De la sécurité sociale au développement humain

Les grandes mutations historiques des modes de production génèrent de fortes tensions sociales avec les exigences contradictoires de défense des avantages acquis et d'adaptation aux nouvelles forces productives. Alors même que nos droits sont grignotés de toutes parts il parait insensé de céder en quoi que ce soit sur des avantages conquis de haute lutte par nos pères. Ce n'est pourtant pas cette molle barrière de résistances dispersées qui peut empêcher de les perdre malgré tout, mais cela participe à renforcer l'exclusion et la précarité qu'on refuse de prendre en compte (pour ne pas la "cautionner" !). Toutes les conditions ont changé, on ne peut se suffire de réajustements mineurs. C'est bien le système qu'il faut repenser sur d'autres bases et globalement, dans un New Deal qui puisse nous rassembler et permette la convergence des luttes, convergence indispensable pour faire nombre et peser contre le poids des intérêts à court terme. Il n'y aura pas d'opposition syndicale efficace et crédible sans un projet alternatif global de "refondation" des protections sociales. La transformation nécessaire est d'une telle ampleur qu'il faut atteindre une masse critique élevée pour adopter cette profonde réorganisation de la société qui s'impose. C'est une véritable révolution dans laquelle il faut s'engager. Loin des crispations syndicales et des revendications à courte vue, c'est la nouvelle logique à mettre en oeuvre que nous allons tenter d'esquisser dans cet article, mais il faut d'abord essayer de comprendre la logique qui a présidé à la création du système actuel.

Bismarck et Beveridge
http://www.assedic.fr/unijuridis/index.php?idarticle=2598&chemin=2468|2515|2524|

L'avènement du capitalisme et de la société industrielle s'est caractérisée dès l'origine par une explosion de la misère sociale, ce qu'on appelait au XIXè siècle la "surpopulation" puis le prolétariat (dépourvu de tout). Bien que cette situation paradoxale ait été dénoncée très tôt[1], ce n'est que lentement que se sont mis en place les protections sociales vitales pour les travailleurs (et soldats potentiels), en commençant par les accidents du travail et les mutuelles ouvrières jusqu'à se constituer en systèmes dans les années 1930 (fascisme, New Deal, 1936) et prendre dans l'immédiat après-guère les formes que nous connaissons encore. On distingue, dans les systèmes de protections sociales européens, deux logiques bien différenciées, au moins à l'origine : le système allemand (Bismarck) et le système anglo-saxon (Beveridge) :

- En Allemagne, entre 1880 et 1890, le chancelier Bismarck a lancé l'idée des assurances sociales, afin de faciliter le passage à l'état industriel, prendre en compte les idées sociales et asseoir l'unité nationale.

Le système "Bismarck", est appliqué par l'Allemagne et l'Europe centrale. Il se rapproche donc d'un système d'assurances : il est fondé sur le remboursement de prestations fournies par des praticiens librement choisis, et financé par des cotisations préalables. L'ouverture de droits aux prestations dépend de la qualité de cotisant de l'intéressé (et donc de ses revenus). La nouveauté fondamentale réside dans le caractère obligatoire et national de ces assurances et leur gestion par les partenaires sociaux.

Le système français est inspiré de Bismarck, mais il est en train de dériver vers le système "Beveridge".

- Le Britannique Lord Beveridge[2] pose, en 1942, les  trois grands principes d'un nouveau système de protection sociale: l'universalité, une couverture pour tout le monde; l'uniformité, une aide identique pour tous (ouvriers et cadres supérieurs perçoivent les mêmes montants) sous la forme de prestations en espèces (indemnités maladie, allocations chômage, retraite), ainsi que de services gratuits; enfin l'unicité, tous les risques doivent être couverts par un système unique.

Le principe d'unité s'applique à l'organisation du dispositif et consiste à unifier tous les régimes d'assurances sociales en un système d'assurance nationale placé sous une autorité unique. Cette unité de gestion s'explique par l'universalité du système de protection mis en œuvre.

