, vie de bureau et vie privée. Parler d'une économie du sens est un peu exagéré mais relativement pertinent pour l'investissement dans son travail et dans l'optique du développement humain, de plus en plus à l'opposé de la condamnation divine à la souffrance au travail, voire de la subordination. Il est devenu bien clair que ce n'est plus la souffrance du travailleur qui fait la valeur de son travail, ce n'est plus la pénibilité, la désutilité du travail pour lui, qui justifie son salaire comme compensation de son sacrifice, mais bien plutôt la reconnaissance de son utilité, sa productivité, son savoir-faire, son implication.

Si le travail ne disparaît pas, loin de là, et qu'il y en a même trop, de plus en plus envahissant, qu'on manque de candidats dans plusieurs professions, il y a quand même de toute évidence besoin de moins en moins d'actifs. On vit dans une société d'inactifs (retraités, enfants, étudiants, mères au foyer), ce qui n'a pas empêché le chômage massif des 30 dernières années, manifestant qu'il y avait donc encore un surnombre d'actifs ! Un revenu garanti, qui s'impose dès lors qu'on passe de la sécurité sociale au développement humain, générerait sans doute une classe supplémentaire d'inactifs, à l'importance difficile à évaluer, mais, bien qu'ils aggraveraient encore un peu la pénurie de main-d'oeuvre, ces assistés, condamnés par toutes les droites, pourraient avoir pourtant eux aussi un effet bénéfique sur la société, notamment sur le long terme (formations et recherches au long cours, expérimentations, eSport, jeux, politique, associations, dévouement, etc). En tout cas, les projets de revenu minimum inconditionnel se multiplient un peu partout et seront plus faciles à financer avec un chômage en recul.

J'y insiste depuis longtemps, bien que nécessaire, un revenu garanti n'est pas suffisant et doit être complété par les institutions du travail autonome et de l'économie locale, qui font partie des institutions de base du développement humain. J'ai défendu pour cela des coopératives municipales mais qui peuvent prendre d'autres formes, éclatées en différents organismes et plateformes numériques. On peut du moins raisonnablement espérer que le développement humain finisse par rendre l'économie moins insoutenable en sortant du productivisme, du simple fait qu'il permettrait à plus de gens de s'affranchir du salariat sans perdre leurs droits sociaux et qu'il donnerait une large place aux services et au local.

Tout cela n'est pas assuré. Même s'il imprime déjà sa marque, le développement humain est une tendance à long terme, plus qu'une réalité présente, et peut subir de nombreux revers. Ce n'est pas non plus de la science-fiction pour autant mais une réelle possibilité de notre avenir au milieu du désastre (et de la solidarité des catastrophes). Il s'agit de prendre au sérieux le fait que la liberté n'est pas donnée ni sans cause, qu'elle n'est pas naturelle ni expression de soi ("devenir ce qu'on est" !) mais qu'elle est bien une liberté conditionnée par l'environnement et des moyens matériels ou humains, conditions sociales nécessaires pour améliorer ses compétences, valoriser ses points d'excellence, ses talents ou juste le plaisir qu'on prend à les exercer. Cet objectif social de développement humain se distingue bien d'un développement personnel individualiste et ne se réduit ni au revenu garanti ni même aux institutions du travail autonome, ce nouveau paradigme devant irriguer toute la société. Ainsi, de façon inattendue, il se trouve dès maintenant pris en charge par de plus en plus d'entreprises considérant leur personnel comme leur principale richesse, constituant possiblement l'avant-garde d'un avenir du travail plus humain peut-être - mais pas pour tous comme toujours ?

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