Il résulte du principe d'universalité, une extension du champ d'application et une continuité de la protection tout au long de la vie, "du berceau à la tombe".

Le principe d'universalité, principale contribution de Beveridge à la conception moderne de la protection sociale, plaide pour une extension de la protection à tous les citoyens et à tous les risques sociaux. Les personnes protégées cessent d'être déterminées exclusivement par l'appartenance à la classe des travailleurs salariés. C'est désormais l'ensemble des citoyens qui est couvert mais c'est une "universalité sélective" malgré tout différenciant notamment travailleurs salariés (classe I), femmes au foyer (classe III) et personnes âgées (classe VI).

Le principe d'uniformité témoigne du refus d'introduire dans le domaine de la protection sociale les disparités de revenu. L'objectif principal du système de sécurité sociale est de garantir une protection égalitaire de base, et non de garantir le niveau de vie antérieur. L'amélioration éventuelle du niveau de protection est laissée à l'initiative des intéressés et relève de l'assurance privée (plus le niveau de protection "égalitaire" est bas plus cela renforce le poids des assurances et donc des inégalités).

Le système "Beveridge", est appliqué par l'Angleterre, la Scandinavie, et l'Europe méditerranéenne. Il est donc gratuit, financé par l'impôt, géré par l'État, et contrôlé par le parlement. Le patient n'a pas le choix de son praticien ou de son hôpital. C'est la médecine nationalisée.

Le paradoxe, c'est que cette dernière conception, d'inspiration libérale, débouche sur un système étatisé basé sur le service public, l'impôt et l'universalité (avec des arguments identiques à ceux des partisans libéraux d'un revenu d'existence très insuffisant favorisant le travail sous-payé et qui s'oppose complètement à un revenu garanti suffisant favorisant la hausse des salaires). De même, la conception étatique de la protection sociale met en place un système basé sur les cotisations sociales (la taxation du travail) et le remboursement d'une médecine "libérale" ! On peut conclure de cette histoire, comme Bernard Friot, que "ses acteurs l'ont écrite en la théorisant à rebours de ce qu'ils créaient" 46. La contradiction s'estompe pourtant un peu si on constate que la sécurité sociale bismarckienne reprend une logique d'assurance sociale alors que le filet de sécurité beveridgien, qui est de l'ordre de l'assistance sociale, a le souci de ne pas entrer en concurrence avec les assurances privées, de ne pas prendre leur place, mais de créer au contraire des conditions favorables à leur développement, le marché qui devant rester dominant :

L'organisation de l'insécurité sociale

"La protection de l'assistance doit être ressentie par la personne comme étant moins favorable que la protection par l'assurance ; sinon l'assuré n'aura droit à rien en contrepartie de sa contribution. (C'est pourquoi) l'assistance donnera lieu à une justification des besoins et à examen des ressources ; elle sera soumise également à des conditions de comportement dont l'objectif sera d'accélérer la restauration des moyens d'existence". (Rapport Beveridge de 1942, n° 369)

Depuis Burke, De Foe, Malthus, Spencer, Bentham, etc. c'est une constante de la pensée conservatrice et libérale anglaise de critiquer les "lois sur les pauvres" (cf. Karl Polanyi, La grande transformation, p152), au prétexte que secourir les pauvres c'est les multiplier et contrarier les mécanismes d'auto-régulation du marché du travail. Dès lors, derrière la mise en place de mécanismes de sécurité sociale, il faut être attentif à ce qui est une véritable construction de l'insécurité sociale sous couvert d'incitation, de responsabilisation ou de lutte contre la fraude. Il ne s'agit en aucun cas des ratés d'un système mais d'une volonté affichée de contraindre les pauvres à travailler à n'importe quel prix et de garder la pression de la misère sur les salariés. Nombre de "concepts" libéraux vont dans ce sens, que ce soit la réduction du travail à une "désutilité", l'assimilation d'un revenu minimum à une "trappe à pauvreté" ou le lien supposé entre baisse du chômage et reprise de l'inflation (NAIRU : Non Accelerating Inflation Rate Unemployement). A chaque fois, le souci de l'économiste et du gouvernement, c'est bien qu'il n'y ait pas trop de sécurité sociale. L'organisation de l'insécurité sociale se révèle donc un facteur déterminant dans les politiques sociales, à l'exception notable des pays scandinaves qui ont prouvé au contraire le caractère productif d'un niveau élevé de protection, ce qui est la seule véritable rupture, celle d'une logique de développement humain. Sans comprendre le souci constant de laisser peser le poids de l'insécurité sur les plus pauvres, on ne comprend pas la crise structurelle des régimes de protection sociale dans les pays libéraux, ni leur fonction de contrôle des populations, de normalisation et d'intégration (au salariat). Les différents systèmes de protection partagent des visées similaires d'intégration sociale, pour Bismarck d'intégration à l'industrie et à la nation, pour Beveridge l'intégration au marché du travail. C'est pourquoi, malgré leurs logiques opposées, l'écart n'est pas si grand dans leurs effets.

"On observe un effet de mise en dépendance par intégration et un effet de mise en dépendance par marginalisation ou par exclusion. [...] Tout un dispositif de couverture sociale, de fait, ne profite pleinement à l’individu que si ce dernier se trouve intégré, soit dans un milieu familial, soit dans un milieu de travail, soit dans un milieu géographique." Foucault, "Un système fini face à une demande infinie", Dits et Ecrits.

L'insécurité sociale ne peut donc être considérée comme une série de risques extérieurs au système et encore moins, comme semble le suggérer Robert Castel dans son dernier ouvrage sur l'insécurité sociale, comme résultant de la quête illusoire d'une sécurité infinie dans une société rendue trop confortable et trop individualiste. Comme le montre l'exemple récent des chômeurs "recalculés", la misère ne tombe pas du ciel mais est le résultat de décisions administratives, d'autant plus ravageuses que les chômeurs sont plus "intégrés", c'est-à-dire rendus plus dépendants de ces protections (s'imagine-t-on qu'à ne plus les payer ils vont retrouver un emploi ? Ce serait pensable si on était en période de plein emploi, dans le contexte d'un chômage de masse c'est condamner les gens à la mort sociale).

La cotisation ou l'impôt (Bernard Friot)

Ce caractère ambivalent de la sécurité sociale ne peut être assumé là où elle apparaît comme une conquête sociale et non pas une libéralité du gouvernement ou une institution purement économique. En France, les luttes syndicales ont voulu mettre en place, avec les conventions collectives notamment, les bases d'une société salariale sans marché où le travail est un statut, une norme sociale et non pas une marchandise évaluée individuellement. A l'opposé du marché du travail auto-régulé, c'est donc la transformation du salariat en statut. Le salaire ne doit pas y représenter une performance ni une particularité individuelle, mais un barème de convention collective (échelle des salaires qui n'est pas égalitaire mais hiérarchique, selon les diplômes ou l'ancienneté). C'est le sens de la formule "à travail égal, salaire égal". Dans cette conception du monde, les syndicats sont supposés pouvoir équilibrer le pouvoir des actionnaires et subvertir la logique du profit qui est pourtant la base du capitalisme salarial ! En fait, les différences de rapports de force entre syndicats et direction génèrent de très grandes inégalités selon les entreprises où l'on travaille.

Cette utopie permet à Bernard Friot de surévaluer le mode de financement de la sécurité sociale. Ce qui serait déterminant pour la logique d'ensemble serait le fait d'utiliser soit l'impôt, soit la cotisation sociale. Les anglais utilisent l'impôt pour ne pas intervenir sur le marché du travail (supposé parfait) alors que les cotisations augmentent le coût du travail et s'opposent avec toutes sortes de réglementations, de minima (smic), de barèmes, au fonctionnement du marché du travail. Les cotisations matérialisent la prédominance du social sur l'économique et l'opposition à la réduction du travail à une marchandise. C'est justement ce qui constitue aux yeux des libéraux la contre-productivité des cotisations sociales qui est considéré comme leur vertu aux yeux des syndicats. Dans cette optique le plus insupportable, ce ne serait pas le développement de la précarité ou du chômage mais le RMI et la CSG par lesquels nous vendrions notre âme !

"Ce qu'il faut expliquer, quand on étudie la protection sociale française, ce n'est pas son caractère assurantiel ou assistantiel, c'est le fait que cette assurance est financée par le salaire et non par l'impôt ou l'épargne" 51.

"Passer de la cotisation salarié à la contribution sociale généralisée ou d'une cotisation patronale assise sur le salaire à une contribution modulée selon la valeur ajoutée, ce n'est pas un changement de tuyau et de robinet dans la machinerie fiscale, c'est le passage d'une logique de salaire à une logique de fiscalité, c'est un changement de système" 49.

Cette position semble d'autant plus absurde que Lord Beveridge conseillait de financer les dépenses sociales par des cotisations proportionnelles aux revenus, et non par l'impôt! Certes, la logique libérale de protection sociale est destinée à permettre la mobilité des travailleurs, leur reproduction et d'assurer l'existence d'un marché du travail "libre", sans entrave. Mieux qu'un palliatif, c'est ce qui doit permettre au travail d'être sous-évalué. Non seulement le recours à l'impôt est destiné à ne pas augmenter le coût du travail, mais la sécurité sociale doit permettre qu'il soit payé en dessous de son coût (en dessous du coût de reproduction du travailleur). A l'opposé, la logique étatiste valorise le travail en imposant son coût réel de reproduction, qui doit donc être intégré aux prix, ce qui favorise l'automation et les hausses de productivité (la Grande-Bretagne a une productivité plus basse que la nôtre) mais cela favorise aussi le chômage, on ne le sait que trop. Les bienfaits de la cotisation, selon Bernard Friot, supposent qu'on vive dans un monde de conventions collectives, de salaires non individualisés, de statut professionnel, d'absence de marché du travail enfin. Ce n'est pas (plus) du tout le cas et dans le cadre actuel, la cotisation sociale non seulement perd son rôle de stabilisateur et d'internalisation des coûts sociaux (formation, santé, retraite, famille) mais elle renforce les effets pervers du système, notamment les inégalités de droits qui résultent de la logique assurantielle, proportionnelle aux cotisations et donc aux revenus.

La précarité grandissante condamne une logique multipliant les exclus en liant trop étroitement droits et protections sociales à des emplois devenus de plus en plus intermittents (Au-delà de l'emploi, A. Supiot). On est donc bien obligé d'universaliser la couverture sociale sans renoncer pour autant à l'internalisation des coûts sociaux ou écologiques, ni à lisser les revenus en garantissant une relative stabilité du niveau de vie quand c'est possible, mais ces 3 mécanismes ne peuvent plus se confondre.

Au-delà de l'emploi

Dans la constitution des systèmes de sécurité sociale, il faut tenir compte du contexte de l'industrialisation de masse et la promotion de la figure du travailleur mais aussi de la menace du fascisme (organisé en corporations) et du socialisme (dont les lois sociales espèrent se protéger). Aujourd'hui toutes les conditions ont changé. Si la cotisation ne peut plus être le seul mode de financement de la sécurité sociale, c'est que la nature du travail a changé et que la précarité multiplie les exclus du système, tous les sans-droits de plus en plus nombreux. Dans le domaine de la santé, les conséquences en sont vite apparues dramatiques, dangereuses pour le reste de la société et pouvant lui coûter très cher en fin de compte. C'est ce qui a pu imposer la CMU, universalisation déconnectant l'assurance maladie du travail et de la cotisation sociale (ce n'est plus une assurance). S'y refuser pour des considérations théoriques aurait été tout simplement criminel, mais c'est bien toute la justification idéologique du système qui a changé.

On peut donc dire que l'arbitrage entre cotisations salariales et impôt (CSG) est déjà tranché dans les faits mais il ne s'agit pas de supprimer toute cotisation sociale. Il faut garder une pluralité de prélèvements même si la part de l'impôt est amenée à prendre une importance grandissante alors que de plus en plus de secteurs protégés échapperont aux cotisations sans doute. Il y a encore une très grande résistance syndicale à prendre en compte l'impossibilité de fonder désormais les droits sociaux sur un salariat de plus en plus discontinu. Il faut dire qu'admettre le basculement vers un système plus proche de Beveridge met en cause la gestion des caisses par les partenaires sociaux et semble cautionner sa logique libérale. Ce n'est pourtant pas obligatoire puisque tout dépend du niveau des prestations mais c'est bien tout le système qu'il faut repenser, au moins à partir de la féminisation du salariat, sa précarisation, sa diversification et personnalisation.

En devenant majoritaires dans le salariat, les femmes imposent de prendre en compte tout le hors-travail participant à la reproduction sociale. Comme victimes principales de la précarité, constituant la grande majorité des travailleurs pauvres et ne pouvant se constituer des droits suffisants, les femmes rendent indispensable une refonte des protections sociales. C'est parce que le salariat se généralise, en se dégradant, qu'il nécessite désormais une protection universelle, une continuité assurée par l'Etat dès lors qu'elle ne peut plus être assurée par l'entreprise.

L'illusion syndicale arc-boutée sur la conservation des avantages acquis, c'est que cette dégradation du salariat serait provisoire, voire due à la méchanceté patronale ou bien au "néolibéralisme", et qu'une action syndicale résolue pourrait rétablir la situation antérieure. Si on comprend la précarisation du travail comme liée à son caractère de plus en plus immatériel, de moins en moins mécanique, à la part prépondérante des services (qui fluctuent avec la demande), on voit au contraire que c'est l'inadaptation des formes de protection et d'attribution des droits sociaux qui autorisent le développement de cette précarité, et donc que la simple défense du statu quo signifie en fait l'acceptation d'un recul global et continu des droits dans notre société alors qu'il faudrait les adapter pour favoriser la mobilité des travailleurs et les protéger des aléas entre différents emplois, permettre la reproduction du travailleur au-delà de ses heures salariées et du travail directement productif. Puisqu'on ne peut plus assurer un emploi continu sur toute la vie, il faut rendre cette précarité économique supportable et ne pas la transformer en précarité sociale empêchant toute projection dans l'avenir.

L'économie de l'information

Nous sommes entrés dans une ère complètement nouvelle, de nouvelles forces productives auxquelles les anciens rapports de production se révèlent inadaptées. On assiste à une plus ou moins rapide substitution de l'information à l'énergie, à la transformation du travail dont la dimension cognitive et affective prend le dessus sur la simple force de travail qu'on pouvait mesurer en heures salariées (un temps de subordination). Au contraire, on exige désormais d'atteindre ses objectifs de façon plus ou moins autonome et discontinue. Grâce à l'information et la rétroaction, les régulations se multiplient dans tous les domaines et la production se règle désormais en grande partie sur la demande en "temps réel", subissant en contre-coup ses fluctuations sous forme de flexibilité et de précarité grandissantes (le facteur humain servant de variable d'ajustement dans les "flux tendus" ou les services qui ne peuvent se stocker). Les revenus ont perdu toute proportionnalité, toute échelle de valeur entre des vedettes (ou des actionnaires avisés) qui touchent des fortunes disproportionnées, et la masse des créatifs, des chercheurs, des enseignants, des intermittents, des "intello-précaires" (ou des infirmières) dont la fonction est dangereusement dévalorisée alors que leur importance ne cesse de croître dans la production des nouvelles richesses.

Une logique économique fondée sur la rareté, l'insécurité, la compétition, l'individualisme et la productivité immédiate se révèle complètement inadaptée à une économie cognitive fondée sur une surabondance d'informations, sur la coopération (logiciels libres), une productivité statistique et l'investissement dans le long terme. Dans cette optique, le renouvellement de la sécurité sociale et son universalisation, loin de se résumer à un filet minimal libéral ou une indemnisation de la précarité, constitue la base d'une réorientation de l'économie vers le développement local et humain pour répondre à la rupture majeure produite par l'émergence de l'ère de l'information. Ce qui compte, ce ne sont pas les procédures pratiques changeantes, ni même les moyens de financement, ce sont les finalités qu'on se donne. Nous ne pouvons plus nous situer dans le cadre productiviste et industriel mais dans celui de l'écologie et de l'ère de l'information, c'est-à-dire d'une réorientation de l'économie vers le développement local et humain.

Le développement local et humain

La discontinuité des emplois, liée répétons-le à l'ère de l'information et au basculement des emplois de l'industrie aux services, nécessitera en premier lieu un revenu garanti suffisant et plus ou moins universel pour sauvegarder ou développer les capacités de chacun. Le caractère "suffisant" du revenu garanti est ce qui l'oppose complètement au revenu d'existence libéral. C'est une rupture majeure avec l'insécurité sociale organisée, comme tout le monde le souligne, au point que c'est de l'ordre de l'impensable ! mais, au-delà du revenu garanti, il faut prendre conscience que nous entrons avec l'économie immatérielle dans une toute autre logique que celle de la productivité à court terme puisque nous avons besoin désormais d'un véritable développement humain (au sens d'Amartya Sen), ce qui implique une logique d'investissement dans l'individu et le long terme, le développement de ses capacités et de son autonomie, c'est-à-dire aussi de sa productivité (son "employabilité"). Il y a bien d'autres raisons qu'économiques pour souhaiter un développement humain mais il n'est pas inutile de souligner à quel point l'économie actuelle l'exige déjà et ne pourra plus s'en passer à l'avenir. L'ère de l'information c'est l'ère des régulations, de l'écologie et d'une économie cognitive mais c'est tout autant l'ère du développement humain (certains disent du "capital humain"), de formations différenciées, de trajectoires multiples, de la pluralité des choix de vie et de la valorisation des capacités les plus spécifiques (travail-virtuose, travail-passion, travail-social). C'est une toute autre perspective que le salariat de masse ou qu'une croissance énergétique insoutenable. S'il y a donc bien encore un renforcement de l'individuation et de l'autonomie (des femmes notamment), cela ne peut se faire qu'à sortir de l'individualisme en renforçant coopération et protections sociales ("Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant" Jacques Robin, Changer d'Ere, p204).

La notion même d'assistance devient universelle (dans les communications et les savoirs, on s'assiste toujours mutuellement). Il n'y a donc plus d'assistés stigmatisés comme tels, auxquels s'opposent ceux qui ont les moyens de leur autonomie. Une "société d'assistés" n'est pas si honteuse que certains le prétendent, dès lors qu'on ne se réduit pas au misérabilisme et au minimalisme ; c'est au contraire ce qu'implique toute politique de développement humain d'une façon ou d'une autre. Dans une économie de surproduction hypertechnicienne qui valorise autonomie, innovation et mobilité, on peut même parler d'une "inversion de la dette" entre l'individu et la société puisqu'on passe d'une logique d'assurance (proportionnelle aux cotisations et aux revenus passés) à une logique d'investissement (formation, valorisation, échanges) où l'accent se déplace de l'exploitation d'un capital humain à sa constitution et sa préservation sur le long terme. Dès lors que ce n'est plus la force de travail et la peine qui sont productives, il s'agit de cultiver les richesses humaines, donner les moyens de la valorisation et de la reconnaissance sociale, investir dans l'avenir et un projet global (finalités humaines opposées à l'entropie, aux menaces naturelles, économiques ou sociales). C'est d'ailleurs un mouvement général : après que les revenus ait été déterminés par le passé (héritage, or, rente, épargne), puis par le présent (productivité, billets, salaire, cotisations), on s'oriente de plus en plus vers l'avenir (formation, crédit, revenu garanti, capital risque).

L'ère de l'information, c'est l'ère de la prévision et de la construction de notre avenir, c'est-à-dire de l'écologie. D'un point de vue écologiste, la sécurité sociale ne saurait se limiter à réparer les dégâts du productivisme. Il faut toujours essayer de remonter aux causes écologiques ou sociales à plus long terme et ne pas se contenter d'en limiter les effets négatifs immédiats. L'universalisation va dans ce sens à condition de ne pas mener à des prestations insuffisantes mais aussi d'être couplée au souci de la diversité et des spécificités locales ou individuelles au lieu de prétendre à tout égaliser par des normes identiques pour tous et tous les territoires. Ainsi la santé ne se réduit pas au développement des services médicaux d'urgence, l'écologie de la santé et du travail sont la clef du succès d'une politique de santé. La qualité de la vie locale est déterminante, l'alternative étant une explosion insoutenable des frais médicaux et la multiplication des prothèses, une plus ou moins complète artificialisation du corps pour s'adapter à une société de plus en plus inhumaine. La diminution du stress et l'amélioration des conditions de travail ou d'environnement devraient redevenir prioritaires dans les luttes syndicales à l'avenir.

C'est au niveau local que devraient être menées une grande partie des politiques sociales et environnementales puisqu'on ne peut séparer santé, qualité de la vie, conditions de travail et possibilités de valorisation sociale. A l'inverse d'une politique de développement uniformisante et destructrice, les politiques de développement local devraient s'appuyer sur les spécificités locales, les compétences disponibles, leur valorisation et la dynamisation des échanges locaux. Cela devrait inévitablement creuser les différences entre territoires mais ce sont des différences qui existent déjà, ne sont pas forcément mauvaises et qui ne sont pas pires que les différences entre entreprises. Il faut bien sûr des systèmes de compensation, une solidarité entre régions, des normes et des réseaux nationaux, européens, mondiaux mais cette dimension locale devrait pouvoir adapter les protections sociales à la pluralité d'acteurs, de modes de vie, de pratiques. Ce qui apparaît surtout, c'est que la politique sociale doit faire partie intégrante de la politique locale et de gestion du territoire. De la même façon que le tiers-secteur devrait s'intégrer au développement local, articulé aux secteurs public et marchand implantés localement, de même la sécurité sociale devrait s'intégrer aux politiques locales en fonction des ressources disponibles, des besoins et déséquilibres locaux. En particulier, la création de monnaies locales et de coopératives municipales vont bien au-delà de la simple assistance sociale, transformation de la communauté démocratique en véritable société d'assistance mutuelle.

Dans ce cadre, la question des cotisations ou de l'impôt semblent bien dépassés, sauf que les cotisations sociales représentent des barrières d'accès à certaines activités et constituent une protection de la concurrence qui n'est pas toujours souhaitable. Non seulement les Systèmes d'Echanges Locaux échappent déjà aux cotisations mais les activités individuelles pourraient être subventionnées (par le revenu garanti par exemple). Dès lors que cela se traduit par une création nette de richesse, on ne peut parler de coût pour ces investissements. Un des intérêts des monnaies locales est le contrôle des coûts et la démonstration concrète de cette création de richesse par simple création monétaire (reproduisant au niveau local ce que les politiques keynésiennes faisaient au niveau national). La monnaie locale non-thésaurisable, comme le Sel, se confond avec un système d'information permettant de mesurer les besoins et d'y répondre. Le difficile ici, étant de fixer les prix sans trop d'arbitraire, le simple échange de temps (time-dollar) étant complètement impossible entre un travail immédiat et tout "travail virtuose" qui demande un temps considérable de préparation et de formation sans aucune proportion avec le temps de la prestation.

Des questions comme celles du financement de la retraite peuvent changer complètement de perspective. Dès lors que l'accent est mis sur l'écologie du travail et l'épanouissement personnel, on peut penser qu'une retraite complète devrait être réservée aux invalides, non pour obliger les autres à travailler jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus, mais parce qu'il est aussi indispensable aux retraités qu'aux chômeurs de garder une activité et une position sociale, ce que le travail procure la plupart du temps. Il faut savoir qu'il y a un pic de mortalité dans les 6 premiers mois de la retraite. Cela devrait être la responsabilité des communes de fournir des activités valorisantes adaptées aux travailleurs âgés (que ce soit dans les coopératives, les associations, les services publics ou le salariat). Il faudrait plus globalement favoriser la réduction progressive d'activité en fonction de l'âge, tout comme la variation du temps de travail tout au long de la vie, selon l'état de santé ou les préoccupations familiales.

On voit qu'on est très loin des débats actuels, hors-sujet dirait-on ! Pourtant il faudra bien s'adapter aux contraintes écologiques ainsi qu'aux nouvelles forces productives. Le problème c'est qu'on n'en est pas du tout à une telle refondation mais dans un conservatisme désespérant et sans issue, accroché à des structures dépassées même si elles sont encore largement majoritaires, en terme de stock, alors qu'au niveau des flux, on ne trouve déjà plus que du travail précaire ne permettant plus d'assurer la continuité d'une carrière ni la constitution de droits suffisants pour la retraite ou le chômage. Les exclus, les chômeurs, les précaires, les intermittents, les travailleurs pauvres sont sacrifiés au salariat actif et protégé, tout comme la lutte contre l'inflation, favorable aux rentiers, se faisait au détriment des chômeurs. Cela ne pourra pas continuer encore longtemps ainsi car tout le monde est menacé par la précarité désormais. Comme pour la CMU, il faudra bien reconnaître la nécessité d'un droit social universel et l'adaptation aux nouvelles forces productives par le développement humain, la garantie du revenu, des monnaies et des coopératives locales. Seulement, pour cela il faudrait adopter un point de vue global, une vision de l'avenir, un projet de société qui manque cruellement, ce qui semble condamner hélas les luttes actuelles à l'échec programmé...

[1] Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821) : "Il apparaît ici que, malgré son excès de richesse, la société civile n'est pas assez riche, c'est-à-dire que dans sa richesse, elle ne possède pas assez de biens pour payer tribut à l'excès de misère et à la plèbe qu'elle engendre" p262

[2] Lord Beveridge - dont les travaux du début du siècle ont déjà conduit à l'adoption d'une loi sur l'assurance maladie, l'assurance invalidité et l'assurance chômage - pose, dans son rapport de 1942, les bases théoriques d'une nouvelle doctrine. Ce rapport constitue une étape fondamentale dans l'histoire de la protection sociale.

W. BEVERIDGE, Social Insurance and Allied Services, Report presented to Parliament by command of her Majesty, november 1942, Agathon Press New York, 1969

- Evolution des dépenses (en Milliards de Franc) :


1960 1995
Famille 4,2 3,6
Maladie 4,5 7,4
Vieillesse 4,5 14,0
Chômage, exclusion 0,2 3,0
Total 13,4 28,0

- Répartition des dépenses

milliards %
Hôpitaux 348 48,6
Médicaments 129 18,2
Médecins 94 13,1
Dentistes 44 6,1

- Dépenses de santé par classe d'âge
(pour 1000 F en moyenne)

   
0-20 ans 300

20-30 ans 500

30-40 ans 700

40-50 ans 900

50-60 ans 1100

60-70 ans 1500

70-80 ans 1800

>80 ans 2100

Jean Zin 06/06/04
http://ecorev.org/spip.php?article272
http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/secu.htm


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